Le ministre allemand de l’Intérieur, Thomas de Maizière, a annoncé, mercredi 31 août, de manière quelque peu impromptue que la police et la Bundeswehr (armée allemande) procéderont en février 2017 pour la première fois à des opérations conjointes sur le plan national. Cela représente à la fois un tournant politique et une violation manifeste de la constitution allemande.
Les opérations militaires sur le sol national avaient été autrefois en Allemagne d’après-guerre un vrai tabou. Il s’agissait de l’une des leçons qui furent tirées du rôle joué par l’armée allemande durant la république de Weimar dans les années 1920 et 1930. En tant qu’État dans l’État, la Reichswehr (l’armée allemande de 1919 à 1935) avait contribué de façon décisive à l’établissement d’un régime autoritaire et à la montée de Hitler.
La décision d’entreprendre des exercices conjoints a été prise au-delà du clivage partisan. À la réunion en question participèrent de Maizière et la ministre de la Défense Ursula von der Leyen (tous deux CDU, Union chrétienne-démocrate) ainsi que le ministre de l’Intérieur de Rhénanie-du-Nord/Westphalie, Ralf Jäger (SPD), et ses homologues de Sarre et de Mecklenbourg-Poméranie occidentale.
Les exercices se dérouleront tout d’abord dans quatre Länder : en Bavière, qui est gouvernée par le parti frère de la CDU, l’Union chrétienne-sociale (CSU) : en Rhénanie-du-Nord/Westphalie et à Brême qui sont gouvernés par une coalition SPD/Verts ; ainsi qu’en Bade-Wurtemberg qui est dirigé par une coalition entre les Verts et la CDU menée par le ministre président Winfried Kretschmann (parti des Verts). D’autres Länder ont également fait part de leur intérêt.
Par crainte d’une massive opposition populaire, l’ensemble des partis tiennent à éviter tout débat public sur l’utilisation de la Bundeswehr. C’est pour cette raison qu’ils cherchent à banaliser l’importance politique et les implications historiques de cette mesure.
Ils invoquent l’article 35 de la constitution qui régit la prétendue « Aide en cas de catastrophe » entre le gouvernement fédéral et ceux des Länder. En vertu de cet article, l’État peut « en cas de catastrophe naturelle ou d’un accident particulièrement grave » demander l’assistance de la Bundeswehr. C’est sur cette base qu’il fut recourut aux soldats allemands lors des crues catastrophiques de l’Elbe en 2013.
Le politicien des Verts Kretschmann et le social-démocrate Jäger, dont les partis ont exprimé certaines réserves, ont cité ce même article pour appuyer les exercices conjoints.
Jäger a affirmé que des discussions et des exercices menés conjointement entre la police et la Bundeswehr étaient importants vu que diverses filières officielles devaient fonctionner en cas d’urgence. Les scénarios en question devront tenir compte du fait « que la sécurité intérieure relève en premier lieu de la responsabilité de la police. »
Les exercices projetés ne concernent cependant pas le secours en cas de catastrophe mais constituent une opération antiterroriste. Il est concevable, a dit de Maizière, « que nous pourrions être confrontés durant plusieurs jours à des situations impliquant de graves actes de terrorisme. » Ces exercices constituent « une précaution judicieuse dans le cas d’une situation possible mais peu probable. »
Ce qu’on entend par de telles opérations antiterroristes a pu s’observer il y a trois ans à Boston aux États-Unis et encore plus récemment en France.
À Boston, les forces de sécurité se sont servies de la traque d’un jeune de 19 ans, qui avait commis un attentat lors du marathon annuel de la ville, pour instaurer pendant 24 heures l’état d’urgence dans la ville entière. Les autorités avaient imposé un couvre-feu, et des milliers de gardes nationaux et de policiers lourdement armés ont ratissé la ville en perquisitionnant des domiciles sans mandat. Les mesures prises étaient largement disproportionnées par rapport à la menace réelle. Elles servirent à habituer la population à un État policier dans lequel un contrôle permanent, une surveillance et l’intimidation sont choses courantes.
À l’époque, le WSWS avait souligné que « derrière ces diverses attaques contre les libertés civiques il y avait la crainte de l’intensification des tensions de classe à l’intérieur du pays qui sont attisées par un niveau de vie en baisse et une inégalité sociale croissante […] Dans des conditions où le système n’a, en dehors de la guerre et de la pauvreté, rien à offrir à la grande majorité de la population américaine, l’élite dirigeante est en train de mobiliser les forces répressives de l’appareil militaire et policier afin de contrôler les explosions sociales qui surviendront inévitablement. »
En France, depuis que le gouvernement a imposé l’état d’urgence après les attentats survenus à Paris en novembre 2015, les soldats d’élite lourdement armés font partie du vécu quotidien dans les rues. Là également, il s’agit d’habituer la population à une présence constante des soldats, aux couvre-feux et aux perquisitions arbitraires des habitations ainsi que de leur utilisation pour venir à bout de la résistance sociale. L’état d’urgence a déjà été employé pour réprimer les manifestations contre la loi largement détestée de réforme du code du travail.
En Allemagne aussi, le déploiement intérieur de la Bundeswehr décidé par le gouvernement vise sa propre population. Le retour du militarisme allemand est inévitablement lié au retour à un État policier.
Par l’adoption en juillet du « Livre blanc 2016 : un nouveau pas dans la relance du militarisme allemand », les partis gouvernementaux – CDU/CSU et SPD – ont convenu de lier l’augmentation du budget de la défense concernant les déploiements à l’étranger de la Bundeswehr au déploiement des forces armées sur le plan intérieur.
Au paragraphe « Déploiement et rôle de la Bundeswehr en Allemagne », le Livre blanc indique qu’« afin de seconder la police dans la gestion efficace d’une situation d’urgence, les forces armées sont aussi habilitées sous certaines conditions bien particulières à accomplir des tâches relevant de la souveraineté en ayant recours à des pouvoirs d’intervention et de contrainte. » Dans les cas graves d’attentat terroriste, la Bundeswehr pourrait être amenée à « mettre en œuvre des moyens militaires spécifiques » à l’intérieur du pays avait expliqué à l’époque la ministre de la Défense von der Leyen. Elle avait ajouté, « C’est-à-dire : qu’elle exerce sa juridiction. »
Le « recours à des pouvoirs d’intervention et de contrainte » et l’exercice de la « juridiction » n’a absolument rien à voir avec une assistance logistique et technique en cas de catastrophe. La Bundeswehr est donc en train d’être transformée en un instrument de répression sur le plan national en renouant avec les traditions historiques tragiques de l’Allemagne.
En 1849 déjà, l’armée prussienne avait empêché un développement bourgeois-démocratique de l’Allemagne en réprimant brutalement dans le Sud de l’Allemagne le dernier souffle de la révolution démocratique. Elle constitua par la suite, dans l’empire du Kaiser, un « État dans l’État », Comme l’a défini l’historien Gordon Craig, qui exerça une influence durable sur l’agressive politique intérieure et extérieure menée par l’Empire.
Lors de la révolution de 1918-19, le ministre social-démocrate de la Défense, Gustav Noske, s’appuya sur l’armée pour endiguer les soulèvements des ouvriers et des marins et pour assassiner les socialistes révolutionnaires Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht. Tout au long de la république de Weimar, la Reichswehr demeura un bastion de la réaction. En tant que président, son idole, le maréchal Paul von Hindenburg nomma en 1933 Adolf Hitler au poste de chancelier. Durant la Seconde Guerre mondiale, la Wehrmacht [les forces armées unifiées sous le régime de Hitler] fut profondément impliquée dans les crimes des nazis.
Cet état de fait ainsi que les effets dévastateurs de la Seconde Guerre mondiale sont les raisons qui justifient le rejet tenace de l’armée de la part de vastes couches de la population allemande. Au début des années 1950, le réarmement qui eut lieu en Allemagne fédérale (Allemagne de l’Ouest) avait suscité de massives protestations en incluant en partie les syndicats. La création officielle de la Bundeswehr en 1955 fut accompagnée de la promesse qu’elle servirait exclusivement à des fins défensives et ne serait jamais déployée à l’intérieur du pays.
« Plus jamais des soldats ne tireront sur des citoyens. Plus jamais l’armée ne sera utilisée comme instrument du pouvoir sur le plan national. Tandis que sous Hitler l’armée agissait en quelque sorte comme un quatrième pouvoir indépendant du parlement, la Bundeswehr est fortement responsable devant le Bundestag [parlement]. » C’est ainsi qu’un message diffusé lors du journal télévisé allemand tagesschau résuma dernièrement les principes qui furent ancrés dans la constitution.
Tandis que la classe dirigeante allemande prends parfois au pied de la lettre la constitution lorsqu’il est question de protéger ses propres intérêts – au point d’intituler le service de renseignement national « protection de la constitution » et de frapper d’ostracisme les adversaires politiques en les qualifiant d’« ennemis de la constitution », jusqu’au sociologue Jürgen Habermas qui parle de « patriotisme constitutionnel » – elle traite la constitution comme un chiffon lorsqu’elle représente un obstacle à ses intérêts.
En mai 1968, à l’apogée de la grève générale en France et des révoltes étudiantes internationales, la grande coalition entre CDU/CSU et SPD adoptait des lois d’urgence. Celles-ci permirent d’utiliser la Bundeswehr à l’intérieur du pays « en cas de danger menaçant l’existence ou l’ordre constitutionnel libéral et démocratique de la Fédération » (Article 87a de la constitution), c’est-à-dire la défense de l’ordre bourgeois. Ce paragraphe ne fut cependant jamais mis en œuvre.
En 1990, après la réunification allemande, le jugement « hors zone » du tribunal constitutionnel fédéral du 12 juillet 1994 donnait le feu vert aux opérations militaires de la Bundeswehr en dehors du territoire de l’OTAN. Même des militaristes purs et durs avaient jusque-là estimé que la constitution excluait ce fait. Depuis, la Bundeswehr est impliquée dans de nombreuses guerres, allant de la Yougoslavie à l’Afghanistan.
D’autres jugements ont suivi qui supprimèrent les obstacles au militarisme sans que le texte de la constitution n’ait été modifié. C’est ainsi qu’en 2012, un autre jugement historique faisant suite à la décision « hors zone », du tribunal constitutionnel permettait à la Bundeswehr de lancer des opérations sur le sol national en cas de « situations catastrophiques exceptionnelles » – une définition extrêmement souple.
Ce faisant, les juges des tribunaux constitutionnels « n’ont pas interprété la constitution, ils l’ont modifiée », avait remarqué à l’époque le journal Süddeutsche Zeitung. « C’est un coup de main juridique. »
Depuis lors, les partis politiques s’efforcent d’utiliser cette nouvelle marge de manœuvre. Les exercices conjoints que préparent la police et l’armée marquent une étape majeure dans la politique allemande.
(Article original paru le 3 septembre 2016)