Les grèves étudiantes québécoises de 2012-2015 et la faillite politique de l'anarchisme – Partie 1

Les dures mesures d'austérité du gouvernement libéral québécois de Philippe Couillard ont provoqué une vive colère parmi les travailleurs et les jeunes, tout en suscitant un large débat dans lequel la signification de la grève étudiante de 2012 est devenue un enjeu majeur. 

Il ne fait aucun doute que cette lutte, qui a secoué le Québec pendant six mois et eu un écho à l'échelle internationale, constitue une expérience politique cruciale. Défiant l'austérité capitaliste par sa défense de l'éducation publique, mobilisant à son plus fort des centaines de milliers d'étudiants et de gens ordinaires dans les rues, la grève étudiante de 2012 aurait pu devenir le catalyseur d'un vaste mouvement de la classe ouvrière contre l'assaut patronal sur les programmes sociaux, les emplois et les conditions de vie. 

Mais les forces qui tentent aujourd'hui d'ériger cette grève en modèle dans la lutte contre Couillard – les syndicats, les associations étudiantes, les groupes communautaires, Québec solidaire – passent sous silence le fait essentiel qu'elle a été finalement détournée par la bureaucratie syndicale derrière l'élection du Parti québécois, un parti de la grande entreprise tout aussi voué que les libéraux à de vastes coupes sociales. 

L'organisation étudiante qui a mené la grève de 2012, la Coalition large de l'association pour une solidarité syndicale étudiante ou CLASSE, a largement contribué à cette trahison en adoptant une politique de pression centrée sur la seule question des frais de scolarité, en embrassant le nationalisme québécois, en refusant de critiquer les syndicats procapitalistes et en rejetant la lutte pour la mobilisation de la classe ouvrière en tant que force sociale indépendante. 

Des anarchistes actifs au sein de CLASSE ont dénoncé la ligne de «concertation» suivie par sa direction et accusé celle-ci d'avoir facilité la «récupération» de la grève à la fin de l'été 2012. Ils se donnaient un air radical par des gestes de pression spectaculaires – y compris des actes de «perturbation économique» et des bagarres avec la police – et la promotion d'une «grève générale illimitée» des étudiants. 

Mais leur politique ne diffère en aucun point essentiel de celle suivie par les dirigeants de CLASSE. Elle est basée sur le nationalisme québécois le plus borné, des appels tout aussi futiles adressés à l'élite dirigeante, et un pessimisme encore plus profond envers la classe ouvrière, vue comme une simple masse réactionnaire. 

Le livre «On s’en câlisse: histoire profane de la grève – printemps 2012» [1], écrit par le Collectif de débrayage, un groupe d'auteurs impliqués dans la grève étudiante de 2012 et fermement acquis aux conceptions anarchistes, jette une lumière sur le rôle pernicieux de telles conceptions. 

Couverture du livre « On s’en câlisse »

Les auteurs rejettent d'emblée toute possibilité de comprendre la grève étudiante de 2012 comme un phénomène social objectif reflétant les conflits de classe qui traversent la société. «Le cas du printemps québécois», peut-on lire au début du livre, «indique que la disposition au soulèvement n’est pas le fait d’un seuil d’austérité». Et c'est «pourquoi les causes “logiques” du soulèvement québécois seront traitées relativement à la légère» (p.16). [2

Ayant fièrement écarté d'un revers de main les causes «logiques», c'est-à-dire objectives, du printemps québécois de 2012, les auteurs se donnent pour tâche d'effacer toute trace de la réalité socio-économique et de la lutte de classe. 

Ils présentent le Canada comme un pays «peu touché par la crise» qui «conserve un chômage bas», et le Québec comme une province où «cette absence de crise se double d’une stabilité politique presque inégalée dans le monde». Pour ne laisser aucun doute sur leur foi inébranlable dans la stabilité de l'ordre capitaliste, ils ajoutent: «Sans expérience de guerre ni tradition de résistance, l’histoire du Québec apparaît bien comme un long fleuve tranquille» (p. 30). 

Comment peut-on alors expliquer la grève étudiante qui a mobilisé des centaines de milliers de jeunes et secoué le Québec une bonne partie de l'année 2012? C'est dans la «subjectivité québécoise» qu'il faut chercher la réponse, soutient le Collectif anarchiste. «Cette césure identitaire, entre l’Amérique et l’Europe, entre l’anglais et le français, entre le colonisateur et le colonisé, contient de toute évidence la brèche par laquelle surviennent au Québec des tendances politiques inédites» (p. 33). 

Autrement dit, la grève massive de 2012 au Québec n'aurait aucun lien avec l’immense crise du capitalisme mondial – la hausse fulgurante des inégalités sociales, les violations des droits démocratiques, la guerre et le militarisme – qui a entraîné des soulèvements révolutionnaires en Tunisie et en Égypte en 2011, ainsi que des mouvements de masse contre l'austérité à travers le monde. 

Des étudiants manifestant à Montréal le 23 février 2012.

Les auteurs anarchistes présentent plutôt la grève de 2012 comme une brèche dans le «désert consumériste de l’Amérique du Nord anglophone», qui «ravive un des derniers bastions du nationalisme “de gauche” qui subsiste aujourd’hui» (p. 221). 

Ces propos nationalistes, selon lesquels les Québécois seraient – pour des raisons purement subjectives – plus «progressistes» que le reste de l’Amérique du Nord, constituent un vieux mensonge utilisé par le Parti québécois, les centrales syndicales et tout le mouvement souverainiste, y compris Québec Solidaire, pour diviser les travailleurs au Québec de leurs frères et sœurs de classe dans le reste du Canada et ailleurs dans le monde. 

Cette division de la classe ouvrière est ouvertement défendue par le Collectif anarchiste. Ce dernier soutient que «le Canada reste un pays n’ayant proprement rien en commun, et dont les réalités sociales et culturelles se rattachent surtout aux provinces», pour en tirer la conclusion suivante: «Rien d’étonnant alors à ce que la grève étudiante québécoise n’ait pas débordé sur les autres provinces canadiennes» (p. 29). 

Bien que la grève étudiante de 2012 était suivie de près par les jeunes à travers le Canada, les États-Unis et outre-mer, ni les dirigeants de CLASSE, ni leurs critiques anarchistes, n'ont cherché à l'étendre au-delà des frontières du Québec. [3

La politique réactionnaire de l' «action directe» 

Même s'ils critiquent les dirigeants de CLASSE pour être trop enclins à la conciliation avec le gouvernement, les anarchistes adhèrent essentiellement à la même politique de pression – le rejet de la mobilisation politique indépendante des travailleurs en faveur de gestes d'éclat qui acceptent le cadre capitaliste existant et ne visent qu’à impressionner l'élite dirigeante pour l'amener en fin de compte à la table de négociation. 

Le Collectif anarchiste ne tarit pas d'éloges dans son livre pour «le pacte qui donne à la CLASSE toute sa force: les portions modérées profitent de la pression imposée au pouvoir par les actions directes..., alors que les radicaux peuvent utiliser le syndicat comme un cover sans craindre les dénonciations» (p. 48). 

Mais il est forcé de noter l'impasse dans laquelle s'est vite retrouvé le mouvement de protestation devant l'intransigeance du gouvernement à mener son offensive sur les programmes sociaux et les droits démocratiques. «La foi syndicale dans le rapport de force», écrit le Collectif, «se bute à une stratégie inattendue de la part du pouvoir: nier tout, même l’évidence» (p. 87).

La réponse préconisée alors par les éléments anarchistes au sein de CLASSE, et vigoureusement défendue par le Collectif de débrayage dans son livre, a été des affrontements avec la police anti-émeute et divers actes de «perturbation économique» comme le blocage de rame de métro ou d'axes routiers. 

Toute une série d’autres actions est présentée avec enthousiasme par le Collectif: maNUfestations (où les manifestants défilaient à demi nus), manif «pirates contre ninjas», opération plaie d’Égypte (qui consistait à répandre des sauterelles à l’école des Hautes études commerciales de Montréal), etc. Ces gestes dérisoires, qui soulignent le manque total de sérieux des «révolutionnaires» anarchistes, remplissent une bonne partie des quelque 300 pages du livre et sont présentés comme une grande contribution à la lutte contre l’austérité. 

La manifestation du 22 mars 2012 contre la hausse des frais de scolarité était l’une des plus grandes de l’histoire de Montréal.

Comme l'écrit le Collectif anarchiste: «à partir du moment où le gouvernement affiche scandaleusement son refus de négocier, les grévistes obtiennent le coup d’envoi souhaité pour de véritables débordements» (p. 88). Les auteurs décrivent ensuite avec un enthousiasme débordant comment «à plusieurs reprises, le métro est partiellement immobilisé grâce à des briques ou des canettes fumigènes» ou comment «des cocktails Molotov non allumés sont laissés devant le bureau de la ministre Line Beauchamp» (p. 91). 

Un sous-titre, écrit en lettres majuscules, indique avec un grand raffinement le but visé: «NÉGOCIE, OSTIE!» Le Collectif anarchiste élabore ensuite la politique futile de pression qui anime tous ces gestes: «Les gouvernements ont beau répéter à satiété qu’ils ne négocieront jamais avec des factions violentes, il n’en demeure pas moins qu’il faut leur taper sur les nerfs pour leur sortir les vers du nez» (p. 115). 

Les gestes d'éclat des anarchistes visent à impressionner l'élite dirigeante et à «pousser» les masses à l'action. Leur résultat ultime est de semer la confusion parmi la classe ouvrière et la jeunesse, tout en fournissant un prétexte à la classe dirigeante pour exercer la répression policière la plus violente. 

L' «action directe» des anarchistes est l'opposé de la lutte pour l'indépendance politique des travailleurs, c’est-à-dire la lutte pour amener la classe ouvrière à prendre conscience du fait que la défense de ses intérêts objectifs et la logique de sa propre lutte soulèvent la nécessité pour elle de conquérir le pouvoir politique afin de réorganiser la vie socio-économique. 

Cette lutte exige avant tout de démasquer les agents de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier – en premier lieu, la bureaucratie syndicale et la social-démocratie. Le «rejet» anarchiste de la politique en faveur de gestes d'éclat représente en fait une politique bien déterminée, qui consiste à garder un silence complice sur les trahisons des bureaucraties ouvrières et à couvrir le fait que ces trahisons sont basées sur leur défense du capitalisme et de l'État national. 

De ce point de vue, le courant anarchiste fait partie du marais de la pseudo-gauche, très actif au sein de Québec solidaire, dont la fonction principale est de fournir une couverture politique à une bureaucratie ouvrière de plus en plus discréditée aux yeux des travailleurs. 

Dans la mesure où les anarchistes critiquent les syndicats, ce n'est pas à cause de leur programme pro-capitaliste et nationaliste, mais de leur structure hiérarchique. L'organisation et la discipline, éléments indispensables de toute lutte de masse par des travailleurs conscients de leurs intérêts de classe, provoquent chez les anarchistes un sentiment de rejet qui reflète leur point de vue de classe petit-bourgeois, basé sur l'individualisme extrême. 

Dans son développement historique, l'anarchisme articule les intérêts de sections de la petite-bourgeoisie qui se retrouvent marginalisées par le développement de la grande industrie et coincées par des forces sociales plus puissantes. C'est la base objective de son hostilité envers la classe ouvrière et de l'impuissance politique qui se cache sous son discours apparemment «radical». 

Fin de la première partie. La deuxième partie sera publiée le 17 septembre. 

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Notes:

1. «On s’en câlisse» est une expression vulgaire signifiant «On s'en fout». [retour]

2. Comme beaucoup d'anarchistes contemporains, les auteurs sont influencés par le post­modernisme, philosophie subjective et idéaliste élaborée en opposition au marxisme, qui rejette la science et nie toute base objective à la connaissance. Le livre commence sur cette citation de Jean­François Lyotard, un chef de file du postmodernisme: «La seule excuse que l’on pourrait invoquer pour avoir fait un livre d’histoire sur le mouvement [...], c’est qu’il ne soit pas un livre d’histoire, liquidant le délire, l’injustifiable, la passion en un simple phénomène à connaître...» [retour]

3. Un exemple typique de ce nationalisme borné est fourni par le manifeste publié en juillet 2012 par les dirigeants de CLASSE. Il présente la grève étudiante, non pas comme l’expression au Québec d’un mouvement international contre l’austérité capitaliste, mais comme une lutte démocratique du peuple québécois. [retour]

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