Après 20 mois de négociations, l’Administration Obama est parvenue la semaine dernière à un accord avec l’Iran, la Chine, la France, la Russie, le Royaume-Uni et l’Allemagne sur un accord de 15 ans pour «normaliser» le programme nucléaire civil de l’Iran. Si cet accord survit à l’opposition de sections de l’élite dirigeante américaine, il constituera un changement tactique important de la part de l’impérialisme américain, un changement qui pourrait avoir de profondes implications.
Depuis que la révolution iranienne de 1979 a renversé la dictature sanglante du chah soutenue par les Américains, l’opposition implacable à l’Iran a été une constante dans la politique étrangère des États-Unis. Au cours des 12 dernières années, Washington a considérablement intensifié sa campagne d’intimidation et de menaces. Après avoir ordonné l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak, respectivement voisin de l’est et de l’ouest de l’Iran, George W. Bush a failli par deux fois déclencher une guerre contre l’Iran.
En 2009, l’Administration Obama a cherché à apporter un changement de régime à Téhéran par une «révolution verte» fomentée par des allégations non fondées d’une élection volée. Deux ans plus tard, Washington a amadoué ses alliés européens pour qu'ils suivent les États-Unis dans l'imposition des sanctions économiques les plus exigeantes jamais déployées en dehors d’une guerre.
Maintenant, en échange de concessions considérables de la part de l’Iran, Washington accepte de suspendre les sanctions économiques et de fournir à Téhéran une feuille de route de 15 ans pour «normaliser» son programme nucléaire civil.
Obama a stipulé que l’accord de la semaine dernière avec Téhéran est limité à des contraintes sur son programme nucléaire civil. Pourtant, Obama, la secrétaire d’État John Kerry et d’autres hauts responsables américains ont également précisé qu’ils considèrent l’accord comme exploratoire, un moyen de tester les intentions de l’Iran. Leur politique «d’engagement» avec l’Iran est un pari stratégique: à travers une combinaison de pressions et incitations permanentes, y compris un afflux d’investissements occidentaux, l’impérialisme américain sera en mesure d’exploiter Téhéran dans ses visées prédatrices.
La direction du Parti républicain, le Wall Street Journal et le Comité israélo-américain des Affaires publiques (AIPAC) sont publiquement hostiles à ce changement. Ces derniers exigent qu’Obama extraie des garanties blindées de la soumission de Téhéran et ils mettent en garde contre la marginalisation des États clients traditionnels du Moyen-Orient des États-Unis, surtout Israël et l’Arabie Saoudite.
Les fanfaronnades publiques des républicains, cependant, ne sont pas nécessairement une indication des intentions réelles des principaux décideurs au sein du Parti républicain. Dans une certaine mesure, l’opposition des républicains peut s’avérer utile pour Obama en soutirant de nouvelles concessions à Téhéran. Cela dit, il est loin d’être certain que l’accord nucléaire iranien sera mis en œuvre, encore moins qu’il va perdurer.
L’accord nucléaire et le débat houleux de la classe dirigeante sont un reflet des problèmes croissants auxquels l’impérialisme américain fait face quand il cherche, à travers l’agression et la guerre, à compenser l’érosion de sa puissance économique relative et à faire face des défis de plus en plus nombreux à son hégémonie mondiale.
Il y a un profond mécontentement au sein de la classe dirigeante américaine sur l’issue des trois guerres majeures que les États-Unis ont menées dans l’ensemble du Moyen-Orient au cours des derniers quinze ans. En Ukraine, les plans de Washington ont jusqu’ici été contrecarrés, les sanctions imposées à la Russie n’ayant pas produit les résultats escomptés. À la consternation de l’administration Obama, nombre de ses alliés les plus proches, menés par la Grande-Bretagne, ont défié les États-Unis et signé en tant que membres fondateurs de la Banque asiatique de développement pour les infrastructures dirigée par la Chine plus tôt cette année.
Dans ces conditions, l’administration Obama et la classe dirigeante américaine sont à la recherche tant bien que mal d’un plan d’attaque efficace et intégré.
Certaines choses peuvent être dites à propos de la trajectoire de l’impérialisme américain, des calculs stratégiques qui sous-tendent le changement proposé dans les relations américaines avec l’Iran et des implications de ce changement:
* Obama et toute l’élite dirigeante des États-Unis sont déterminés à maintenir l’hégémonie mondiale des États-Unis par la force militaire.
Il y a quelque chose de résolument inquiétant sur les proclamations répétées du président au cours de la semaine dernière que l’échec de son orientation diplomatique à l’Iran entraînerait la guerre. Ces commentaires soulignent que Washington est loin de renoncer à la violence et souligne le caractère explosif des relations mondiales.
* Centrale à la stratégie mondiale de l’impérialisme américain est sa domination sur l’Eurasie, la grande masse continentale qui abrite près des deux tiers de la population mondiale.
Dans la poursuite de cet objectif, Washington a longtemps considéré l’Iran comme un prix particulièrement important. Le pays se trouve à l’intersection de trois continents (Europe, Asie et Afrique); il domine le détroit d’Ormuz par lequel transitent 40 pour cent des exportations de pétrole dans le monde; il est à cheval sur deux régions les plus riches en énergie du monde (l’Asie centrale et le Moyen-Orient); et enfin l’Iran possède la deuxième plus grande réserve de gaz naturel au monde et la quatrième plus grande réserve de pétrole.
* Monté de toutes pièces, le conflit de Washington avec l’Iran sur son programme nucléaire n’a jamais été uniquement sur les relations entre l'Iran et les États-Unis ni uniquement sur le contrôle du Moyen-Orient. Il a toujours été question dans ce conflit de la question plus large des relations américaines avec les grandes puissances du monde.
Bien que la dépendance des États-Unis au pétrole du Moyen-Orient ait diminué, Washington a intensifié ses efforts pour maintenir le contrôle sur le Moyen-Orient de manière à assurer la domination sur une région qui fournit une grosse partie du pétrole de la plupart de ses principaux concurrents en Europe et en Asie, dont la Chine et le Japon.
* Lorsque Obama affirme, comme il l’a fait maintes fois, que, pour l'impérialisme américain, la guerre est la seule autre possibilité à un accord sur le nucléaire avec l’Iran qui réalise beaucoup, mais pas tous les objectifs de Washington, pour une fois, il ne ment pas.
Si le régime des sanctions s'était dirigé vers un échec, Washington aurait fait face à un défi manifeste à ses prétentions au leadership mondial, un défi devant lequel il ne pourrait pas se défiler sans subir une défaite géopolitique majeure. En réponse, il aurait été obligé d’intensifier les sanctions – en d’autres termes, répliquer aux «casseurs de sanctions» par le gel de leurs avoirs à l’étranger et en refusant à l'Iran l’accès au système bancaire mondial contrôlé par les États-Unis et l’Europe. Ou bien, pour éviter une telle action, qui pourrait rapidement dégénérer en une confrontation militaire avec la Chine ou la Russie, les États-Unis auraient été contraints de rendre la question purement théorique en abandonnant les sanctions en faveur de la guerre totale.
Le Pentagone est prêt pour une telle guerre et la planifie depuis longtemps. Et, tandis que le peuple américain ne sait rien de ces plans, dans les différents rapports de groupes de réflexion il est admis ouvertement qu’une guerre avec l’Iran – un pays quatre fois la taille de l’Irak et qui a près de trois fois sa population – s'étendrait rapidement à l’ensemble du Moyen-Orient. Elle attiserait davantage le conflit sectaire entre sunnites et chiites alimenté par les États-Unis et, au minimum, mobiliserait une grande partie de l’armée américaine sur une période prolongée. Un dernier point, mais non le moindre: une telle guerre inciterait une montée d’opposition populaire aux États-Unis, où les tensions de classe sont déjà vives après des décennies de réaction sociale.
Obama fait valoir que l’impérialisme américain a une autre option moins coûteuse, plus prudente. Qui, en outre, comme le secrétaire à la Défense, Ashton Carter, se vantait dimanche «n'empêche pas l’option militaire» à l’avenir.
* L’accord avec l’Iran a été conçu pour donner aux États-Unis un effet de levier maximum sur l’Iran et la souplesse stratégique maximale. Si Téhéran s’avère insuffisamment souple ou si les circonstances changent, les États-Unis peuvent entreprendre des procédures pour réimposer automatiquement les sanctions et retourner à la confrontation avec l’Iran.
De plus, l’ensemble des arguments d’Obama en faveur de l’accord nucléaire – son affirmation selon laquelle il est préférable de «tester» les intentions de l’Iran que de se lancer immédiatement dans une guerre qui pourrait se révéler extrêmement préjudiciable pour les intérêts stratégiques de l’impérialisme américain – sont fondées sur le supposé droit de Washington de lancer une guerre préventive contre l’Iran.
* L’administration Obama voit l’engagement de l’Occident avec l’Iran comme un moyen d’empêcher Téhéran d’être entraîné dans un partenariat plus étroit avec la Chine et la Russie. La Chine est déjà son plus grand partenaire commercial et la Russie son partenaire stratégique militaire le plus important.
Une autre priorité des États-Unis est de tenter d’obtenir le soutien de l’Iran à la stabilisation du Moyen-Orient sous la direction de Washington. Les États-Unis et l’Iran sont déjà au moins tacitement alliés pour soutenir le gouvernement irakien et la milice kurde irakienne dans l’opposition à l’État islamique en Irak.
L’administration Obama a également indiqué qu'elle avait intention d’utiliser l’accord nucléaire pour faire pression sur l’Iran pour l’aider à parvenir à un accord politique en Syrie qui remplacerait le régime baasiste de Bachar al-Assad par un régime plus favorable aux intérêts américains. Faisant marche arrière sur la politique américaine précédente, Obama a annoncé la semaine dernière que Téhéran devrait «faire partie de la conversation» dans la résolution du conflit syrien.
* À plus long terme, les partisans du gambit iranien d’Obama ont l’objectif de faire changer l'Iran de camp pour transformer le pays en un poste avancé de l’impérialisme américain au Moyen-Orient et pour toute l’Eurasie. Cela signifie ramener le pays dans le type de domination néocoloniale qui existait sous le régime du Chah.
À cette fin, Washington prévoit sonder et exploiter les fissures profondes dans le régime bourgeois clérical de l’Iran. Les États-Unis sont tout à fait conscients que les rênes du gouvernement de l’Iran sont maintenant entre les mains d’une faction (dirigée par l’ex-président Hashemi Rafsandjani et son protégé, l’actuel président Hassan Rohani) qui soutient, depuis au moins 1989, un rapprochement avec Washington et entretient depuis longtemps des liens étroits avec le capitalisme européen.
* L’accord nucléaire iranien ne fait qu’intensifier les contradictions de la politique étrangère des États-Unis, ouvrant la voie à des chocs futurs.
Tout en considérant un engagement avec l’Iran, Washington cherche à apaiser ses alliés régionaux traditionnels en les comblant d’offres de nouveaux systèmes d’armes et en augmentant la coopération militaire et des renseignements. Ces actions menacent Téhéran, qui – malgré la campagne implacable de médias américains visant à le dépeindre comme un agresseur – fait face déjà à un déficit massif de technologie militaire, non seulement vis-à-vis d'Israël, mais aussi par rapport à l’Arabie saoudite et ses alliés du Golfe.
Les États-Unis ne peuvent pas se permettre non plus de rester les bras croisés quand les puissances européennes se bousculent pour retourner en Iran. Dimanche dernier, le vice-chancelier de l’Allemagne et dirigeant du SPD, Sigmar Gabriel, est arrivé en Iran à la tête d’une délégation commerciale allemande. Le ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius a dit qu’il va bientôt faire de même.
Pour obtenir le soutien de l’élite dirigeante américaine, Obama souligne qu’il a seulement accepté de lever la dernière série de sanctions américaines contre l’Iran. D’autres sanctions imposées au nom de la lutte contre le terrorisme demeurent, ce qui signifie que les sociétés américaines ne peuvent toujours pas faire des affaires en Iran.
Si les États-Unis ne veulent pas perdre dans la course aux actifs iraniens, alors il leur faut: soit aller de l’avant avec le rapprochement – en faisant fi de la vive opposition des alliés actuels de Washington au Moyen-Orient – soit retourner à la confrontation et demander aux Européens et aux autres d’emboîter le pas.
* D’autres calculs stratégiques, nombre d'entre eux qui sont d’un caractère pragmatique et à court terme, semblent également être liés à la décision de l’administration Obama d'arriver maintenant à un accord avec l’Iran. On ne peut pas faire de jugements fermes sur ces calculs puisque les événements se suivent rapidement et les politiques de Washington sont pleines de contradictions.
Cependant, il a été frappant de constater que dans la longue interview qu’Obama a donnée au New York Times la semaine dernière, le président américain a salué le président Vladimir Poutine, en disant que l’accord avec Téhéran ne pouvait pas être atteint sans un appui solide de la Russie. Il a ajouté qu’il avait été «encouragé» par un appel téléphonique récent que Poutine a fait pour parler de la Syrie. «Cela, a déclaré Obama, nous donne l’occasion d’avoir une conversation sérieuse avec eux.»
Est-il possible qu’Obama envisage de répondre positivement aux plaidoyers de Poutine pour une diminution des tensions en Ukraine en échange d'un abandon d'Assad et de la Syrie par Moscou? Serait-ce lié non seulement à la crise de la politique américaine au Moyen-Orient, mais aussi aux tensions croissantes entre Washington et Berlin? Cela pourrait-il être un coup de semonce vers l’Allemagne?
L’élite dirigeante américaine a réagi avec consternation au rôle cavalier de l’Allemagne dans les récentes négociations entre l’UE et la Grèce, non pas sur une quelconque préoccupation pour les masses grecques, mais parce que Berlin a endossé, sans cérémonie, le rôle de gendarme de l’Europe.
Si l’élite dirigeante des États-Unis doit finalement choisir d’aller de l’avant avec l'accord iranien, ce sera pour mieux se positionner afin de résister aux défis à sa position dominante, y compris par les moyens militaires de ses adversaires plus redoutables, non seulement la Russie et la Chine, mais aussi l’Allemagne, le Japon et les autres puissances impérialistes.
(Article paru d'abord en anglais le 21 juillet 2015)