Des centaines de milliers de Vietnamiens faisaient la queue dans les rues de Hanoi le 13 octobre dernier pour les cérémonies finales des funérailles d'État de deux jours de Vo Nguyen Giap, le général qui commandait les forces vietnamiennes dans les guerres contre le Japon, la France, les États-Unis et la Chine.
Les comptes-rendus de presse décrivaient des personnes pleurant ouvertement et brandissant des photos de Giap, le commandant légendaire qui a accepté la reddition des forces françaises à Dien Bien Phu en 1954, mettant fin à un siècle de domination coloniale, et qui était toujours à la tête de l'armée vietnamienne lorsque les derniers Américains ont fui Saigon par hélicoptère en 1975.
Giap est décédé le 4 octobre à l'âge de 102 ans, le dernier survivant parmi les nationalistes révolutionnaires qui ont dirigé la lutte anticoloniale la plus importante du XXe siècle. Les guerres de libération du peuple vietnamien se sont étendues sur quatre décennies, de 1940 à 1975 et ont culminé par la plus grande défaite de l'histoire de l'impérialisme américain.
Il ne fait aucun doute que Vo Nguyen Giap était un chef militaire extraordinaire. Toutefois, en reconnaissant sa persévérance et son courage face à des adversaires impérialistes brutaux et puissants, il ne faudrait pas fermer les yeux sur les conséquences du programme stalinien auquel il adhérait, ainsi que le parti communiste vietnamien, sous la direction de Ho Chi Minh.
Né en 1911 dans le village d’An-Xa, dans la province de Quang Bing, juste au nord de ce qui allait devenir la ligne de partition (ladite zone démilitarisée), Giap était l'héritier d'une tradition familiale anticolonialiste. Son père avait participé, en 1888, à la dernière rébellion majeure contre le joug du régime français. Giap a rejoint un groupe anticolonial à l'âge de 14 ans et a été emprisonné pendant trois ans à l'âge de 18 ans pour des activités politiques.
Comme nombre de représentants de sa génération, Giap a été attiré par l'exemple de la révolution russe, adhérant au Parti communiste indochinois (PCI), dirigé par Ho Chi Minh. Apparemment, il développa aussi des liens personnels avec Ho : à la fin des années 1930, les deux hommes épousèrent des sœurs. Les deux femmes furent assassinées par l'impérialisme français pendant la seconde guerre mondiale, l'une fusillée par un peloton d'exécution, l'autre est décédée dans une prison de Hanoï. Giap s'est remarié plus tard et a eu quatre enfants.
Le PCI partageait nombre des caractéristiques du Parti communiste de son voisin chinois. Il gagna un soutien important dans la classe ouvrière urbaine et dans l'intelligentsia, mais il tomba victime de la dégénérescence stalinienne de l'Internationale communiste, en adoptant le même programme de collaboration avec la classe capitaliste nationale, au nom de l'unité nationale contre l'impérialisme, qui avait conduit à la catastrophe en Chine en 1926-1927.
Au Vietnam, toutefois, la classe capitaliste nationale était encore plus faible qu'en Chine. Le régime colonial français n'a pas permis à la bourgeoisie de se développer, préférant s'appuyer sur la cour de l'empereur fantoche Bao Dai et sur une mince couche de fonctionnaires vietnamiens de culture française.
Durant une grande partie des années 1930, le PCI s'est abstenu de toute lutte ouverte contre le colonialisme français, adhérant à la politique du Front populaire du Komintern, imposée par Staline après l'arrivée au pouvoir d'Hitler en Allemagne en 1933. Au nom de l'unité dans la lutte contre le nazisme, dont la victoire a été lui-même le produit de la politique erronée des staliniens, la classe ouvrière a été subordonnée à une alliance avec les puissances impérialistes «démocratiques», dont la France, le colonisateur de l'Indochine.
Le déclenchement de la phase du Pacifique de la Seconde guerre mondiale en 1941-42 a renversé la situation politique au Vietnam. Les forces japonaises ont envahi l'Indochine après Pearl Harbor, renversant le régime colonial français. Le PCI a commencé à organiser la résistance armée contre la nouvelle puissance coloniale. Giap a reçu la principale responsabilité pour mener cet effort, à la tête de la Ligue pour l'indépendance du Vietnam ou Viêt-Minh.
A partir de quelques dizaines de combattants dans les montagnes boisées le long de la frontière du Vietnam et de la Chine, le Viêt-Minh se développa jusqu'à devenir une importante force militaire de plus de 5000 hommes. Quand le Japon capitula en août 1945, les combattants Viêt-Minh, sous la direction du PCI ont marché sur Hanoi et déclaré l'indépendance du pays.
La guerre contre le colonialisme français
Ce qui suivit fut l'une des plus monumentales trahisons de l'histoire infâme du stalinisme. Les accords de temps de guerre entre Staline, Roosevelt et Churchill préconisaient la restauration des autorités coloniales françaises en Indochine. Les troupes françaises retournèrent au Vietnam, avec l'assentiment de Ho Chi Minh et des dirigeants du PCI.
La Chine, alors sous le règne du Kuomintang de droite, envoya 200.000 soldats occuper la moitié Nord du Vietnam, désarmant les forces japonaises et supplantant le régime Viêt-Minh à Hanoï. Mais comme la guerre civile avait éclaté en Chine, les forces du Kuomintang se retirèrent et les Français reprirent le contrôle de leur ancienne colonie.
Tout au long de 1945-46, le PCI réprima toute opposition au rétablissement de la domination coloniale, affirmant que l'indépendance du Vietnam pourrait seulement être obtenue grâce à un accord négocié avec les autorités françaises.
Le PCI mena une campagne brutale contre les trotskystes vietnamiens, qui avaient un appui considérable dans la classe ouvrière, en particulier à Saigon, et qui s'opposaient à la capitulation stalinienne devant le colonialisme français. Le chef de file des trotskystes, Ta Thu Thau, fut été assassiné sur l'ordre de Ho. Giap, en tant que commandant du Viêt-Minh, a joué un rôle majeur dans la mise en œuvre de cette violente répression.
Aucun degré de conciliation stalinienne ne pouvait cependant convaincre l'impérialisme français d'accepter l'indépendance vietnamienne. En novembre 1946, les canonnières françaises ouvrirent le feu sur la ville portuaire de Haiphong, tuant 6000 personnes en une seule journée. Le mois suivant, une guerre ouverte éclatait. La Légion étrangère chassa le Viêt-Minh des villes et une guerre de guérilla commença, qui allait durer près de huit ans.
Comme dans le cas de la Chine, le tournant vers la guérilla faisait partie d'un changement de l'axe de classe du PCI, d'un parti qui trouvait son origine dans la classe ouvrière à un parti qui mobilisait les masses paysannes rurales sur la base d'un programme bourgeois: l'indépendance nationale, la redistribution des terres, le renversement des grands propriétaires fonciers et de la monarchie.
Giap était le commandant militaire des forces anticoloniales qui se sont retranchées dans les zones rurales et qui ont mené une lutte de plus en plus efficace contre les occupants français. Cela a abouti au printemps 1954 au siège de 55 jours qui a forcé à la reddition de la garnison française de Dien Bien Phu, une forteresse isolée établie dans le but de couper les lignes de ravitaillement du Viêt-Minh.
Diên Biên Phu a été l'une des plus remarquables opérations militaires du XXe siècle. Sous la direction de Giap, des dizaines de milliers de paysans ont transporté des pièces détachées d'artillerie dans les montagnes qui entouraient la forteresse, où les canons ont été remontés et tournés vers le campement français.
L'effort logistique pour soutenir le siège a été étonnant. Un historien a écrit: «Des vélos renforcés furent chargés avec des centaines de kilos de fournitures et poussés sur des pistes boueuses. Giap se souviendra plus tard qu'il aurait fallu 21 kilogrammes de riz pour les porteurs pour chaque kilo de la ration qui venait nourrir les soldats assiégeant les Français.»
Les bombardements Viêt-Minh ont finalement contraint à la fermeture de l'aérodrome, et les Français ne purent plus obtenir de ravitaillement que par parachutage. Les dirigeants français demandèrent une frappe nucléaire tactique pour secourir la garnison, mais le Président des USA, Eisenhower et le premier ministre britannique, Churchill, la refusèrent. La garnison se rendit le 7 mai 1954, après avoir eu 7.000 blessés et 11.000 hommes faits prisonniers. Le lendemain, le gouvernement français annonçait qu'il se retirerait d'Indochine.
Diên Biên Phu ne fut pas seulement un jalon dans l'histoire du Vietnam, mais pour la lutte anticoloniale dans le monde entier. Pour la première fois, les insurgés d'un pays opprimé du «tiers-monde» avaient vaincu l'armée d'une grande puissance impérialiste. Venant seulement cinq ans après la victoire de la Révolution chinoise en 1949, Diên Biên Phu rendait impossible le maintien de la répression coloniale dans les régions d'Asie et d'Afrique où les puissances européennes cherchaient à se maintenir.
L'impérialisme américain remplace la France
Encore une fois, cependant, le stalinisme est venu à la rescousse de l'impérialisme. Lors de la Conférence de Genève de 1954, qui s’ouvrit quelques jours seulement avant la chute de Diên Biên Phu, les régimes soviétiques et chinois donnèrent leur accord à un règlement qui priva les Vietnamiens de la moitié de la victoire qu'ils avaient remportée. Le pays a été divisé le long du 17e parallèle. Alors que le Viêt-Minh arrivait au pouvoir à Hanoï, un régime fantoche soutenu par les États-Unis était créé dans le Sud sous Ngo Dinh Diem, avec sa capitale à Saigon.
En l’espace de cinq ans, la guérilla éclatait encore une fois, les paysans sous la direction du Front de libération nationale, établi par des cadres Viêt-Minh venant du Sud, ayant pris les armes contre le régime de Diem. En 1961, l'administration Kennedy envoyait des milliers de conseillers américains au Sud-Vietnam. Deux ans plus tard, les États-Unis soutinrent le renversement et le meurtre de Diem et son remplacement par une clique encore plus corrompue d’officiers militaires.
Au début de 1965, alors que le régime de Saigon était visiblement au bord de l’effondrement, le président américain Lyndon Johnson ordonnait une escalade militaire massive. À son point culminant, les États-Unis déployèrent plus d’un demi-million de soldats au Vietnam, utilisant une puissance de feu dévastatrice, y compris le napalm, des bombardements à outrance et la pulvérisation de dioxine (Agent Orange), tout ce qui était possible, hormis le recours aux armes nucléaires. L'impérialisme américain fut responsable de la mise à mort d'environ 2 à 3 millions de personnes au cours de 14 années de guerre (1961-1975).
GIAP était en charge des opérations militaires pendant toute cette période, en tant que commandant de l'armée et ministre vietnamien de la Défense. Il fut le principal artisan de ce que l'armée américaine a appelé la piste Ho Chi Minh, les lignes d'approvisionnement à travers les jungles du Laos qui amenaient des armes, des munitions et des recrues du Nord au Sud.
Le rôle spécifique du GIAP dans plusieurs épisodes clé de la phase américaine de la guerre reste peu clair. Il était apparemment opposé à l'Offensive du Têt, ou au moins à la décision de résister et de combattre les contre-attaques américaines dans les villes comme Hue, qui produisit des pertes dévastatrices pour les forces de libération. Il a été tenu responsable de l’échec ultérieur d’une offensive vietnamienne en 1972, au cours de laquelle des assauts directs sur les postes américains furent repoussées avec de lourdes pertes, et il se retira de son rôle de dirigeant des opérations sur le terrain
Van Tien Dung lui a succédé comme commandant de l'Armée populaire vietnamienne, mais Giap est resté comme ministre de la Défense, coordonnant l’offensive de 1975, après le retrait américain, qui a brisé le régime de Saigon.
La nécrologie du New York Times s’est sentie obligée de rendre hommage à la réputation militaire de Giap, mais on y sentait toute la haine de l'impérialisme américain pour un adversaire qu'il n’avait pu vaincre. La nécrologie faisait observer que «ses critiques ont dit que ses victoires avaient pris racine dans une débauche de moyens humains indifférente à la vie de ses soldats», citant le tristement célèbre commentaire du général William C. Westmoreland, qui commanda les forces américaines au Vietnam de 1964 à 1968: «N'importe quel commandant américain qui aurait subit les mêmes énormes pertes que le général Giap n'aurait pas duré trois semaines».
L’aigre stupidité de ces remarques est caractéristique de toute l'entreprise américaine au Vietnam, sans parler des opérations criminelles subséquentes de l'impérialisme américain dans d'innombrables autres pays. Ce ne fut pas Giap qui massacra des millions de Vietnamiens: ce quasi génocide a été perpétré par l’appareil militaire américain, la force la plus réactionnaire et la plus souillée de sang de la planète.
Le stalinisme et le nationalisme
GIAP a démissionné du poste de ministre de la Défense en 1980 et a été exclu du Politburo en 1982, ce qui aurait fait suite à des désaccords à propos de l'invasion vietnamienne du Cambodge en 1979, à laquelle il s'était opposé. Après l'élimination par les Vietnamiens du régime des Khmers rouges au Cambodge, la Chine, principale alliée et défenseur de Pol Pot, a mené une guerre frontalière contre le Vietnam, la dernière campagne militaire dans la longue carrière du Giap, au cours de laquelle les attaques chinoises ont été repoussées avec de lourdes pertes.
GIAP a joué un rôle central dans la défaite de l'impérialisme français et américain dans certaines des plus longues et sanglantes luttes de l'histoire. Mais le régime qu'il a contribué à mettre en place n'était pas socialiste. Au lieu d'ouvrir une nouvelle voie pour les ouvriers et les paysans dont les sacrifices quasi illimités avaient permis la victoire révolutionnaire, la République démocratique du Vietnam s'est avérée être une impasse.
Le Vietnam d’après-guerre a rejoint la ruée des pays qui offrent leur population comme une main-d'œuvre bon marché aux sociétés transnationales américaines, européennes et asiatiques. Dans le même temps, le régime a fait sa paix avec Washington, coopérant militairement avec lui et établissant une alliance tacite avec l'impérialisme américain contre la Chine.
Les trois dernières décennies de la vie du Giap ont été passées dans une retraite confortable, dans laquelle ses commentaires publics ont toujours soutenu les politiques de droite menées par le régime stalinien vietnamien. Il n'y a aucune trace qui il ait jamais exprimé son opposition à ce que le Vietnam suive le modèle chinois de rétablissement des rapports de propriété capitalistes tout en conservant la dictature policière d'État, contrôlée par le parti communiste.
Les visites à Hanoi de dignitaires étrangers au cours de cette période ont fréquemment inclus une réunion solennelle avec Giap, dans laquelle le général à la retraite a toujours parlé comme un nationaliste de la lutte anticoloniale, pas comme un socialiste ou un internationaliste. Pour le 50e anniversaire de la capitulation française de Dien Bien Phu, Giap a dit à des journalistes étrangers: «Si une nation est déterminée à se lever, elle est très forte. Nous sommes très fiers que le Vietnam ait été la première colonie qui ait pu se lever et gagner son indépendance par ses propres moyens.»
Dans un long entretien accordé en 1999 pour une série de documentaires réalisés par la télévision publique américaine PBS sous le titre «Siècle des peuples», Giap a développé cette perspective nationaliste. Reconnaissant l'impact dévastateur de l'effondrement de l'URSS sur l'économie vietnamienne, il a déclaré: «On m'a demandé ce que je pensais de la Perestroïka, alors j'ai répondu que j'étais d’accord avec ce changement et que je pensais qu’il était nécessaire dans les relations politiques. Mais la perestroïka est un mot russe, fait pour les russes. Ici, nous faisons les choses à la manière vietnamienne.»
Il a poursuivi: « Nous apprenons de l'expérience, à la fois bonne et mauvaise, du capitalisme. Mais, nous avons notre propre idée vietnamienne sur les choses. Je voudrais ajouter que nous sommes toujours pour l'indépendance, que nous suivons toujours le chemin qui nous a été montré par Ho Chi Minh, le chemin de l'indépendance et du socialisme. Je suis toujours un socialiste mais qu’est-ce que le socialisme? C'est l'indépendance et l'unité du pays. C'est la liberté et le bien-être des personnes qui y vivent. Et c'est la paix et l’amitié entre tous les hommes.»
Il n'y a pas un soupçon de marxisme dans ces déclarations, pas un mot sur les antagonismes de classe inconciliables au sein de la société capitaliste ou sur la division du monde entre les nations opprimées et l'impérialisme. Aussi brillant et courageux qu’il ait été comme chef militaire, Vo Nguyen Giap est resté politiquement jusqu’à la fin de ses jours dans l'orbite du stalinisme.
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[10 juin 2011]