Nous publions ici la conférence donnée par David North, le président du Comité de rédaction international du World Socialist Web Site, à l'Université de Leipzig le 16 mars 2012. North, qui est l'auteur de nombreux articles sur l'histoire du mouvement socialiste, est l'auteur de In Defense of Leon Trotsky (À la défense de Léon Trotsky), une défense de la vérité historique et de l'héritage de Trotsky contre les falsifications contenues dans la biographie de Trotsky de 2009 par l'auteur britannique Robert Service et d'autres biographies pareillement tendancieuses publiées au cours des dernières années sur Trotsky.
North a parlé à la fin de la foire du livre de Leipzig, à l'occasion de laquelle les éditions Mehring ont publié l'édition allemande de In Defense of Leon Trotsky. (Pour un compte rendu de cette réunion, lire: « Réunion à Leipzig sur Léon Trotsky et la défense de la vérité historique : 300 personnes pour écouter David North faire la critique de la biographie de Trotsky par Robert Service »).
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Je voudrais, tout d'abord, remercier le Partei für Soziale Gleichheit (Parti de l'Égalité socialiste) de m'avoir invité à parler ce soir à Leipzig, qui est un des centres historiques du mouvement des ouvriers socialistes allemands. Dans les années précédant la Première Guerre mondiale, alors que la droite et les tendances opportunistes dans le Parti social-démocrate (SPD) exerçaient une influence toujours plus grande au sein du SPD, le Leipziger Volkszeitung était le principal journal par lequel l'aile révolutionnaire du Parti, menée par Rosa Luxemburg, défendait les principes du marxisme authentique. Deux décennies plus tard, dans les années critiques précédant la prise du pouvoir par les nazis en 1933, Leipzig était un centre important d'activité trotskyste en Allemagne. Les trotskystes allemands étaient affiliés à l'Opposition de gauche internationale qui avait été fondée par Trotsky pour lutter contre les politiques désastreuses du régime stalinien en Union soviétique et dans le monde entier. En 1931, Trotsky, qui avait été expulsé d'URSS et vivait sur l'île turque de Prinkipo, déclarait que l'Allemagne était « la clé » de la situation internationale. Le pouvoir grandissant du Parti nazi, prévenait Trotsky, faisait peser une menace mortelle sur la classe ouvrière allemande, soviétique et internationale. Il déclarait qu'une victoire nazie serait une catastrophe d'une dimension sans précédent. Ce serait une terrible défaite pour le mouvement socialiste le plus puissant d'Europe occidentale, et il s'ensuivrait l'établissement d'une dictature barbare qui mettrait en mouvement une chaîne d'événements qui conduirait à l'éclatement d'une deuxième guerre mondiale.
Et cependant, malgré les enjeux politiques colossaux, les deux partis de masse de la classe ouvrière allemande, le Parti social-démocrate et le Parti communiste (KPD), poursuivaient des politiques qui enlevaient tous les obstacles à la victoire de Hitler. Le SPD, expliquait Trotsky, adhère désespérément au corps pourrissant du régime de Weimar, se mettant sous la dépendance de l'État bourgeois pour barrer le chemin du Parti nazi vers le pouvoir. Le KPD, suivant les instructions qu'il recevait de Staline, poursuivait la politique insensée du « social-fascisme ». Par cela, le KPD signifiait qu'il n'existait aucune différence significative entre la social-démocratie, un parti de masse de la classe ouvrière, et le NSDAP (les nazis), le parti de masse de la petite bourgeoisie réactionnaire allemande. Sur cette base, les chefs du KPD ont rejeté la demande de Trotsky d'un front uni des deux partis de masse de la classe ouvrière contre le danger nazi.
Entre 1931 et 1933, Trotsky a cherché à réveiller les sections les plus politiquement conscientes de la classe ouvrière allemande et de l'intelligentsia socialiste quant au danger immense posé par le fascisme et de la nécessité urgente d'une lutte unifiée du prolétariat pour prévenir une victoire nazie. Les écrits de Trotsky sur le fascisme allemand se classent parmi les plus grands travaux de littérature politique du XXe siècle. Personne d'autre n'a écrit avec une telle prescience, précision et passion sur les événements allemands et leurs implications historiques mondiales.
Voici comment Trotsky a défini le fascisme dans sa brochure Comment vaincre le fascisme, écrite en janvier 1932 :
« Le fascisme n'est pas seulement un système de représailles, de force brute ou de terreur policière », écrivait Trotsky. « Le fascisme est un système d'État particulier qui est fondé sur l'extirpation de tous les éléments de la démocratie prolétarienne dans la société bourgeoise. La tâche du fascisme n'est pas seulement d'écraser l'avant-garde communiste, mais aussi de maintenir toute la classe dans une situation d'atomisation forcée. Pour cela, il ne suffit pas d'exterminer physiquement la couche la plus révolutionnaire des ouvriers. Il faut écraser toutes les organisations libres et indépendantes, détruire toutes les bases d'appui du prolétariat et anéantir les résultats de trois quarts de siècle de travail de la social-démocratie et des syndicats. Car c'est sur ce travail qu'en dernière analyse s'appuie le Parti communiste.
Dans la même brochure, Trotsky a brillamment caractérisé la décadence politique du SPD :
« Mais la déchéance de la social-démocratie ne s'arrêta pas là. La crise actuelle du capitalisme agonisant a contraint la social-démocratie à renoncer aux fruits d'une longue lutte économique et politique et à ramener les ouvriers allemands au niveau de vie de leurs pères, de leurs grands-pères et même de leurs arrière-grands-pères. Il n'y a pas de tableau historique plus tragique et en même temps plus repoussant que le pourrissement pernicieux du réformisme au milieu des débris de toutes ses conquêtes et de tous ses espoirs. Le théâtre est à la recherche du modernisme. Qu'il mette donc en scène plus souvent Les Tisserands de Hauptmann, la plus actuelle de toutes les pièces. Mais que le directeur du théâtre n'oublie pas de réserver les premiers rangs aux chefs de la social-démocratie. »
Rien de ce qui a été écrit au cours de cette période au sujet du fascisme n'est comparable au travail produit par Trotsky. L'illustre journaliste Kurt Tucholsky a exprimé sa stupeur que Trotsky, vivant en exil à plus de mille six cents kilomètres de distance, ait compris la situation politique en Allemagne plus clairement et profondément qu'aucun autre. Berthold Brecht, dans une discussion avec Walter Benjamin et Emil Hesse-Burri, a remarqué que Trotsky pourrait à juste titre être décrit comme le plus grand auteur européen de son temps.
Mais les écrits de Trotsky et les activités des trotskistes en Allemagne ne pouvaient pas empêcher les conséquences de la traîtrise du Parti social-démocrate et du parti stalinien. Hitler a accédé au pouvoir en janvier 1933 et la tragédie prévue par Trotsky est survenue.
Plus de 30 ans plus tard, pendant la radicalisation politique des années 1960, les écrits de Trotsky devinrent une lecture essentielle pour les ouvriers et les étudiants qui voulaient comprendre comment il avait été possible au fascisme d'accéder au pouvoir en Allemagne. J'appartiens à une génération, née après la Deuxième Guerre mondiale, qui a trouvé dans les écrits de Léon Trotsky une analyse incomparable des causes politiques de la plus grande catastrophe du XXe siècle. Les écrits de Trotsky ont expliqué que la victoire du fascisme n'était pas inévitable. L'ascension de Hitler au pouvoir aurait pu être prévenue. Le fascisme n'était ni le résultat irrésistible de la « dialectique de l'Aufklärung », comme cela a été affirmé par Adorno et Horkheimer, ni le résultat d'une sexualité réprimée, comme l'a soutenu Wilhelm Reich. Le fascisme, la forme la plus barbare du règne de la bourgeoisie, a accédé au pouvoir à la suite de l'échec et des traîtrises de la direction politique de la classe ouvrière.
Les écrits de Trotsky sur l'Allemagne ne constituent qu'une partie de son extraordinaire héritage politique. La défense de Trotsky contre les mensonges et les distorsions, qui se poursuivent sans relâche plus de 70 ans après sa mort, est nécessaire à cause de son rôle central dans l'histoire du siècle passé. Tous les événements critiques des quatre premières décennies du XXe siècle ont été reflétés dans le travail qu'il a mené au cours de sa vie. Il était, aux côtés de Lénine, la figure la plus importante du mouvement révolutionnaire russe, lequel a culminé avec la prise du pouvoir par les bolcheviks en octobre 1917. La perspective et le programme qui ont inspiré la Révolution d'Octobre ont été fondés sur la théorie de Trotsky de la révolution permanente, qu'il a développée après la Révolution russe de 1905. Durant la guerre civile qui a suivi la Révolution d'Octobre 1917, Trotsky est devenu le chef de l'Armée rouge. Sous sa direction, l'Union soviétique a été défendue contre les forces contre-révolutionnaires, lesquelles étaient soutenues par toutes les principales puissances impérialistes.
Trotsky a joué un rôle décisif dans la victoire et dans la défense de la révolution socialiste en Russie. Mais sa place dans l'histoire est déterminée, avant tout, par ses réalisations comme principal représentant et stratège de la révolution socialiste mondiale. Dès 1905, Trotsky avait analysé la Révolution russe comme faisant partie d'un processus révolutionnaire mondial. Plus tôt qu'aucun autre, Trotsky avait prévu la possibilité que la classe ouvrière russe accède au pouvoir par une révolution socialiste. Mais il a insisté sur le fait que le destin du socialisme en Russie dépendait de la victoire de la classe ouvrière dans les pays capitalistes avancés, avant tout en Europe et aux États-Unis. La révolution socialiste, expliquait Trotsky, peut accomplir sa première victoire dans une arène nationale. Mais sa survie n'est possible que dans la mesure où la révolution se développe au-delà des frontières nationales dans lesquelles elle a conquis le pouvoir. La victoire finale du socialisme est accomplie avec le renversement du capitalisme à l'échelle mondiale.
En dernière analyse, la question politique centrale qui a sous-tendu le conflit qui a éclaté à l'intérieur du Parti communiste russe au cours des années 1920 était le rapport entre la construction du socialisme en Union soviétique et le programme de la révolution socialiste mondiale qui avait formé la base de la stratégie révolutionnaire du Parti bolchevik, sous la direction de Lénine et de Trotsky, en 1917. En octobre 1923, la critique de Trotsky sur la croissance de la bureaucratie dans le Parti bolchevique et l'État soviétique a conduit à la formation de l'Opposition de gauche. Ce fut un mois critique non seulement de l'histoire soviétique, mais aussi de l'histoire allemande. La crise immense qui avait éclaté en Allemagne au printemps de 1923, avec l'occupation française de la Ruhr, avait mené rapidement au développement d'une situation révolutionnaire. Dans le contexte de l'hyperinflation et de la désorientation du régime bourgeois, une opportunité sans précédent s'ouvrait pour une insurrection révolutionnaire victorieuse de la classe ouvrière allemande. Mais ce qui manquait, c'était une direction révolutionnaire déterminée. Les préparatifs du Parti communiste allemand pour une insurrection étaient désorganisés et indécis. Le Parti communiste soviétique, de plus en plus dominé par les adversaires politiques de Trotsky à la direction du Parti, donnait au KPD des conseils contradictoires. À la dernière minute, le KPD annulait ses plans pour une insurrection nationale. Dans la confusion qui suivit, des foyers insurrectionnels localisés étaient écrasés tandis que le gouvernement bourgeois retrouvait son sang-froid. La classe ouvrière allemande subissait un terrible coup dont elle ne devait jamais complètement se remettre et qui mit en mouvement une chaîne d'événements qui facilitèrent la croissance explosive du Parti nazi.
La défaite en Allemagne a renforcé les tendances bureaucratiques conservatrices dans le Parti communiste soviétique. Tandis que la guerre civile arrivait à son terme, la bureaucratie de l'État et du parti se développait rapidement. Elle était composée de dizaines de milliers de fonctionnaires pour lesquels une position dans l'appareil signifiait la sécurité personnelle et les privilèges. Ces fonctionnaires ont formé la base sociale du pouvoir rapidement grandissant de Staline comme secrétaire général du Parti communiste. Le « secret » du pouvoir de Staline se trouvait dans son attention aux intérêts matériels de la caste grandissante des bureaucrates, qui en sont venus à identifier leurs propres intérêts à ceux de l'Union soviétique en tant qu'État national, plutôt que comme le nouveau centre de la révolution socialiste mondiale. L'orientation de plus en plus nationaliste et conservatrice de la bureaucratie a trouvé son expression quand Staline a dévoilé en 1924 le programme du « socialisme dans un seul pays ».
Ce programme légitimait, théoriquement, politiquement et pratiquement, la séparation du développement du socialisme en URSS de la cause de la révolution socialiste internationale. Il cautionnait la subordination des intérêts de la classe ouvrière internationale aux intérêts nationaux de la bureaucratie dirigeante en Union soviétique. Cette séparation mena rapidement à des attaques virulentes contre la théorie de la révolution permanente de Trotsky. L'insistance avec laquelle Trotsky soulignait que le destin du socialisme en URSS dépendait de la victoire de la classe ouvrière au-delà de ses frontières est devenue l'anathème pour les bureaucrates soviétiques qui étaient préoccupés, avant tout, de leurs propres revenus et privilèges. Comme Trotsky l'écrivit plus tard dans son autobiographie, les attaques contre la révolution permanente ont été motivées par les préoccupations égoïstes de la bureaucratie. « Pas tout pour la révolution mondiale », pensait le petit fonctionnaire soviétique tout en dénonçant Trotsky et le programme de révolution permanente. « Quelque chose pour moi aussi. »
Rien n'est historiquement plus absurde et politiquement insoutenable que l'affirmation que le conflit entre Staline et Trotsky était simplement une lutte subjective entre deux individus pour le pouvoir personnel. La lutte qui a éclaté à l'intérieur du Parti communiste soviétique dans le milieu les années 1920 se déroulait entre deux programmes opposés et irréconciliables, le pseudo socialisme nationaliste de la bureaucratie soviétique menée par Staline contre l'internationalisme socialiste de l'Opposition de gauche menée par Trotsky. Le résultat de cette lutte devait déterminer le destin de la révolution socialiste au XXe siècle et, finalement, celui de l'Union soviétique même.
Le changement du programme du Parti communiste soviétique ne s'est pas réalisé facilement. Les idées et les idéaux de l'internationalisme socialiste étaient profondément enracinés dans la classe ouvrière soviétique. De plus, Trotsky occupait dans les esprits des ouvriers soviétiques avancés, ainsi que parmi les socialistes à travers le monde entier, une position de respect et de prestige égalée seulement par Lénine. Par contre, quand la lutte de faction a commencé au début des années 1920, Staline était pratiquement inconnu. Pour que Staline et ses alliés dans le Parti et la bureaucratie d'État puissent abandonner le programme internationaliste révolutionnaire, il était nécessaire de détruire l'influence politique de Trotsky. Mais cela ne pouvait pas être accompli sans réécrire l'histoire avec le but de nier le rôle prééminent de Trotsky dans la victoire de la Révolution d'Octobre. C'est là que l'on trouve les origines et la source politique de la campagne de falsification historique qui a commencé en 1923.
Il n'est pas possible, dans le temps dont nous disposons ce soir, de localiser, avec le niveau de détail nécessaire, tous les stades de ce processus insidieux de falsification. Les mensonges ont commencé par la distorsion de vieilles disputes de faction dans le mouvement révolutionnaire d'avant 1917. Cela s'est développé au travers de la déformation de citations, par des citations sélectives et des interprétations erronées de documents. Avec une vitesse étonnante, une image entièrement nouvelle et grotesque a été attachée au nom de Trotsky dans la presse soviétique. Les diffamations contre Trotsky et ses nombreux soutiens ont préparé le terrain à son expulsion et à son exil. Trotsky a été déporté d'URSS en janvier 1929. En 1932, il a été officiellement privé de la citoyenneté. En Union soviétique, le mouvement trotskyste a été en butte à une répression de plus en plus violente. La guerre de la bureaucratie contre le trotskysme préparait une campagne de génocide politique dirigée contre tous les représentants du programme et de la culture du socialisme international dans la classe ouvrière soviétique et l'intelligentsia marxiste.
Les trois procès anti-trotskystes, tenus à Moscou entre août 1936 et mars 1938, ont marqué le point culminant du processus impitoyable de falsification historique qui avait commencé en 1923. Au cours de ces procès, les principaux chefs du Parti bolchevik ont été accusés de préparer une campagne de terreur contre Staline, de commettre des actes de sabotage en URSS et de trahison au profit des régimes fascistes d'Allemagne et du Japon. Tous les accusés, de vieux révolutionnaires qui avaient consacré leur vie adulte entière à la cause du socialisme, confessèrent avoir commis les crimes les plus horribles. Mais à part leurs confessions, l'instruction n'a pas produit le moindre élément de preuve matérielle pour soutenir ses accusations.
Comme cela a été établi depuis longtemps, les confessions ont été arrachées aux accusés par la torture physique et psychologique et les menaces contre leurs familles. Staline s'est assuré la coopération des accusés par des promesses cyniques et vides d'épargner leur vie et celles de leurs proches s'ils jouaient le rôle qui leur était alloué dans le terrifiant spectacle monté à Moscou.
Bien des années plus tard, au début des années 1990, j'ai parlé à la fille de Mikhail Boguslavsky, un accusé au deuxième procès, qui s'est tenu en janvier 1937. Rebecca Boguslavskaya se souvenait lorsqu'elle était allée voir son père à la prison de la Loubianka à Moscou plusieurs semaines avant que le procès n'ait commencé. Mikhail Boguslavsky ressemblait à un spectre, il était émacié avec de profonds cernes noirs autour des yeux. Il souffrait physiquement et bougeait péniblement sur sa chaise. Rebecca s'est rendu compte que son père avait été sévèrement battu et qu'il lui était difficile d'appuyer le poids de son corps sur le siège. Boguslavsky a regardé sa fille et a eu ce cri de désespoir: « vous devez m'abandonner. Vous devez oublier que j'ai jamais vécu. » Rebecca a répondu, « Père, je ne vous abandonnerai jamais. »
Au cours du procès lui-même, Boguslavsky allait un peu mieux. Il avait été nourri par ses geôliers et Rebecca a supposé que des médicaments lui avaient été administrés pour améliorer son apparence. Mais dans les heures qui suivirent la conclusion du procès, Boguslavsky a été fusillé. Quant à Rebecca, elle a été arrêtée peu après et elle a passé presque deux décennies dans un bagne sibérien. Elle est morte en 1992 à l'âge de 79 ans.
Quand le premier des procès de Moscou a été organisé en août 1936, Trotsky vivait en Norvège. Pour empêcher Trotsky de répondre aux chefs d'accusation invraisemblables qui étaient portés contre lui à Moscou, le gouvernement norvégien, contrôlé par le Parti social-démocrate, a placé Trotsky et sa femme, Natalia Sedova, sous assignation à résidence. En décembre 1936, Trotsky a été déporté de Norvège et placé sur un cargo à destination du Mexique.
Au Mexique, Trotsky a finalement été en mesure de répondre publiquement aux accusations du régime stalinien. Il a dénoncé les procès comme étant une machination politique et a demandé l'organisation d'un « contre-procès international » afin de révéler qui étaient les « vrais criminels qui se cachent derrière la cape de l'accusateur ».
Il faut se rappeler qu'en Europe et aux États-Unis, des sections importantes de partisans « de gauche » de l'alliance dite du « Front populaire » entre les libéraux bourgeois et les partis staliniens étaient prêtes à accepter sans objection les accusations lancées contre les prévenus de Moscou. Ils se sont opposés avec acharnement à la demande de Trotsky d'établir une commission d'enquête indépendante sur les procès de Moscou, craignant que la divulgation des mensonges du Kremlin ne sape le front populiste libéral-stalinien contre le fascisme, comme si la lutte contre le fascisme pouvait être servie par le meurtre légalisé de révolutionnaires.
Malgré l'opposition des libéraux et des staliniens, une Commission d'enquête sur les procès a été créée au printemps de 1937, présidée par le plus grand philosophe américain vivant, John Dewey. La Commission s'est rendue au Mexique en avril, où durant plus d'une semaine elle a questionné Trotsky sur toutes les questions rattachées aux accusations portées contre lui. Le témoignage de Trotsky s'est composé d'une défense de ses activités et de ses idées au cours d'une période qui s'est étendue sur 40 ans, en commençant par son entrée dans la politique révolutionnaire alors qu'il était un jeune homme de 17 ans en 1897.
Le point culminant du travail de la Commission au Mexique fut, sans aucun doute, le discours de clôture de Trotsky. Il a parlé pendant 4 ½ heures en anglais. Je ne parle pas seulement comme un partisan du trotskysme quand je déclare que ce discours solennel se classe parmi les plus grands de l'histoire mondiale. Dans l'un des nombreux passages remarquables qu'on trouve dans le texte, Trotsky a expliqué les origines et la signification des mensonges sur lesquels les Procès de Moscou ont été fondés. Les mensonges du régime soviétique n'étaient pas simplement le produit de la personnalité pathologique de Staline. En fait, ils s'enracinaient dans les intérêts matériels de la bureaucratie dont Staline était le représentant en chef :
« On ne peut comprendre les actes de Staline qu'en commençant par étudier les conditions d'existence de la nouvelle strate privilégiée, avide de pouvoir, avide de confort matériel, craintive pour sa situation, redoutant les masses et détestant mortellement toute forme d'opposition.
« La position d'une bureaucratie privilégiée dans une société que cette bureaucratie elle-même appelle socialiste n'est pas seulement contradictoire, mais aussi fausse. D'autant plus précipité est le saut par lequel on s'est éloigné du renversement d'Octobre qui avait mis à bas toute la contrevérité sociale, jusqu'à la situation présente, dans laquelle une caste de parvenus doit dissimuler ses ulcères sociaux, d'autant plus brutaux doivent être les mensonges thermidoriens. En conséquence, il ne s'agit pas simplement de la dépravation individuelle de telle ou telle personne, mais de la corruption liée à la position même qu'occupe un groupe social tout entier pour qui les mensonges sont devenus une nécessité politique vitale. »
Ici se trouve la clé pour la compréhension, non seulement des mensonges des Procès de Moscou, mais, plus généralement, la signification de toutes les falsifications historiques. Il y a une phrase bien connue: « si les axiomes géométriques empiétaient sur des intérêts matériels, on tenterait de les réfuter ». De la même façon, dans la mesure où la classe dirigeante voit dans les faits historiques une menace à la légitimité de sa position dominante dans la société, elle doit recourir aux distorsions et aux falsifications les plus grossières. La bureaucratie stalinienne a recouru à des mensonges éhontés et monstrueux pour recouvrir sa traîtrise des principes de la Révolution d'Octobre et pour dissimuler la contradiction toujours plus flagrante entre les buts réels du socialisme et la défense de ses propres intérêts matériels en tant que caste privilégiée.
Une compréhension de la signification objective et de la fonction sociale de la falsification historique nous permet de répondre à une question extrêmement importante : comment se fait-il que nous demeurions tenus de nous occuper des mensonges sur le rôle historique de Léon Trotsky? Soixante-quinze ans se sont écoulés depuis que la Commission Dewey a conclu son travail avec une déclaration sans équivoque selon laquelle Trotsky était innocent de toutes les accusations portées contre lui et que les Procès de Moscou étaient une machination. Cinquante-six ans ont passé depuis que le premier ministre soviétique Nikita Khrouchtchev, dans son fameux « discours secret » de février 1956 devant le XXe Congrès du Parti communiste, a dénoncé Staline comme un criminel et quasiment admis que les Procès de Moscou avaient été fondés sur des mensonges. Vingt ans ont passé depuis la dissolution de l'Union soviétique, un événement qui a justifié la lutte de vie ou de mort de Trotsky contre la bureaucratie stalinienne. Il a justifié sa lutte contre le stalinisme comme une nécessité politique pour que l'Union soviétique soit sauvée de la destruction par le régime bureaucratique.
Il semble évident que Trotsky est une figure historique majeure. Même après avoir perdu le pouvoir, il a continué à exercer une influence immense à travers ses écrits. Pas même son assassinat en août 1940 ne pouvait libérer la bureaucratie du spectre du trotskysme international. La publication d'une biographie en trois volumes par Isaac Deutscher a conduit à un regain d'intérêt envers Trotsky dans le monde entier. Une mesure de la peur perpétuelle nourrie à l'égard de Trotsky par la bureaucratie soviétique est le fait que de tous les révolutionnaires bolcheviks assassinés par le régime stalinien, Trotsky est le seul a n'avoir jamais été officiellement réhabilité.
Il faut s'attendre à ce que Trotsky reste, étant donné la nature de ses objectifs politiques, un personnage intensément controversé. Mais peut-il y avoir le moindre doute que ses activités et ses idées méritent l'étude intellectuelle la plus sérieuse qui soit? Or, non seulement cela n'est pas arrivé, mais bien au contraire, nous avons assisté au cours de la dernière décennie à un renouvellement et à une intensification de la campagne de mensonges. Il est nécessaire de révéler et d'expliquer les nécessités politiques et sociales qui motivent cette falsification implacable d'à peu près tous les aspects de sa vie.
Je pense que la campagne contre Trotsky puise sa dynamique dans deux facteurs interreliés de caractère historique et politique. Voyons tout d'abord le facteur historique. L'effondrement des régimes staliniens en Europe de l'Est et la dissolution de l'URSS ont donné lieu à une explosion de triomphalisme bourgeois. Avant 1989, les seules prévisions que les régimes staliniens se dirigeaient vers un naufrage ne pouvaient se trouver que dans les publications trotskystes. Pas le moindre éminent historien ou journaliste bourgeois n'avait prévu la dissolution des régimes d'Europe de l'Est et soviétique. Mais dès que ces régimes se sont effondrés, les politiciens, les universitaires et les journalistes bourgeois ont proclamé que leur effondrement était inévitable. La dissolution de l'URSS en 1991 avait « prouvé » que la Révolution d'Octobre 1917 était condamnée à l'échec dès le début. Ainsi selon eux, dès le départ, la révolution socialiste de 1917 ne pouvait aller que dans une seule direction : à la restauration du capitalisme. Que ce processus se soit déroulé sur une période couvrant près de trois quarts de siècle ne remettait pas en cause l'inéluctabilité de la conclusion. Selon eux, aucun autre cours de développement n'était possible. Le régime stalinien n'était pas la trahison de la Révolution d'Octobre, mais bien l'inévitable impasse historique créée par les événements de 1917, et à partir de laquelle la seule issue était la restauration du capitalisme.
Cette interprétation mécanique de l'histoire soviétique exigeait une négation de la possibilité même d'une évolution différente, non-totalitaire et socialiste, de l'URSS. Aucune autre voie de développement ne devait être prise au sérieux. Cette position a déterminé le traitement de Trotsky. La lutte qu'il a menée contre le stalinisme devait être réduite au minimum, pour ne pas dire même être totalement ignorée. En aucun cas ne devait-il être présenté comme une alternative viable à Staline.
Mais au tournant du nouveau siècle, les questions historiques qui exigeaient le refus de l'importance des positions de Trotsky comme une alternative au stalinisme ont été aggravées par de nouvelles inquiétudes politiques. Le triomphalisme manifesté lors de la dissolution de l'URSS avait déjà commencé à se dissiper alors que le XXe siècle tirait à sa fin. Les chocs économiques qui ont commencé avec la crise asiatique de 1998 ont démontré de façon trop évidente que la fin de l'URSS n'avait pas guéri le capitalisme de ses malaises profondément enracinés. Les conditions de vie de larges couches de la classe ouvrière n'ont cessé de se dégrader au cours de la dernière décennie du XXe siècle, avant même le krach de 2008, et elles ont continué d'empirer au cours de la première décennie du XXIe siècle. Dans ce contexte de détérioration des conditions économiques, le militarisme de plus en plus effréné des élites impérialistes - institutionnalisé dans la foulée des événements du 11 septembre 2001 sous l'égide de la « guerre contre la terreur » - a régulièrement suscité une opposition populaire croissante. Avec à l'arrière-plan des tensions sociales devenant de plus en plus palpables, des stratèges bourgeois tels Zbigniew Brzezinski, ont commencé à s'alarmer des conséquences potentiellement révolutionnaires d'une croissance rapide d'une population mondiale constituée de jeunes gens instruits, mais mécontents d'être dans l'impossibilité de se trouver un emploi décent et une sécurité économique.
Dans ces conditions incertaines, la bourgeoisie a rappelé l'atmosphère politique des années 1960, lorsque les écrits de Trotsky, qui avaient été supprimés pendant des décennies, sont soudainement devenus un matériel de lecture essentiel pour la jeunesse radicalisée. Dans l'environnement économique beaucoup plus incertain du nouveau siècle, alors que tant les travailleurs que les jeunes commencent à chercher des alternatives au capitalisme, n'y a-t-il pas un danger que Trotsky puisse à nouveau donner une orientation théorique et politique et être source d'inspiration pour une nouvelle génération embrassant la lutte révolutionnaire? Après tout, se questionnaient les gardiens universitaires des intérêts bourgeois, combien de livres maudits de Trotsky sont encore en impression? Des ouvres telles que L'Histoire de la Révolution russe, La Révolution trahie, et, le pire de tous, l'autobiographie passionnante de Trotsky, Ma Vie. Qu'est-ce qui pourrait être fait pour contrer les écrits révolutionnaires des chefs-d'ouvre littéraires de Trotsky?
La nouvelle ère de la guerre préventive a produit un nouveau genre littéraire : la biographie préventive! En l'espace d'un peu plus de cinq ans, pas moins de trois de ces biographies préventives de Trotsky ont été publiées. La première biographie, par le professeur Ian Thatcher, a été publiée en 2003. Celle du professeur Geoffrey Swain a été publiée en 2006. J'ai écrit une longue réponse à ces deux livres publiée en 2007. J'ai exposé en détail les falsifications grossières, fondées en grande partie sur les anciens mensonges concoctés par les staliniens, et qui ont été colportées par ces deux historiens britanniques. Quel que soit l'espoir que j'aie entretenu d'avoir réduit au silence la croisade anti-Trotsky de l'establishment universitaire britannique, celui-ci a été vite déçu. La biographie écrite par Robert Service est apparue en 2009.
Ainsi, je me suis trouvé obligé d'écrire une réfutation détaillée d'un autre volume visant à discréditer Trotsky. Avec mon analyse antérieure des biographies écrites par Thatcher et Swain, de même que deux autres courts essais dans lesquels j'ai cherché à expliquer la pertinence contemporaine de l'ouvre de Trotsky, la critique de Service a été publiée dans un volume intitulé In Defense of Leon Trotsky. Il n'est pas nécessaire pour moi de repasser en détail ma réfutation des travaux de Thatcher, Swain et Service. Je crois que la qualité et l'intégrité de mes efforts ont été confirmées par l'examen approfondi écrit par l'historien Bertrand Patenaude et publié en juin dans l'American Historical Review. Le professeur Patenaude a approuvé sans ambiguïté ma description de la biographie de Service comme du « travail servile contre commande rémunérée ». En outre, je me réjouis de la lettre ouverte à la maison d'édition Suhrkamp, écrite par 14 éminents historiens européens approuvant ma dénonciation du livre de Service et s'opposant à la publication d'une édition en langue allemande. Que 14 historiens exceptionnels se sentent obligés de protester contre la publication du livre de Service témoigne de façon décisive du caractère tout à fait déplorable du travail de Service.
On aurait pu croire qu'une lettre ouverte de 14 éminents historiens aurait tellement discrédité Robert Service qu'aucun historien sérieux ne serait intervenu en sa faveur. Après tout, l'accusation principale contre la biographie de Service est qu'elle viole les normes les plus élémentaires de l'érudition. Son ouvrage comprend de nombreuses erreurs factuelles. Service avance des arguments qui manquent de tout fondement documentaire. Il attribue à Trotsky des opinions et des positions que ce dernier ne détenait pas, y compris celles qui sont l'exact opposé de ce que Trotsky a effectivement écrit. En outre, les historiens sont d'accord avec mes objections quant au traitement de l'ascendance juive de Trotsky par Service d'une façon qui tend à légitimer les stéréotypes antisémites et les calomnies fréquemment utilisés contre lui.
L'éditeur Suhrkamp n'a pas répondu aux historiens, mais a néanmoins retardé la publication du livre de Service, et retenu les services d'un « expert extérieur » pour examiner la biographie et corriger les erreurs factuelles les plus flagrantes. Suhrkamp tente ainsi de sauver ce qu'il peut d'une édition catastrophique en procédant avec l'équivalent littéraire d'une chirurgie plastique. Mais la nature insoluble du problème que l'éditeur confronte transpire dans l'introduction de la promotion du livre de Service affichée sur le site Web de Suhrkamp. Suhrkamp fait référence à « l'homme né en 1879 en Ukraine méridionale sous le nom de Lev Davidovitch Bronstein ». Mais cette présentation contredit déjà une affirmation de Service qui prétend que le vrai prénom de Trotsky était Leiba, et qu'il a été connu sous ce nom yiddish pendant toute sa jeunesse. Pendant les 40 premières pages de l'édition en langue anglaise de sa biographie, Service renvoie au jeune Trotsky seulement sous le nom de « Leiba ». L'auteur fait valoir ensuite que ce ne fut qu'après l'âge de dix-huit ans que le jeune Bronstein a décidé de prendre le nom de Lëva, afin d'avoir un nom à consonance russe comme ses camarades du mouvement révolutionnaire. Afin de souligner l'importance du changement de prénom par Trotsky, Service écrit: « Sémantiquement cela n'avait rien à voir avec le nom yiddish Leiba... »
Comme j'ai déjà expliqué en détail, toute cette histoire est une pure invention de Service. Le prénom de Trotsky était bel et bien Lev, et il a été connu sous ce nom (ou son diminutif Lyova) depuis sa plus tendre enfance. Toutefois, l'attribution erronée du nom Leiba au jeune Trotsky joue un rôle central dans la biographie de Service. Tout d'abord, elle sert à accentuer l'identité juive de Trotsky d'une façon similaire à celle fréquemment utilisée par ses adversaires antisémites. Deuxièmement, Service soutient que Trotsky s'efforçait de cacher son vrai prénom, et que c'est là non seulement un exemple de ses efforts récurrents de cacher ses origines juives, mais aussi l'une des importantes inexactitudes que Service affirme avoir découvertes dans l'autobiographie de Trotsky.
Il semble que l'attribution erronée par Service du nom de Leiba au jeune Trotsky sera corrigée par l'expert engagé par Suhrkamp. On se retrouvera ainsi avec un paradoxe littéraire intéressant. Le sujet même de la biographie de Service sera né avec un nom dans l'édition anglaise et un autre dans l'édition allemande!
Le site Web de Suhrkamp annonce que la biographie de Service sera publiée en juillet. Mais la lettre ouverte des 14 historiens et le long retard dans la publication du livre ont provoqué l'alarme dans les milieux de droite et parmi une couche d'historiens anti-marxistes. Le journal d'extrême droite Junge Freiheit s'est porté à la défense de Service, faisant l'éloge de son travail qui répudie la moindre représentation sympathique de Trotsky. Le journal fait l'éloge de la remarque de Service lors du lancement de son livre à Londres : « Si le pic à glace n'a pas tout à fait réussi à le tuer, j'espère que j'aurai réussi », qualifiant ces dires d'« observation intéressante ».
On ne peut s'étonner de la défense de Service dans les pages du Junge Freiheit. Mais d'un plus grand intérêt sont les deux articles appuyant Service qui sont parus dans les pages de la Neue Zürcher Zeitung. Leur auteur est le professeur Ulrich M. Schmid Ph.D., qui enseigne à l'Université de St-Gall et qui a beaucoup écrit sur les questions relatives à l'histoire, la philosophie, la littérature et la culture. Son curriculum vitae, publié sur le site Web de l'université, dresse la liste de plus de 600 articles - un nombre pour le moins impressionnant. Ses essais apparaissent fréquemment dans la Neue Zürcher Zeitung.
Le premier article a été publié dans la Neue Zürcher Zeitung le 28 décembre 2011. Au titre un peu prévisible de « Pas d'alternative à Staline », l'auteur commence par y déplorer que Trotsky a été considéré par la génération des soixante-huitards comme une alternative viable à Staline :
« Si, après la mort de Lénine cela n'avait pas été Staline, mais plutôt Trotsky qui avait pris la direction de l'Union soviétique - ainsi va l'argument - alors l'expérience d'une forme socialiste de la société n'aurait pas abouti à une dictature inhumaine.
« Beaucoup de socialistes occidentaux se sont laissés aveugler par l'éclat intellectuel de Trotsky et ont conclu trop vite que l'hostilité de Trotsky envers Staline a été motivée par l'idéal du socialisme à visage humain. »
Empruntant l'approche de Service, Schmid tente de réfuter ce point de vue favorable de Trotsky en le décrivant comme une sorte de monstre, capable des pires abominations. Il écrit :
« Dès le début de sa carrière à titre de commissaire à la guerre, Trotsky a démontré sa monstruosité absolue. Il a obtenu l'obéissance des officiers tsaristes en prenant leurs familles en otages. »
Quand on lit ces dénonciations furieuses des gestes de Trotsky en tant que commandant militaire, on pourrait presque croire que, avant l'apparition de Trotsky sur la scène de l'histoire, les guerres civiles étaient des affaires non violentes et sans effusion de sang, dans lesquelles les parties opposées se traitaient les unes les autres avec une affection mutuelle et une gentillesse immaculée. Et pourtant, comme nous le savons tous, l'histoire est bien différente. Mais bon, Schmid préfère éviter de placer les actions de Trotsky dans un contexte historique plus large qui pourrait expliquer, et même justifier ses gestes.
Entre 1918 et 1921, Trotsky défendait le régime soviétique contre les forces de la contre-révolution, et il comprenait très bien quelles seraient les conséquences probables d'une défaite bolchevique. Il appartenait à une génération de révolutionnaires pour qui les événements qui ont suivi la répression de la Commune de Paris en mai 1871 faisaient toujours partie de la mémoire vivante. Dans la semaine qui a suivi la défaite de la Commune, la Garde nationale victorieuse, commandée par le régime bourgeois, a fusillé entre 30 000 et 50 000 travailleurs. Adolphe Thiers, président du régime bourgeois, a dit des communards: « Le sol est jonché de leurs cadavres ; ce spectacle affreux servira de leçon ».
Mais Trotsky n'avait pas besoin de l'exemple de la Commune de Paris pour lui faire entrevoir ce qui attendait le régime bolchevique et la classe ouvrière soviétique advenant la victoire de la contre-révolution. Les bolcheviks et les masses ouvrières et paysannes se souvenaient très bien du bain de sang qui avait suivi la défaite de la révolution de 1905. Le régime tsariste avait alors envoyé son armée en expéditions punitives contre les villes et les villages où la population avait manifesté son soutien à la révolution. Des dizaines de milliers de personnes ont alors été assassinées de sang-froid par les troupes tsaristes dans les villes et les villages qui ont été détruits.
Schmid, tout comme Service, omet de noter un autre fait loin d'être insignifiant : la Révolution d'Octobre a eu lieu dans le contexte de la Première Guerre mondiale, qui avait commencé à l'été 1914. Lorsque les bolcheviks sont arrivés au pouvoir, environ 1,7 million de soldats russes avaient déjà été tués dans ce bain de sang insensé. Des millions d'autres personnes avaient trouvé la mort sur les divers fronts de la Première Guerre mondiale, un conflit qui, selon les mots d'un historien, a « produit la dévastation culturelle et le meurtre de masse les plus vastes qui soient en Europe depuis la guerre de Trente Ans ». La violence de la Révolution russe a été déterminée dans une mesure non négligeable par les conditions socio-économiques effroyables créées par la participation de la Russie dans la Première Guerre mondiale. Dans son livre The Dynamic of Destruction: Culture and Mass Killing in the First World War, l'historien Alan Kramer (l'auteur de la phrase citée ci-dessus) a écrit :
«...Dire que la Révolution russe d'Octobre 1917 et la nature de l'Union soviétique ont été profondément affectées par l'expérience de la Russie dans la guerre serait un euphémisme : ce fut une suite catastrophique de sept années de guerre, de bouleversements politiques et de guerre civile, tous des événements qui ont façonné la culture politique du régime bolchevique pour les décennies qui ont suivies. »
Déterminé à discréditer Trotsky pour des raisons morales, Schmid offre d'autres exemples des prétendues « monstruosités » de Trotsky et écrit :
« Lorsqu'une unité de l'Armée rouge bat en retraite devant l'ennemi sur le front de Kazan en 1918, Trotsky ordonne de fusiller sommairement le commandant et 40 de ses soldats, puis de jeter les cadavres dans la Volga. »
Il est vrai que Trotsky a, à un moment critique où le sort de l'Armée rouge nouvellement organisée était en jeu, ordonné l'exécution de déserteurs. Trotsky a pris cette mesure extrême afin de maintenir la discipline, et il a relaté ce fait dans son autobiographie. Dans le contexte de la guerre, les actions de Trotsky étaient justifiées. Comme Schmid sait pertinemment bien, la peine de mort a été employée contre les déserteurs dans les armées allemandes, françaises et britanniques durant la Première Guerre mondiale. Mais peut-être parce qu'il doute de l'efficacité de sa condamnation de Trotsky pour son utilisation de la peine de mort, il y ajoute un détail étrange et inquiétant : Trotsky aurait ordonné que les cadavres des déserteurs exécutés soient jetés dans la Volga.
Cette déclaration évoque dans l'esprit du lecteur une image effrayante. Trotsky non seulement fait fusiller les déserteurs, mais il leur refuse en plus une sépulture décente. Il a fait jeter leurs cadavres dans un fleuve! Je n'ai jamais vu la moindre trace de ce détail macabre avant. Quelle est la preuve documentaire sur laquelle Schmid fonde cette allégation? Le professeur Schmid devrait nous faire savoir où il a découvert ce présumé acte inhumain.
Schmid cite d'autres accusations bien connues de présumés actes de cruauté menés par Trotsky, telle la répression de l'insurrection de Cronstadt en 1921. Une fois de plus, ces événements sont présentés sans références, et font fi de la moindre analyse sérieuse du contexte politique et historique dans lequel ils se sont produits. Cette forme de présentation ne contribue en rien à la compréhension des événements, ou du rôle que Trotsky y a joué. Leur seul but est la promotion de l'ordre du jour anticommuniste politiquement motivé de Schmid. Dans le dernier paragraphe de son premier article, Schmid se lamente à nouveau :
« Bien qu'il ne peut subsister de doutes à propos des penchants dictatoriaux de Trotsky, il reste encore des « communistes nostalgiques » qui souhaitent le considérer comme ayant été martyrisé par une conspiration orchestrée par Staline et le capitalisme mondial. L'hypothèse absurde d'une telle alliance ne fait que souligner combien ces auteurs sont éloignés du bon sens commun. »
Or cette hypothèse prétendument absurde est étayée par le fait que Trotsky et ses partisans ont été persécutés en même temps par les staliniens, les fascistes et les gouvernements démocratiques bourgeois. Après son expulsion de l'URSS, Trotsky s'est en effet vu refusé l'asile par les gouvernements britannique et allemand. Il a ensuite été autorisé à entrer en France, mais uniquement après avoir accepté des restrictions sévères, non seulement en ce qui a trait à ses activités politiques, mais aussi à ses déplacements à l'intérieur du pays. En 1936, comme je l'ai déjà mentionné, le gouvernement norvégien a placé Trotsky en isolement afin de l'empêcher d'exposer publiquement les procès truqués de Moscou. L'important appui des procès de Moscou parmi les bourgeois libéraux d'Europe et des États-Unis provenait de leur alliance politique avec les partis staliniens, qui formaient la base du mouvement du « Front populaire » des années 1930. En se moquant de ceux qui écrivent qu'il y avait une alliance entre les staliniens et les impérialistes contre le trotskysme, Schmid fait la démonstration de son ignorance de la dynamique politique des années 1930.
Dans un second article publié dans la Neue Zürcher Zeitung le 21 février 2012, Schmid signale que ma critique du livre de Service a été appuyée par le Professeur Bertrand Patenaude de l'Université de Stanford. Il prend également note de la lettre des 14 historiens, en mentionnant les noms de Helmut Dahmer, Hermann Weber, Bernhard Bayerlein, Heiko Haumann, Mario Kessler, Oskar Negt, Oliver Rathkolb et Peter Steinbach. Schmid sait certainement que tous ces historiens sont des érudits immensément respectés. Schmid ne pouvait certes pas s'empêcher d'être troublé de trouver le nom du professeur Heiko Haumann sur la liste des signataires protestant contre la publication de la biographie de Service. Le professeur Haumann a en effet assisté Schmid dans la préparation de son habilitationsschrift [dissertation de post-thèse de doctorat] en 1998-1999, un service pour lequel Schmid a exprimé publiquement sa gratitude. Mais Schmid se trouve maintenant dans la position embarrassante de contester le jugement de l'un de ses propres mentors.
Schmid adopte une stratégie curieuse dans sa défense du livre de Service. Il admet qu'il contient des erreurs, mais les rejette en les qualifiant de sans conséquence. Schmid en parle comme de « petites erreurs » calculées, dont des « dates de décès erronées... une description inexacte des événements historiques... des notes non fiables... un mélange des relations familiales... des citations tronquées... une préférence sélective pour les événements montrant Trotsky sous un jour défavorable... »
On ne peut lire cette liste d'écarts de Service des normes de base de l'érudition sans s'étonner. N'importe lequel de ces défauts serait considéré comme tout à fait inacceptable dans un livre écrit par un historien professionnel. Le fait de trouver toutes ces erreurs dans un ouvrage historique publié aux États-Unis sous l'imprimatur des presses de l'université Harvard n'est rien de moins qu'un scandale intellectuel majeur. Un universitaire qui produit un tel travail perd tout droit d'être pris au sérieux en tant que chercheur. Une maison d'édition qui produit un tel travail viole sa responsabilité professionnelle et éthique qui est de respecter l'intégrité du discours intellectuel.
M. Schmid ne peut ignorer la gravité des manquements de Service dans l'observation des normes académiques. C'est un auteur prolifique et, autant que je sache sur la base d'un bref examen d'une partie de son travail universitaire publié, il cherche à respecter des normes professionnelles. Mais cela ne l'empêche pas de penser que Service devrait être autorisé à violer les règles des travaux de recherche en toute impunité. Schmid veut faire croire à ses lecteurs que les erreurs factuelles qui apparaissent dans la biographie de Service - des erreurs si nombreuses que l'éditeur Suhrkamp a été contraint d'embaucher un expert indépendant pour revoir l'ensemble du texte - ne constituent qu'un problème sans grande importance. Certes, une erreur factuelle occasionnelle peut se glisser dans le travail de l'historien même le plus diligent. Mais la découverte de nombreuses erreurs factuelles dans un seul ouvrage est une tout autre affaire. La présence de telles erreurs prouve que l'auteur ne maîtrise pas son sujet, et son interprétation des événements perd toute crédibilité.
Mais en dépit de l'exposition de toutes les erreurs dans l'ouvrage de Service, Schmid insiste sur le fait que sa publication doit aller de l'avant. Il écrit :
« La traduction allemande sera publiée dans une version corrigée au début de juillet 2012, sans profonds changements dans la structure du texte. La décision de la maison d'édition est correcte : tant North que Patenaude n'ont été en mesure d'avancer des arguments qui portent atteinte à la critique fondamentale effectuée par Service du fanatisme révolutionnaire de Trotsky et de sa volonté d'utiliser la violence. »
Comme ce passage le démontre clairement, l'engagement idéologique et politique de Schmid est la seule raison pour laquelle il défend Service. Malgré les erreurs, les falsifications et les violations des normes d'érudition, le livre de Service satisfait au seul critère d'importance pour Schmid : l'ouvrage est contre Trotsky et la révolution socialiste. Rien d'autre ne compte.
Plus de 70 ans après l'assassinat de Trotsky, son héritage fait toujours l'objet de la plus féroce controverse. On lui refuse toujours le droit d'entrer dans le domaine de la recherche historique objective. Trotsky demeure une figure intensément contemporaine. Il vit dans l'histoire, non seulement comme le chef de la plus grande révolution du XXe siècle, mais aussi comme une source d'inspiration politique et intellectuelle pour les révolutions de l'avenir.
Plus de 20 ans après la dissolution de l'URSS, le capitalisme est embourbé dans la crise. La fin de l'histoire promise par Francis Fukuyama ne s'est pas réalisée. Ce que nous voyons, c'est le retour de l'histoire, celle de la crise économique, de l'assaut implacable sur les droits démocratiques, et de l'éruption des guerres impérialistes. Dans cette situation, la classe ouvrière doit étudier l'histoire afin de comprendre la réalité d'aujourd'hui. La défense de l'héritage de Trotsky contre la falsification historique est une composante essentielle de l'éducation politique de la classe ouvrière et de sa préparation pour les tâches politiques d'une nouvelle ère de la lutte révolutionnaire.
(Article original paru le 20 mars 2012)