Voici la conclusion d’un article nécrologique en deux parties.
La première partie a été mise en ligne le 21 octobre.
Si l’on peut dire que Ted Grant a apporté une contribution
originale au révisionnisme pabliste, c’est bien sous la forme de sa théorie du
bonapartisme prolétarien. Selon Grant, la bureaucratie stalinienne pouvait
effectuer des transformations sociales en Europe de l’Est, car elle était selon
lui la représentante indirecte du prolétariat.
Grant présentait cela comme un développement de l’analyse
de l’Union soviétique effectuée par Trotsky. Mais cela était en fait bien loin
de la réalité. Trotsky a bien identifié le stalinisme comme une forme de
bonapartisme et l’a qualifié de thermidor soviétique, tout en restant cependant
bien concret à propos de ce qu’il voulait dire en utilisant ces termes et en
distinguant le bonapartisme soviétique des premières formes de bonapartisme
associées à la Révolution française.
En 1794, Robespierre était renversé le 9 Thermidor et le
pouvoir passait aux mains des jacobins plus conservateurs qui bénéficiaient de
l’appui des sections du Tiers État formées par les propriétaires. En 1799,
Bonaparte s’empara ensuite du pouvoir lors d’un coup d’État le 18 Brumaire au
nom des sections les plus aisées de la bourgeoisie française. Mais aucun de ces
régimes ne menaçaient le changement essentiel alors survenu dans les
rapports de propriété. Ils restaient bien des défenseurs du droit de propriété
bourgeois et, en ce sens, ils conservaient un certain caractère progressiste
face aux régimes absolutistes féodaux qui dominaient toujours le reste de
l’Europe.
Une comparaison peut être faite avec la façon dont le
pouvoir en Union soviétique est passé après 1924 des mains de l’avant-garde
révolutionnaire à des couches plus conservatrices de la bureaucratie et de la
classe ouvrière. Mais alors que Napoléon ne pouvait retourner au féodalisme,
puisque le capitalisme se développait par lui même une fois libéré du carcan du
régime féodal, la situation en Union soviétique était très différente.
Le socialisme ne se développe pas de la même façon que le
capitalisme. Il doit être construit consciemment. C’est pourquoi le régime
stalinien exposait la révolution prolétarienne à des dangers que Bonaparte ne
présentait pas pour la révolution bourgeoise en France. Staline a été
certes contraint de défendre les rapports de propriété nationalisés sur
lesquels sa position et celle du reste de la bureaucratie du Kremlin
dépendaient, mais tout en étouffant de façon répétitive les mouvements
révolutionnaires mondialement de façon à empêcher une résurgence de
l’avant-garde révolutionnaire en Union soviétique. La bureaucratie qu’il
dirigeait minait fondamentalement ces rapports de propriété et préparait les
conditions pour une restauration du capitalisme.
Pour Grant cependant, le bonapartisme c’est le
bonapartisme, un point c’est tout. Selon son raisonnement, si Napoléon
Bonaparte avait pu renverser le féodalisme de l’Europe du XVIIIe siècle,
alors Staline pouvait bien renverser le capitalisme de l’Europe du XXe
siècle. Aussi, lorsque l’Armée rouge soviétique a occupé l’Europe de l’Est au
lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, Grant a déclaré que l’Europe de l’Est
était constituée d’« États ouvriers », car ils étaient tombés sous la
domination de Moscou.
Pour Grant — comme pour tous pablistes —, le stalinisme au
pouvoir équivalait à un État ouvrier. Les pablistes donnaient essentiellement
ainsi au stalinisme une mission révolutionnaire permanente. Le seul problème
qu’ils identifiaient était l’absence de véritable démocratie ouvrière, mais
nullement le danger de contre-révolution et de restauration capitaliste par la
bureaucratie.
Grant a appliqué la même logique à la Yougoslavie de Tito
et à la Chine de Mao. Subséquemment, il a développé la théorie que ces pays, de
même qu’une longue liste d’autres comprenant notamment Cuba, la Birmanie, la
Syrie, le Kampuchéa, le Vietnam, l’Angola, le Mozambique et l’Éthiopie, étaient
des exemples de ce qu’il a appelé le « bonapartisme prolétarien »,
idéologie capable de développer les forces productives de ces pays et devant
être considérée comme progressiste selon lui.
Trotsky avait représenté la bureaucratie comme une tumeur
pouvant croître au point de l’emporter sur l’organisme, mais sans jamais
réussir à survivre indépendamment. En revanche, toute la carrière politique
adulte de Grant a été basée sur la prémisse que la bureaucratie avait développé
cette capacité indépendante.
Selon Grant, les lois du matérialisme dialectique
décrétaient que des générations entières de l’humanité étaient condamnées à
l’esclavage salarié et aux camps d’internement des régimes dictatoriaux au nom
du marxisme. Lorsque l’Union soviétique a été liquidée, Grant a déclaré que la
tentative de coup d’État d’août 1991 démontrait que des sections de la
bureaucratie défendaient toujours le socialisme.
Le processus de dégénérescence de l’Union soviétique ne
pouvait se prolonger indéfiniment. Tôt ou tard, le processus de dégénérescence
identifié par Trotsky devait mener à la restauration du capitalisme si une
révolution politique ne venait pas renverser la bureaucratie stalinienne.
Grant a vécu assez longtemps pour voir sa perspective
réfutée par l’histoire. La perspective de Trotsky, déclarée erronée selon Grant
dans le contexte d’après la Deuxième Guerre mondiale, a été pleinement prouvée.
Grant a néanmoins poursuivi allégrement sur la même voie,
indifférent aux changements survenant autour de lui, qu’il s’agisse de l’Union
soviétique ou de la dégénérescence du Parti travailliste en un parti
néo-libéral droitiste de la bourgeoisie. Grant a été en mesure de poursuivre
ainsi sa propre trajectoire politique, car il ne comprenait pas le marxisme. Ce
qui constituait du marxisme pour lui n’était qu’une série de dogmes répétés
avec une ferveur religieuse. Les œuvres classiques du marxisme revêtaient pour
lui le caractère de textes sacrés à citer de la même façon que les prêcheurs
fondamentalistes citent la Bible.
Grant et le Venezuela
Un curieux sous-produit du dogmatisme de Grant lui a valu
une espèce de vie après la mort en Amérique latine lorsque le président du
Venezuela Hugo Chavez a déclaré qu’il avait comme livre de chevet un exemplaire
de Reason in Revolt, un livre écrit par Grant avec Alan Woods. Les
auteurs de cet ouvrage de divagation prétendent combiner la philosophie
marxiste avec un ré-examen de la science moderne et une analyse de la crise
capitaliste. Sans la moindre formation ou expérience en science, Grant et Woods
se sont employés à corriger la science moderne « en utilisant la
méthode du matérialisme dialectique ». Pour donner un aperçu de cet
étrange livre : les auteurs nient la possibilité de l’existence des trous noirs
puisque, soutiennent-ils, ce phénomène n’est pas consistant avec le
matérialisme dialectique. La théorie du Big Bang, qui est aujourd’hui largement
acceptée par les cosmologistes puisque basée sur des fondements théoriques et
soutenue par des observations, est rejetée comme étant pure « spéculation
mystique » basée sur des « formules mathématiques abstruses et
ésotériques ».
Grant et Woods présentent le matérialisme dialectique comme
une clé magique instantanée pour la compréhension de l’univers leur permettant
de révéler les secrets de la nature sans la nécessité de travaux scientifiques
ardus. Ceux qui emploient ce type de raisonnement savent toujours ce que
constitue le « matérialisme dialectique » puisqu’il correspond fait à
tout ce qu’ils disent. Leurs conceptions n’ont jamais à être confrontées à
l’expérience puisqu’ils évitent le processus de l’étude et de l’interrogation répétées
de la réalité concrète qui caractérise le marxisme. La méthode de Grant et
Woods est entièrement complaisante et subjective et n’a rien de commun avec le
marxisme à l’exception d’une certaine similitude dans la phraséologie. Grant et
Woods sont des adeptes de l’utilisation de phrases marxistes, qu’ils utilisent
de façon purement rhétorique et jamais scientifique. Ils utilisent des concepts
scientifiques à la façon qu’une entreprise de publicité qui prétend qu’un
nouvel ingrédient scientifique miraculeux dans un produit fait des merveilles.
Il est bon d’examiner plus en détail Reason in Revolt
puisque cet ouvrage revêt une pertinence politique directe pour illustrer le
lien entre la méthode philosophique et les politiques opportunistes des
auteurs.
Selon Woods, Chavez a été particulièrement fasciné par la
partie du livre traitant de l’énergie d'activation de Gibbs. Woods décrit
comment, lorsqu’il a été présenté à Chavez comme étant l’un des auteurs,
le président l’a félicité et a recommandé son livre à tous ses partisans. Selon
Woods, Chavez lui a dit : « Vous savez, je conserve ce livre à mon
chevet et je le lis tous les soirs. Je suis rendu au chapitre sur “le processus
moléculaire de la révolution”. Vous savez, là où vous parlez de l’énergie
d'activation de Gibbs ». Chavez a été tellement fasciné par cette partie
sur l’énergie d'activation de Gibbs qu’« il en parle constamment dans ses
discours. M. Gibbs n’a probablement jamais été aussi célèbre de sa
vie ! » [8]
Le professeur J. Willard Gibbs, membre de la Société royale,
physicien mathématicien américain du XIXe siècle, est en fait bien
connu pour ses contributions en mécanique statistique et était déjà célèbre
bien avant d’être venu à l’attention de Grant, de Woods ou de Chavez. Tout
étudiant secondaire en science qui a étudié la pile à hydrogène a entendu son
nom et utilisé les équations qu’il a développées. Son concept de l’énergie
libre décrit en langage mathématique la quantité d’énergie requise pour
provoquer une réaction chimique ou produite par cette dernière. Un étudiant
serait bien en mal en revanche de dire pourquoi l’énergie d'activation de
Gibbs plutôt que tout autre domaine de la thermodynamique, tel que
l’énergie de Helmholtz, ou encore la constante de Boltzmann, doit être retenue
pour être acclamée politiquement.
Le livre de Grant et de Woods n’éclaircit pas immédiatement
le rapport entre les propriétés thermodynamiques d’une réaction chimique et les
processus sociopolitiques. Il y a, nous dit-on, une comparaison à faire entre
le rôle de l’énergie d'activation de Gibbs et ce que Trotsky a appelé le
« processus moléculaire de la révolution ». Trotsky a en effet
utilisé cette expression dans son Histoire de la révolution russe, bien
qu’il n’a pas fait référence à l’énergie d'activation de Gibbs, pas plus qu’il
n’a poussé l’analogie au point de rendre les processus sociaux et politiques
équivalents à un processus chimique.
Trotsky a en effet fait appel à une analogie pour illustrer
deux processus semblables, mais dans des sphères entièrement différentes que
sont la chimie et la politique. Mais Grant et Woods déclarent y voir une
équivalence, ce qui est tout à fait invalide. En chimie, les composantes de la
réaction ne deviennent jamais conscientes de ce qu’elles font. En revanche, en
politique oui. Et dans le cas de la révolution socialiste, elles doivent
justement devenir conscientes.
L’Histoire de la révolution russe est un exemple
classique de l’application du matérialisme historique à un événement politique
dans lequel Trotsky effectue une analyse concrète des conditions objectives et
subjectives qui ont entraîné la révolution russe. Il retrace les changements
survenus dans la conscience politique des différentes classes de la société
russe et au sein de strates distinctes de ces classes, et il identifie les facteurs
qui ont influencé ces transformations. Il dévoile le rapport entre la
conscience individuelle des travailleurs, des soldats, des marins et des
paysans et la conscience sociale des classes.
Grant et Woods ne nous offrent rien d’aussi concret. Leur
discussion sur l’énergie d'activation de Gibbs apparaît dans une partie
traitant du rôle de l’individu dans l’histoire et du rapport entre le rôle joué
par l’individu et les conditions économiques objectives de l’histoire.
« Dans certains cas, même un individu seul peut jouer un rôle absolument
décisif, écrivent-ils ; puis ils soulignent correctement que, sans Lénine
et Trotsky, la Révolution russe d’octobre 1917 n’aurait pas eu lieu. Le succès
ou l’échec de la révolution dépend « du niveau de préparation, de prévoyance,
de courage personnel et de capacité des dirigeants ».
Dans un certain sens, général et entièrement abstrait, cela
est vrai. Les dirigeants de n’importe quelle situation historique ont besoin de
ces qualités. Mais quels préparatifs spécifiques doivent effectuer les
dirigeants de la révolution socialiste, de quelle prévoyance doivent-ils faire
preuve, et face à quoi doivent-ils faire preuve de courage? Quelles capacités
personnelles doivent-ils détenir? Les marxistes ont toujours maintenu que les dirigeants
de la révolution socialiste doivent refléter consciemment les intérêts
objectifs et historiques de la classe ouvrière. Pas pour Grant
et Woods. Le caractère de classe d’un dirigeant est pour eux sans conséquence.
Il devient un véhicule inconscient ou semi-conscient des développements
objectivement révolutionnaires.
C’est pour cette raison que Chavez a réagi avec tant
d’enthousiasme à cette partie du livre de Grant et de Woods. Selon ces
derniers, tout ce qui importe, c’est qu’un dirigeant hardi et audacieux pose
des gestes décisifs. C’est ce qui fait une révolution selon eux, même si cette
dernière n’implique pas de mesures décisives contre le capital.
Chavez a été rapide à épouser le rôle que Grant et Woods
lui ont écrit. Il n’y a qu’un problème : Chavez est un ancien parachutiste
qui ne connaît rien au marxisme, tandis que Lénine et Trotsky étaient des
marxistes qui se sont formés à l’analyse scientifique de la société et des
processus historiques et qui ont consacré leur vie à étudier les questions que
confrontait le mouvement ouvrier international. Grant et Woods se proclament de
grands admirateurs de Lénine et Trotsky, mais en autant qu’ils soient
concernés, un dirigeant populiste bourgeois comme Chavez peut jouer le même
rôle qu’un dirigeant révolutionnaire prolétarien, tant qu’il puisse bien
entendu bénéficier des conseils de l’International
Marxist Tendency. Mais comme ils écrivent dans Reason
in Revolt, « En dialectique, tôt ou tard, les choses se transforment
en leur opposé ». Il semble que nous devons supposer que finalement Chavez
se transformera par magie, du nationaliste bourgeois qu’il est, en
internationaliste prolétarien.