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WSWS : Nouvelles et analyses : Histoire et culture

Ted Grant : une évaluation politique de l’ancien dirigeant de la Militant Tendency britannique

Deuxième partie

Par Ann Talbot
23 octobre 2006

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Voici la conclusion d’un article nécrologique en deux parties. La première partie a été mise en ligne le 21 octobre.

Si l’on peut dire que Ted Grant a apporté une contribution originale au révisionnisme pabliste, c’est bien sous la forme de sa théorie du bonapartisme prolétarien. Selon Grant, la bureaucratie stalinienne pouvait effectuer des transformations sociales en Europe de l’Est, car elle était selon lui la représentante indirecte du prolétariat.

Grant présentait cela comme un développement de l’analyse de l’Union soviétique effectuée par Trotsky. Mais cela était en fait bien loin de la réalité. Trotsky a bien identifié le stalinisme comme une forme de bonapartisme et l’a qualifié de thermidor soviétique, tout en restant cependant bien concret à propos de ce qu’il voulait dire en utilisant ces termes et en distinguant le bonapartisme soviétique des premières formes de bonapartisme associées à la Révolution française.

En 1794, Robespierre était renversé le 9 Thermidor et le pouvoir passait aux mains des jacobins plus conservateurs qui bénéficiaient de l’appui des sections du Tiers État formées par les propriétaires. En 1799, Bonaparte s’empara ensuite du pouvoir lors d’un coup d’État le 18 Brumaire au nom des sections les plus aisées de la bourgeoisie française. Mais aucun de ces régimes ne menaçaient le changement essentiel alors survenu dans les rapports de propriété. Ils restaient bien des défenseurs du droit de propriété bourgeois et, en ce sens, ils conservaient un certain caractère progressiste face aux régimes absolutistes féodaux qui dominaient toujours le reste de l’Europe.

Une comparaison peut être faite avec la façon dont le pouvoir en Union soviétique est passé après 1924 des mains de l’avant-garde révolutionnaire à des couches plus conservatrices de la bureaucratie et de la classe ouvrière. Mais alors que Napoléon ne pouvait retourner au féodalisme, puisque le capitalisme se développait par lui même une fois libéré du carcan du régime féodal, la situation en Union soviétique était très différente.

Le socialisme ne se développe pas de la même façon que le capitalisme. Il doit être construit consciemment. C’est pourquoi le régime stalinien exposait la révolution prolétarienne à des dangers que Bonaparte ne présentait pas pour la révolution bourgeoise en France. Staline a été certes contraint de défendre les rapports de propriété nationalisés sur lesquels sa position et celle du reste de la bureaucratie du Kremlin dépendaient, mais tout en étouffant de façon répétitive les mouvements révolutionnaires mondialement de façon à empêcher une résurgence de l’avant-garde révolutionnaire en Union soviétique. La bureaucratie qu’il dirigeait minait fondamentalement ces rapports de propriété et préparait les conditions pour une restauration du capitalisme.

Pour Grant cependant, le bonapartisme c’est le bonapartisme, un point c’est tout. Selon son raisonnement, si Napoléon Bonaparte avait pu renverser le féodalisme de l’Europe du XVIIIsiècle, alors Staline pouvait bien renverser le capitalisme de l’Europe du XXe siècle. Aussi, lorsque l’Armée rouge soviétique a occupé l’Europe de l’Est au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, Grant a déclaré que l’Europe de l’Est était constituée d’« États ouvriers », car ils étaient tombés sous la domination de Moscou.

Pour Grant — comme pour tous pablistes —, le stalinisme au pouvoir équivalait à un État ouvrier. Les pablistes donnaient essentiellement ainsi au stalinisme une mission révolutionnaire permanente. Le seul problème qu’ils identifiaient était l’absence de véritable démocratie ouvrière, mais nullement le danger de contre-révolution et de restauration capitaliste par la bureaucratie.

Grant a appliqué la même logique à la Yougoslavie de Tito et à la Chine de Mao. Subséquemment, il a développé la théorie que ces pays, de même qu’une longue liste d’autres comprenant notamment Cuba, la Birmanie, la Syrie, le Kampuchéa, le Vietnam, l’Angola, le Mozambique et l’Éthiopie, étaient des exemples de ce qu’il a appelé le « bonapartisme prolétarien », idéologie capable de développer les forces productives de ces pays et devant être considérée comme progressiste selon lui.

Trotsky avait représenté la bureaucratie comme une tumeur pouvant croître au point de l’emporter sur l’organisme, mais sans jamais réussir à survivre indépendamment. En revanche, toute la carrière politique adulte de Grant a été basée sur la prémisse que la bureaucratie avait développé cette capacité indépendante.

Selon Grant, les lois du matérialisme dialectique décrétaient que des générations entières de l’humanité étaient condamnées à l’esclavage salarié et aux camps d’internement des régimes dictatoriaux au nom du marxisme. Lorsque l’Union soviétique a été liquidée, Grant a déclaré que la tentative de coup d’État d’août 1991 démontrait que des sections de la bureaucratie défendaient toujours le socialisme.

Le processus de dégénérescence de l’Union soviétique ne pouvait se prolonger indéfiniment. Tôt ou tard, le processus de dégénérescence identifié par Trotsky devait mener à la restauration du capitalisme si une révolution politique ne venait pas renverser la bureaucratie stalinienne.

Grant a vécu assez longtemps pour voir sa perspective réfutée par l’histoire. La perspective de Trotsky, déclarée erronée selon Grant dans le contexte d’après la Deuxième Guerre mondiale, a été pleinement prouvée.

Grant a néanmoins poursuivi allégrement sur la même voie, indifférent aux changements survenant autour de lui, qu’il s’agisse de l’Union soviétique ou de la dégénérescence du Parti travailliste en un parti néo-libéral droitiste de la bourgeoisie. Grant a été en mesure de poursuivre ainsi sa propre trajectoire politique, car il ne comprenait pas le marxisme. Ce qui constituait du marxisme pour lui n’était qu’une série de dogmes répétés avec une ferveur religieuse. Les œuvres classiques du marxisme revêtaient pour lui le caractère de textes sacrés à citer de la même façon que les prêcheurs fondamentalistes citent la Bible.

Grant et le Venezuela

Un curieux sous-produit du dogmatisme de Grant lui a valu une espèce de vie après la mort en Amérique latine lorsque le président du Venezuela Hugo Chavez a déclaré qu’il avait comme livre de chevet un exemplaire de Reason in Revolt, un livre écrit par Grant avec Alan Woods. Les auteurs de cet ouvrage de divagation prétendent combiner la philosophie marxiste avec un ré-examen de la science moderne et une analyse de la crise capitaliste. Sans la moindre formation ou expérience en science, Grant et Woods se sont employés à corriger la science moderne « en utilisant la méthode du matérialisme dialectique ». Pour donner un aperçu de cet étrange livre : les auteurs nient la possibilité de l’existence des trous noirs puisque, soutiennent-ils, ce phénomène n’est pas consistant avec le matérialisme dialectique. La théorie du Big Bang, qui est aujourd’hui largement acceptée par les cosmologistes puisque basée sur des fondements théoriques et soutenue par des observations, est rejetée comme étant pure « spéculation mystique » basée sur des « formules mathématiques abstruses et ésotériques ».

Grant et Woods présentent le matérialisme dialectique comme une clé magique instantanée pour la compréhension de l’univers leur permettant de révéler les secrets de la nature sans la nécessité de travaux scientifiques ardus. Ceux qui emploient ce type de raisonnement savent toujours ce que constitue le « matérialisme dialectique » puisqu’il correspond fait à tout ce qu’ils disent. Leurs conceptions n’ont jamais à être confrontées à l’expérience puisqu’ils évitent le processus de l’étude et de l’interrogation répétées de la réalité concrète qui caractérise le marxisme. La méthode de Grant et Woods est entièrement complaisante et subjective et n’a rien de commun avec le marxisme à l’exception d’une certaine similitude dans la phraséologie. Grant et Woods sont des adeptes de l’utilisation de phrases marxistes, qu’ils utilisent de façon purement rhétorique et jamais scientifique. Ils utilisent des concepts scientifiques à la façon qu’une entreprise de publicité qui prétend qu’un nouvel ingrédient scientifique miraculeux dans un produit fait des merveilles.

Il est bon d’examiner plus en détail Reason in Revolt puisque cet ouvrage revêt une pertinence politique directe pour illustrer le lien entre la méthode philosophique et les politiques opportunistes des auteurs.

Selon Woods, Chavez a été particulièrement fasciné par la partie du livre traitant de l’énergie d'activation de Gibbs. Woods décrit comment, lorsqu’il a été présenté à Chavez comme étant l’un des auteurs, le président l’a félicité et a recommandé son livre à tous ses partisans. Selon Woods, Chavez lui a dit : « Vous savez, je conserve ce livre à mon chevet et je le lis tous les soirs. Je suis rendu au chapitre sur “le processus moléculaire de la révolution”. Vous savez, là où vous parlez de l’énergie d'activation de Gibbs ». Chavez a été tellement fasciné par cette partie sur l’énergie d'activation de Gibbs qu’« il en parle constamment dans ses discours. M. Gibbs n’a probablement jamais été aussi célèbre de sa vie ! » [8]

Le professeur J. Willard Gibbs, membre de la Société royale, physicien mathématicien américain du XIXe siècle, est en fait bien connu pour ses contributions en mécanique statistique et était déjà célèbre bien avant d’être venu à l’attention de Grant, de Woods ou de Chavez. Tout étudiant secondaire en science qui a étudié la pile à hydrogène a entendu son nom et utilisé les équations qu’il a développées. Son concept de l’énergie libre décrit en langage mathématique la quantité d’énergie requise pour provoquer une réaction chimique ou produite par cette dernière. Un étudiant serait bien en mal en revanche de dire pourquoi l’énergie d'activation de Gibbs plutôt que tout autre domaine de la thermodynamique, tel que l’énergie de Helmholtz, ou encore la constante de Boltzmann, doit être retenue pour être acclamée politiquement.

Le livre de Grant et de Woods n’éclaircit pas immédiatement le rapport entre les propriétés thermodynamiques d’une réaction chimique et les processus sociopolitiques. Il y a, nous dit-on, une comparaison à faire entre le rôle de l’énergie d'activation de Gibbs et ce que Trotsky a appelé le « processus moléculaire de la révolution ». Trotsky a en effet utilisé cette expression dans son Histoire de la révolution russe, bien qu’il n’a pas fait référence à l’énergie d'activation de Gibbs, pas plus qu’il n’a poussé l’analogie au point de rendre les processus sociaux et politiques équivalents à un processus chimique.

Trotsky a en effet fait appel à une analogie pour illustrer deux processus semblables, mais dans des sphères entièrement différentes que sont la chimie et la politique. Mais Grant et Woods déclarent y voir une équivalence, ce qui est tout à fait invalide. En chimie, les composantes de la réaction ne deviennent jamais conscientes de ce qu’elles font. En revanche, en politique oui. Et dans le cas de la révolution socialiste, elles doivent justement devenir conscientes.

L’Histoire de la révolution russe est un exemple classique de l’application du matérialisme historique à un événement politique dans lequel Trotsky effectue une analyse concrète des conditions objectives et subjectives qui ont entraîné la révolution russe. Il retrace les changements survenus dans la conscience politique des différentes classes de la société russe et au sein de strates distinctes de ces classes, et il identifie les facteurs qui ont influencé ces transformations. Il dévoile le rapport entre la conscience individuelle des travailleurs, des soldats, des marins et des paysans et la conscience sociale des classes.

Grant et Woods ne nous offrent rien d’aussi concret. Leur discussion sur l’énergie d'activation de Gibbs apparaît dans une partie traitant du rôle de l’individu dans l’histoire et du rapport entre le rôle joué par l’individu et les conditions économiques objectives de l’histoire. « Dans certains cas, même un individu seul peut jouer un rôle absolument décisif, écrivent-ils ; puis ils soulignent correctement que, sans Lénine et Trotsky, la Révolution russe d’octobre 1917 n’aurait pas eu lieu. Le succès ou l’échec de la révolution dépend « du niveau de préparation, de prévoyance, de courage personnel et de capacité des dirigeants ».

Dans un certain sens, général et entièrement abstrait, cela est vrai. Les dirigeants de n’importe quelle situation historique ont besoin de ces qualités. Mais quels préparatifs spécifiques doivent effectuer les dirigeants de la révolution socialiste, de quelle prévoyance doivent-ils faire preuve, et face à quoi doivent-ils faire preuve de courage? Quelles capacités personnelles doivent-ils détenir? Les marxistes ont toujours maintenu que les dirigeants de la révolution socialiste doivent refléter consciemment les intérêts objectifs et historiques de la classe ouvrière. Pas pour Grant et Woods. Le caractère de classe d’un dirigeant est pour eux sans conséquence. Il devient un véhicule inconscient ou semi-conscient des développements objectivement révolutionnaires.

C’est pour cette raison que Chavez a réagi avec tant d’enthousiasme à cette partie du livre de Grant et de Woods. Selon ces derniers, tout ce qui importe, c’est qu’un dirigeant hardi et audacieux pose des gestes décisifs. C’est ce qui fait une révolution selon eux, même si cette dernière n’implique pas de mesures décisives contre le capital.

Chavez a été rapide à épouser le rôle que Grant et Woods lui ont écrit. Il n’y a qu’un problème : Chavez est un ancien parachutiste qui ne connaît rien au marxisme, tandis que Lénine et Trotsky étaient des marxistes qui se sont formés à l’analyse scientifique de la société et des processus historiques et qui ont consacré leur vie à étudier les questions que confrontait le mouvement ouvrier international. Grant et Woods se proclament de grands admirateurs de Lénine et Trotsky, mais en autant qu’ils soient concernés, un dirigeant populiste bourgeois comme Chavez peut jouer le même rôle qu’un dirigeant révolutionnaire prolétarien, tant qu’il puisse bien entendu bénéficier des conseils de l’International Marxist Tendency. Mais comme ils écrivent dans Reason in Revolt, « En dialectique, tôt ou tard, les choses se transforment en leur opposé ». Il semble que nous devons supposer que finalement Chavez se transformera par magie, du nationaliste bourgeois qu’il est, en internationaliste prolétarien.

Conclusion

Notes :
8. Alan Woods, Encounters with Hugo Chavez, 29 avril 2004. www.marxist.com/Latinam/encounters_with_hugo_chavez.html

(Article original paru le 28 septembre 2006)


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