39. Le WRP trahit la grève des mineurs
La décision de Healy, Banda et Slaughter de saboter la discussion dans le Comité international eut de graves conséquences sur le travail de toutes les sections. Mais, concernant le WRP, elle signifiait sa fin. En février 1984, une dernière chance s’offrit au WRP de confronter d’une manière objective les questions politiques et théoriques qui constituaient l’arrière-plan de sa longue dégénérescence durant ces dernières années. Cependant le refus d’accepter une discussion quelconque concernant leur travail à l’intérieur du Comité International produisit une situation dans laquelle le WRP se trouva entièrement désarmé lorsqu’un mois plus tard la plus grande lutte de classe éclata en Grande-Bretagne depuis la grève générale de 1926 - la grève appelée par le National Union of Mineworkers (NUM, le syndicat national de mineurs).
Les implications politiques du rejet de toute lutte contre le révisionnisme furent immédiatement révélées dès les premières semaines de la grève des mineurs. Oubliant toutes les leçons tirées en 1953 de la lutte contre les pablistes en France ainsi que celles extraites de la lutte pour corriger les erreurs de l’OCI française durant les événements de mai-juin 1968, le WRP poursuivit la même ligne politique révisionniste qu’il avait autrefois combattue.
Dans sa Lettre ouverte rédigée en 1953 par Cannon, ce dernier cite explicitement la façon dont les pablistes avaient justifié et excusé le refus de la CGT (syndicat contrôlé par les staliniens français) de transformer la grève générale d’août en une lutte politique contre le gouvernement. Quinze ans plus tard, la Socialist Labour League critiqua sévèrement le fait que l’OCI n’avait pas posé de revendications politiques aux partis communiste et socialiste pendant la grève générale de mai-juin 1968, plus spécifiquement, le refus de la part de l’OCI d’exiger que le Parti communiste et la CGT prennent le pouvoir.
Dans sa déclaration concernant la scission avec l’OCI en 1971, la majorité du Comité international déclarait :
« En mai-juin 1968, lors de la grève générale, lorsque les ouvriers français luttaient en quête d’une alternative au gouvernement, ce fut le moment du grand test pour l’OCI. Mais que révéla la grève ? Elle révéla la faillite théorique et l’incapacité politique de l’OCI dont la direction, s’appuyant sur une analyse superficielle du coup d’Etat de de Gaulle en 1958, avait surestimé la force et la longévité de la Cinquième République, abandonné ses perspectives révolutionnaires et ne comptait plus sur la force révolutionnaire de la classe ouvrière française... C’est un fait indiscutable que pendant la grève générale, la direction de l’OCI n’a, à aucun moment, avancé de programme socialiste. Elle n’a pas non plus tenté de miner la crédibilité politique de la direction stalinienne en soutenant de façon critique la revendication des ouvriers de Renault pour un ‘ gouvernement populaire ‘, en avançant la revendication d’un gouvernement du PC et de la CGT. Au lieu de cela, les dirigeants de l’OCI se trouvèrent à la remorque de la classe ouvrière et réduisirent l’ampleur de la perspective politique de la grève en posant la revendication d'un Comité central de grève. Cela constituait une fuite devant les responsabilités politiques incombant à une direction révolutionnaire.
« Est-il nécessaire de rappeler à la direction de l’OCI que l’une des principales raisons de la rupture définitive avec les pablistes résidait dans le fait que ces derniers se refusaient à poser des revendications politiques à la bureaucratie syndicale et à lutter pour un gouvernement PC-CGT, lors de la grève générale en août 1953 ? Les révolutionnaires ne s’abstiennent pas dans les questions politiques fondamentales, seuls les centristes et les syndicalistes le font. » (traduit de Trotskyism Versus Revisionism, tome 6, New Park Publications, pp. 34-35)
En 1974, Pilling et Banda rappelèrent cette expérience dans une lettre écrite au sujet de la tendance Blick-Jenkins :
« Si on compare la politique de l’OCI avec le Programme de Transition, il devient alors parfaitement clair que la revendication d’un Comité central de grève signifiait esquiver leurs responsabilités politiques et se refuser lâchement à poser des revendications de transition et à construire le parti révolutionnaire dans une lutte obstinée pour détruire les illusions des ouvriers français dans le stalinisme et le réformisme en exigeant du Parti communiste et du Parti socialiste qu’ils prennent le pouvoir et mettent en oeuvre une politique socialiste. »
(traduit de A Reply to the British Agents of the OCI Liquidationists, WRP p. 31)Mais ces trahisons antérieures pâlissent face du rôle joué par le WRP pendant la grève des mineurs. Cette lutte dura toute une année et le WRP à aucun moment ne posa la moindre revendication à l’organisation de masse de la classe ouvrière en l’occurrence le Parti travailliste. Jamais il n’appela à une mobilisation de la classe ouvrière pour imposer la démission du gouvernement Tory, pour de nouvelles élections et pour un retour du Parti travailliste au pouvoir, sur la base d’un programme socialiste. Furent oubliées toutes les leçons de tactique tirées de la grève des mineurs de 1973-1974, quand le WRP – en dépit de toutes les confusions et inconsistances – luttait pour une telle politique et bénéficia d’un énorme soutien de la part du mouvement ouvrier.
Le WRP justifia son refus d’adresser des revendications au Parti travailliste, en affirmant qu’on ne pouvait remplacer Thatcher que sur la base d’un gouvernement ouvrier révolutionnaire sous la direction du WRP et en s’appuyant sur les conseils communautaires. En cela, sa revendication pour une grève générale ne correspondait pas au réel développement politique de la classe ouvrière britannique et de sa relation à l’égard de son parti traditionnel. Dès le début de la grève, le WRP insista dans sa presse et lors de ses réunions publiques pour dire que le Parti travailliste ne jouait aucun rôle dans la présente lutte des mineurs contre le gouvernement Thatcher, étant donné qu’il ne pouvait en aucun cas remplacer la dictature « bonapartiste ».
En réalité, le WRP lança la théorie du bonapartisme pour combler l’abîme existant entre son refus d’appeler le TUC et le Parti travailliste à lutter pour renverser le gouvernement Thatcher et leur propagande en faveur d’un gouvernement révolutionnaire ouvrier. L’affirmation que Thatcher s’était transformée au cours du mois de mars 1984 en un dictateur bonapartiste devait justifier a priori la ligne du WRP selon laquelle une situation pleinement révolutionnaire régnait en Grande-Bretagne. Ils déduisirent de cela que Thatcher ne pourrait être remplacée que par un gouvernement ouvrier révolutionnaire sous la direction du WRP et que toute suggestion insinuant qu’il existe plusieurs stades intermédiaires, représentait une capitulation devant le réformisme. La théorie du bonapartisme ne fut pas dérivée d’une analyse du développement de la lutte de classe et de la relation entre les forces de classe en Grande-Bretagne, mais fut concoctée pour justifier une ligne politique qui avait déjà été élaborée de toute pièce.
Malgré toute sa rhétorique de gauche, la ligne avancée par le WRP durant toute la grève des mineurs permit à la clique de Healy d’éviter tout conflit avec ses amis opportunistes dans le Parti travailliste et dans la direction du NUM, sous le contrôle de Scargill. Malgré toute leur phraséologie qualifiant la situation de révolutionnaire, les dirigeants du WRP refusèrent consciemment de critiquer Scargill – prouvant ainsi que leur propre appel à une grève générale était dénué de tout contenu réel.
Le caractère opportuniste criminel des relations entre le WRP et les hommes de gauche du Parti travailliste dans le GLC et à Lambeth fut clairement exposé pendant cette grève. Le WRP n’exigea pas une seule fois d’eux qu’ils mènent une campagne contre la collaboration de Kinnock avec les Tories en utilisant leur influence dans le mouvement ouvrier londonien afin d’organiser des grèves de masse en solidarité avec les mineurs et ayant pour revendication le renversement du gouvernement Thatcher. Le fait de s’abstenir de poser cette revendication centrale et essentielle rendait le plus grand service aux politiciens du Parti travailliste dont la hantise était d’arriver au pouvoir en pleine mobilisation de masse de la classe ouvrière, en soutien à la grève des mineurs. Un gouvernement travailliste ramené au pouvoir par la vague d'un mouvement de masse contre les Tories se serait immédiatement vu confronté à des revendications pour le maintien des emplois des mineurs, pour la réouverture des mines, pour l’abolition des lois antisyndicales, pour le rétablissement des prestations sociales, pour la création d’emplois, etc., des revendications que les dirigeants travaillistes n’auraient pas été capables de satisfaire. La radicalisation des masses aurait progressé beaucoup plus rapidement qu’après la victoire des Travaillistes en 1974.
Malgré ses discours sur l’imminence de la révolution, Healy, qui avait dégénéré en un radoteur petit-bourgeois, n’avait aucune idée de la manière dont il pouvait susciter une situation révolutionnaire. Il était clair que le gouvernement Thatcher était résolu à ne pas répéter l’« erreur » de 1974 – Heath avait à l’époque décidé des élections dans le but d’obtenir un mandat pour briser la grève des mineurs, par intervention militaire. Mais la grève avait entraîné un changement d’état d’esprit dans la classe moyenne et Heath perdit les élections. Pendant plusieurs jours, il manoeuvra de façon désespérée pour trouver un moyen de rester au pouvoir. Certaines sections de la bourgeoisie considérèrent l’éventualité d’un coup d’Etat préventif. La situation politique pouvait, comme le WRP l’avait correctement analysé en 1973-74, basculer d’un côté comme de l’autre.
Dans la situation de 1984, le mot d’ordre central de renversement du gouvernement Tory et du retour au pouvoir du Parti travailliste sur la base d’un programme socialiste, aurait eu un effet puissant sur le mouvement de masse et aurait créé les conditions favorables pour démasquer les dirigeants travaillistes. Dans la mesure où le Parti travailliste et notamment sa gauche auraient refusé de soutenir cette revendication et de lutter pour elle, leur crédibilité dans la classe ouvrière aurait été brisée. Si par contre les Tories avaient été forcés de se retirer, malgré le sabotage des sociaux-démocrates (ou s’ils avaient essayé de rester au pouvoir malgré une opposition massive dans la population) une situation prérévolutionnaire aurait très bien pu se développer en Grande-Bretagne.
Mais le rôle objectif du WRP consistait à créer une diversion à gauche pour détourner l’attention générale des dirigeants du Parti travailliste et de leurs alliés dans la bureaucratie du TUC et du NUM.
Fin janvier, le gouvernement Thatcher avait annoncé qu’il voulait supprimer, à compter du premier mars 1984, toute présence syndicale dans le centre d’espionnage de Cheltenham (GCHQ). Bien entendu, ceci était destiné à renforcer l’appareil d’Etat. Mais la clique du Comité politique s’en servit pour semer la panique dans le parti en acceptant une révision complète de la conception marxiste du bonapartisme.
Le bonapartisme– dans le sens où l’ont employé Trotsky et tous les grands marxistes – n’est pas un terme utilisé pour décrire diverses mesures réactionnaires prises par un gouvernement bourgeois. Il permet plutôt de saisir la situation dans toute son ampleur et de définir l’état particulier des relations de classe dans un pays donné. La valeur de cette conception réside dans le fait qu’elle attire l’attention de la conscience du parti sur ce qui est essentiel dans la situation politique, permettant ainsi à tout cadre d’en saisir les formes d’apparence contradictoires. Elle aiguise la compréhension du parti quant à la dynamique de la lutte de classe et le rend capable de percevoir tous les tournants critiques dans le mouvement des forces de classe et les changements dans l’appareil d’Etat.
Dans « Comment vaincre le fascisme », Trotsky définit le bonapartisme comme un régime né dans des conditions où la société était divisée en deux camps, celui de la révolution et celui de la contre-révolution et où ni la classe ouvrière révolutionnaire ni les bandes fascistes de la petite-bourgeoisie organisées par le grand capital n’étaient en mesure de trancher la question de pouvoir en leur faveur, conditions dans lesquelles le gouvernement s’était, sur la base de cet équilibre momentané et instable, en apparence élevé au-dessus de la société de classes et jouait le rôle d’« arbitre » entre les deux camps ennemis armés. Comme l’écrit Trotsky :
« ...Lorsque la lutte entre les deux camps de la société – entre les possédants et ceux qui n’ont rien, entre les exploitants et les exploités – atteint son paroxysme, les conditions pour la domination de la bureaucratie, de la police et de l’armée sont créées. Le gouvernement devient indépendant de la société. Rappelons encore une fois ceci : si l’on enfonce symétriquement deux fourchettes dans un bouchon, il peut tenir en équilibre même sur une tête d’épingle. Un gouvernement de ce type ne cesse pas, bien évidemment, d’être le commis des possédants. Mais le commis est alors assis sur le dos de son maître, lui martèle la nuque et ne se gêne pas, à l’occasion, pour essuyer ses chaussures sur le visage de son maître. » (Léon Trotsky, Comment vaincre le fascisme, Editions Buchet/Chastel, Paris, 1973, p. 251)
Trotsky souligna à plusieurs reprises que le régime bonapartiste était par nature impuissant, car sa « force » reposait essentiellement sur un équilibre aussi instable que temporaire :
« Le gouvernement Papen ne représente que l’intersection de grandes forces historiques. Son poids indépendant est pratiquement nul. C’est pourquoi il ne pouvait que s’effrayer devant ses propres gesticulations et avoir le vertige du vide qui l’entourait. » (Ibid.)
Trotsky analysa encore une autre forme de bonapartisme, celle qui se développa en France en 1934 lors du gouvernement Doumergue. En analysant les diverses conditions et formes en Allemagne et en France, Trotsky mit l’accent principal sur les origines du régime, en accord avec la méthode dialectique. Healy ne considéra jamais semblable approche de la question. Il partit exclusivement d’un examen superficiel des actes de Thatcher et déduisit ainsi le bonapartisme de Thatcher d’une auto-transformation arbitraire du gouvernement en place.
Dans le cas de Doumergue, ce que Trotsky considéra comme déterminant pour établir son caractère bonapartiste, c’était le fait qu’il était arrivé au pouvoir par des actions extra-parlementaires de « quelques milliers de fascistes et de royalistes, armés de revolvers, de matraques et de rasoirs » le 6 février 1934. (Léon Trotsky, Où va la France, Collection SELIO, p. 8). Malgré sa majorité parlementaire, le gouvernement élu capitula immédiatement devant cette racaille. Le premier ministre radical-socialiste Daladier accepta sa propre démission et laissa la place à un « arbitre » extra-parlementaire, Doumergue, qu’on sortit de sa retraite pour constituer un nouveau gouvernement. Trotsky analysa cette situation de la manière suivante :
« En France, le mouvement de la démocratie au fascisme n’en est encore qu’à la première étape. Le Parlement existe toujours, mais il n’a plus ses pouvoirs d’autrefois et ne les recouvrera jamais. Morte de peur, la majorité des députés, après le 6 février, a appelé au pouvoir Doumergue, le sauveur, l’arbitre. Son gouvernement se tient au-dessus du Parlement : il s’appuie non sur la majorité ‘ démocratiquement ‘ élue, mais directement et immédiatement sur l’appareil bureaucratique, sur la police et sur l’armée... L’apparition sur l’arène des bandes fascistes armées a donné aux agents du grand capital la possibilité de s’élever au-dessus du Parlement. C’est en cela que consiste maintenant l’essence de la Constitution française, tout le reste n’est qu’illusions, phrases ou tromperie consciente. » (Léon Trotsky, « Où va la France ? » dans Le mouvement communiste en France, Editions de Minuit, pp. 450-451)
Thatcher arriva au gouvernement – en 1979 et en 1983 – par des élections au cours desquelles elle obtint une immense majorité parlementaire. Cela s’expliquait par un mouvement à droite de larges couches des classes moyennes et par la paralysie politique des sociaux-démocrates. Comme dans tous les Etats capitalistes – particulièrement aux Etats-Unis – le chef de l’exécutif dispose de vastes pouvoirs. Dans ce sens, la « personne » du dirigeant aussi insignifiante soit-elle, est toujours pourvue d’attributs « bonapartistes ». Mais ces attributs font-ils d’un régime donné un régime bonapartiste ?
Toute définition sociologique est, comme le souligna Trotsky, au fond un pronostic historique. Toute discussion concernant la terminologie n’a de signification que si elle mène à des conclusions politiques et pratiques différentes – ou du moins peut y conduire. Si, par conséquent, nous décrivons la malignité du gouvernement de Thatcher, quelle différence cela fait-il de le qualifier de gouvernement extrêmement conservateur et hostile à la classe ouvrière ou de dictature bonapartiste ? Qu’y gagne la classe ouvrière en clarté politique, si nous utilisons ce terme sophistiqué ?
On peut répondre à cette question en examinant la manière dont le WRP est parvenu à cette nouvelle définition du régime de Thatcher et quelles conclusions politiques furent utilisées pour la justifier.
Dans l’édition du News Line du 3 mars 1984 parut un éditorial intitulé « La fin d’une époque ». L’article traitait de l’échec subi par les dirigeants du TUC, dans leur tentative de persuader Thatcher d’abandonner son plan de destruction des syndicats au centre d’espionnage du GCHQ. « Lorsqu’ils sortirent de Downing Street, » écrit Mitchell l’imaginatif, « ils étaient choqués et livides. »
C’est de cet événement que le WRP tira des conclusions historiques très graves. Il prétendit que 150 ans de collaboration entre les syndicats réformistes et la classe dirigeante venaient de prendre fin et que des relations de classe entièrement nouvelles avaient été créées :
« Jusqu’à présent la classe dirigeante britannique a exercé son pouvoir par l’intermédiaire de la bureaucratie syndicale. Depuis que la direction réformiste du Parti travailliste et celle du TUC ont oeuvré comme agent recruteur pour la boucherie impérialiste des tranchées européennes de la première guerre mondiale, elle fut utilisée avec le plus grand cynisme par la classe dirigeante.
« Pendant la deuxième guerre mondiale, les dirigeants du Parti travailliste et du TUC étaient à nouveau au premier rang pour aider l’impérialisme à surmonter sa crise fatale. Bevan dirigeait le ministère du Travail, briseur de grèves pour Churchill et la classe dirigeante alors que Morrison était responsable de la chasse aux sorcières organisée par le ministère de l’Intérieur contre la classe ouvrière et les syndicats.
« La semaine dernière, Thatcher accusa ses fidèles serviteurs réformistes d’aujourd’hui d’être une bande de traîtres subversifs. Elle déclara leurs syndicats incompatibles avec l’Etat qu’elle est en train de mettre en place.
« Sans les syndicats, le GCQH et tout le service de sécurité peut être transformé en instrument direct de conspiration violente contre la classe ouvrière. »
Cette déclaration contient autant de confusions que de mots écrits. Abordons d’abord la question du GCQH. L’élimination de ce petit syndicat au centre de l’appareil de sécurité de l’Etat représentait tout d’abord une tentative de la part de Thatcher de prendre fermement en main l’appareil d’Etat avant qu’un important conflit avec la classe ouvrière n’éclate. Ce faisant, Thatcher ne devenait toutefois pas un dictateur bonapartiste, pas plus que le gouvernement de Reagan ne s’était transformé en dictature bonapartiste en 1981 par le licenciement beaucoup plus significatif de 12 000 aiguilleurs du ciel – ce qui mena à la destruction de leur syndicat.
Une erreur plus fondamentale encore et qui avait de graves implications pour toute l’orientation politique du WRP était l’affirmation que la décision concernant le GCHQ signifiait que la classe dirigeante britannique ne comptait plus sur les bureaucraties réformistes dans le mouvement ouvrier. Cette affirmation incroyable sur laquelle se basait tout refus de mener une lutte systématique contre les sociaux-démocrates, constituait le vrai motif de la définition du gouvernement de Thatcher comme bonapartiste.
On ne précisa pas quelles étaient les bases sociales de ce phénomène. Le News Line attribua plutôt la transformation du régime parlementaire de Thatcher en bonapartisme à « l’intransigeance et à la brutalité de la classe dirigeante conservatrice et de l’appareil d’Etat. »
Outre ce facteur psychologique de « brutalité » – un facteur qui n’est guère nouveau chez la classe dirigeante britannique – aucun changement dans les relations de classe ne fut ni suggéré, ni analysé.
Nous devons souligner que l’affirmation selon laquelle Thatcher ne s’appuie plus sur la bureaucratie sociale-démocrate, était totalement fausse. On peut supposer que Thatcher leur a rappelé, en leur offrant une tasse de thé, leur responsabilité envers l’Etat britannique et les a mis en garde contre la gravité des conséquences si les syndicats ne respectaient pas les décisions de la majorité parlementaire. Elle leur fit certainement entrevoir les obscurs dangers la menaçant à droite et misa sur leur peur bien connue d’un mouvement des masses à gauche. Alors que la grève des mineurs devait commencer dans quelques jours, elle pria les dirigeants syndicaux de tenir bon, de se comporter en hommes dans la tempête et de ne pas laisser tomber la Grande-Bretagne en ces jours difficiles. Les représentants du TUC lui répondirent qu’ils feraient ce qu’ils pourraient mais prévinrent qu’ils ne savaient pas combien de temps ils pourraient encore contrôler la lutte de classe. S’ils quittèrent Downing Street « livides », ce n’était pas parce qu’ils croyaient à la force du gouvernement, mais parce qu’ils savaient qu’il était très faible et que la défense du capitalisme reposait maintenant sur leurs épaules pas trop solides.
Le 7 mars 1984, le News Line déclara que « Le gouvernement Thatcher évolue rapidement d’une démocratie parlementaire traditionnelle vers une dictature bonapartiste. L’introduction d’un test de filtrage politique pour les fonctionnaires du ministère de la Défense est un signe évident que les préparatifs de Thatcher et de ses conseillers dans la classe dirigeante sont déjà fort avancés ».
A l’exception de la dissolution administrative des syndicats dans le GCHQ, qui ne changeait pas fondamentalement la nature du pouvoir de classe, le WRP ne put citer aucune action de la bourgeoisie indiquant une réelle rupture avec le pouvoir parlementaire.
Le News Line fit cette constatation bizarre : « Depuis 1979, l’un des objectifs les plus importants de Thatcher fut d’éviter à tout prix qu’un nouveau gouvernement travailliste ne revienne plus jamais au pouvoir, car dans ce cas, les représentants politiques des syndicats arriveraient au gouvernement. »
Au cas où on l’aurait oublié : un des principaux objectifs du WRP depuis 1975 avait été d’éviter à jamais le retour d’un gouvernement travailliste, parce que les sociaux-démocrates s’appuyaient sur les conservateurs. Mais, ceci mis à part, l’« analyse » des intentions de Thatcher n’expliquait rien. Il ne s’agissait pas des intentions de Thatcher mais de la politique de classe de la bourgeoisie. Si le WRP voulait suggérer que la classe dirigeante était sur le point de détruire la social-démocratie en Grande-Bretagne, c’était faux. Une telle destruction n’aurait pas pu être possible sans une guerre civile et, dans le cas seulement, où la bourgeoisie aurait créé un mouvement fasciste de masse. Mais même dans le cadre de ce qui a été dit dans ce paragraphe, l’affirmation n’était qu’une exagération journalistique. Est-ce que Kinnock avait été évincé du Privy Council (Conseil constitutionnel) ? Thatcher était-elle sur le point de dissoudre le Parlement et de faire arrêter les dirigeants de la loyale opposition de sa Gracieuse Majesté ?
Nous ne posons pas ces questions pour nous moquer de l’affirmation selon laquelle l’effondrement de la démocratie parlementaire en Grande-Bretagne et dans toute l’Europe de l’Ouest n’est plus qu’une question de temps. Car c’est bien le cas. Ce dont il s’agit ici, c’est que la bourgeoisie en Grande-Bretagne – contrairement à ce que prétend le WRP – s’est très fortement appuyée sur le Parti travailliste et la bureaucratie du TUC pendant la grève des mineurs, épargnant à la classe dirigeante « la dépense » qu’aurait représentée une expérimentation avec des formes du pouvoir plus dangereuses et problématiques.
Il faut poser une autre question : Si Thatcher avait réellement eu l’intention d’empêcher un nouveau gouvernement travailliste, cela n’aurait-il pas eu des implications révolutionnaires sur la classe ouvrière ? Toute la ligne du WRP – à savoir qu’il ne pouvait pas y avoir un autre gouvernement travailliste – signifiait accepter la position des Tories.
Le 8 mars 1984, le News Line affirmait que la suppression des syndicats du GCH.Q signifiait que « Thatcher a déjà fait reculer le calendrier au-delà de 1834. Elle remet en vigueur les lois qui interdisaient la formation des syndicats (Combination Acts) qui furent révoquées neuf ans avant le procès des martyrs de Tolpuddle ».
Le jour suivant, le News Line publiait un éditorial intitulé : « Changement d’ordonnances en vue d’une dictature » qui découvrait, enfin, les transformations nécessaires dans la forme d’Etat et établissant l’abandon de toute ordonnance parlementaire :
« Le gouvernement Tory a approuvé d’importantes modifications dans les ‘ Queens Regulations (Ordonnances de la reine) ‘ qui interdisent aux soldats, hommes et femmes, de participer à des manifestations politiques ».
On se servit de ce prétexte et des décisions concernant le GCHQ pour prouver que « Thatcher transforme la forme de gouvernement capitaliste – en se dirigeant d’une démocratie parlementaire vers une dictature bonapartiste sous son contrôle personnel ».
Le jour suivant, dans le News Line du 10 mars 1984, Banda adressa une longue lettre à tous les syndicalistes. Cette lettre avait pour but d’étayer l’affirmation selon laquelle il y avait une dictature bonapartiste et se terminait sans poser la moindre revendication politique, excepté un appel aux ouvriers à « contrer la menace d’une dictature bonapartiste par l’établissement d’un gouvernement ouvrier révolutionnaire qui nationalisera l’économie et instaurera une économie planifiée. »
Cette proposition s’accompagnait d’un appel à protéger « les liens entre le Parti travailliste et les syndicats contre les interventions de l’Etat » et à lutter contre « l’augmentation des cautions de signature que tout candidat à des élections parlementaires doit verser ». Quelle confusion! Le WRP combinait des appels pour un gouvernement révolutionnaire avec des appels urgents pour défendre les liens du Parti travailliste avec les syndicats et à mettre un terme à la hausse de la caution électorale – mais il refusait d’appeler au renversement du gouvernement Thatcher, à l’organisation de nouvelles élections et au retour d’un gouvernement travailliste pour stopper toutes les mesures en faveur d’une dictature bonapartiste !
Le WRP disait aux masses de « créer » un gouvernement ouvrier révolutionnaire mais ne leur disait pas d’exiger du parti de masse auquel elles s’identifiaient et qu’elles avaient créé qu’il renverse les Tories.
Tous ces arguments tarabiscotés et ces subterfuges calculés n’avaient qu’un seul objectif : éviter toute lutte avec le Parti travailliste et la bureaucratie syndicale.
Le 14 mars 1984, après le commencement de la grève des mineurs, le News Line publia un éditorial intitulé « Au sujet de Kinnock » et qui le critiquait sur plusieurs points, mais qui ignorait l’essentiel : son refus de lutter pour le renversement des Tories.
Les premiers jours de la grève des mineurs témoignent de la mobilisation de milliers de policiers contre les mineurs, mais ces développements furent simplement utilisés pour justifier les arguments sur le bonapartisme des Tories, ce qui était devenu l’indispensable couverture théorique pour l’adaptation du WRP et sa capitulation devant les bureaucraties travailliste et syndicale face à Thatcher. De jour en jour, la rhétorique du WRP devenait plus hystérique.
L’achèvement de la transformation historique du régime de Thatcher fut annonçé le 29 mars 1984 dans un éditorial du News Line intitulé « Bonapartisme ! ». On y affirmait que :
« Le premier ministre Thatcher a instauré son régime bonapartiste de façon irrévocable au cours des quatre derniers mois. C’est un régime de crise aiguë qui ne s’appuie plus sur le Parlement, mais sur la force armée de la police, de la justice et de l’armée... »
« Ce qui a poussé Thatcher à balayer la démocratie parlementaire comme forme de pouvoir capitaliste et à passer à des mesures ouvertement dictatoriales contre les masses – gouverner par décret – c’est la faillite du capitalisme britannique dans le cadre de la crise capitaliste mondiale et le mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière sous la direction des mineurs. »
« Au centre de cette attaque, se trouve la proscription des syndicats qui représentent l’existence sociale de la classe ouvrière. »
On a à faire ici à l’impressionnisme déchaîné de gens qui ne sont plus capables de penser politiquement de façon sérieuse. Mais il serait faux de dire qu’ils ne poursuivaient aucun but politique. L’utilisation consciente d’exagérations grotesques était dirigée contre toute tentative de suggérer que l’on devait adresser au Parti travailliste la revendication de renverser le gouvernement Tory. Au lieu de cela, le WRP se servit de formules creuses à tonalité de gauche mais qui n’engageaient en fait personne. Comme par exemple :
« Le régime bonapartiste de Thatcher est l’anti-chambre de la guerre civile et exige la mobilisation immédiate de la classe ouvrière derrière les mineurs à travers la construction de conseils communautaires, en pratique les organes du pouvoir des ouvriers dans les communes.
« L’ancien pouvoir démocratique bourgeois se trouve remplacé par une dictature bonapartiste dans laquelle Thatcher et sa clique de ministres d’extrême droite et de conseillers extra-parlementaires à mentalité fasciste, se placent au-dessus du Parlement pour remplir les exigences de classe du grand capital.
« Nous avons devant nous la lutte de classe qui s’intensifie de plus en plus et face à laquelle on ne peut faire battre en retraite les conspirateurs bonapartistes et fascistes que par la victoire de la révolution socialiste. » (29 mars 1984)
Le même exemplaire du News Line publiait, sous le titre « Le début du renversement de Thatcher » dans ses pages centrales, une longue interview de Ken Livingstone. Quiconque, après avoir vu l’éditorial, lisait ces pages s’attendait peut-être à ce que l’interview parle d’un projet en vue d'un soulèvement à Londres sous la direction des dirigeants du GLC. Mais non, ce chef intrépide offrait une perspective bien plus docile. Livingstone mettait l’accent sur l’opposition croissante contre Thatcher ... parmi les libéraux du Parti conservateur et dans la Chambre des Lords ! Il espérait de plus en plus que ces forces se porteraient bientôt venir au secours du GLC et s’opposeraient aux plans de Thatcher pour son abolition :
« Il est important de ne pas oublier que le Parti Tory et la classe dirigeante britannique ne sont pas une force d’un seul tenant. Il y a de grandes divergences entre les groupes qui, comme Thatcher et Tebbit, font une politique monétariste et la ‘ noblesse foncière ‘ traditionnelle qui s’appuie sur la Chambre des Lords.
« Tout porte maintenant à croire qu’il y a de fortes chances pour que les Lords s’imposent de justesse et repoussent effectivement la proposition de ne pas organiser d’élections en 1985, en raison de difficultés constitutionnelles...
« On peut par conséquent prédire qu’une importante une scission à l’intérieur du Parti Tory pourrait se produire dans les mois qui suivent, non pas seulement sur la question de l’abolition du GLC mais sur l’orientation d’ensemble et la vitesse à laquelle Thatcher veut transformer la Grande-Bretagne en un Etat monétariste et bien plus autoritaire...
« Pour la première fois, depuis que Thatcher a pris le pouvoir, il y a une réelle perspective de vaincre le gouvernement...
« La lutte est loin d’être terminée. A mon avis, nous n’en sommes qu’au début de la chute du gouvernement Thatcher.
« Cela peut durer quelques années mais nous allons assister à des défaites de plus en plus nombreuses du gouvernement et qui s’achèveront par sa disparition. Je n’en ai pas le moindre doute. »
Que devaient en penser les lecteurs du News Line et la classe ouvrière ? Quelle était la réelle perspective du Workers Revolutionary Party ? Prise du pouvoir à travers les conseils communautaires et un gouvernement révolutionnaire ou ... à travers les scissions dans le camp conservateur et le soutien de la Chambre des Lords ? L’interview avec Livingstone, reproduite dans le News Line sans aucune critique, révélait le cynisme pourri des dirigeants du WRP, dont la ligne politique reposait sur les exigences immédiates de leurs manoeuvres sans principe.
Cela donna à la ligne politique du WRP durant toute la grève des mineurs une apparence schizophrénique. On n’adressa pas de revendications au Parti travailliste. Le WRP s’arrangeait tranquillement avec la gauche travailliste alors que ces traîtres réformistes regardaient mois après mois en spectateurs comment la grève des mineurs s’éternisait. Mais le WRP « servait » aux mineurs autant de formules de gauche qu’il fallait. Le Comité politique du WRP écrivait dans une déclaration du 13 mars 1984, par exemple, que les mineurs luttaient contre « l’Etat de Thatcher » et que par conséquent :
« L’existence même du NUM est devenue une question politique fondamentale qui se résume dans la question suivante : par quelle classe la Grande-Bretagne sera-t-elle gouvernée, par quel gouvernement et par quel parti ? C’est la question qui domine cette grève des mineurs.
« Les partis réformistes comme le Parti travailliste et le Parti communiste ne posent même pas la question et y répondent encore moins, parce qu’ils sont complètement liés à la collaboration réformiste parlementaire et acceptent le cadre donné par le pouvoir des Tories.
« Le News Line et le Workers Revolutionary Party en revanche déclarent catégoriquement que les droits fondamentaux de la classe ouvrière ne peuvent être garantis que par la lutte pour démasquer le pouvoir dictatorial des Tories, les discréditer, les renverser et les remplacer par un Etat ouvrier s’appuyant sur des conseils communautaires et une économie d’Etat planifiée. »
(traduit de « The Miners and the Case for a General Strike », WRP, p. 8)Toutes ces phrases de propagande abstraite sur la nécessité d’une révolution socialiste sont dépourvues de la moindre proposition tactique quant à la façon de rompre la collaboration entre le Parti travailliste et les Tories. C’était précisément dans cette collaboration que résidait le plus grand danger pour les mineurs et la classe ouvrière, contrairement à ce que prétendait toute la phraséologie du WRP sur l’Etat de Thatcher.
Le WRP avait complètement abandonné le Programme de Transition dans lequel Trotsky souligne :
« De tous les partis et organisations qui s’appuient sur les ouvriers et les paysans et parlent en leur nom, nous exigeons qu’ils rompent politiquement avec la bourgeoisie et entrent dans la voie de la lutte pour le gouvernement ouvrier et paysan. Dans cette voie, nous leur promettons un soutien complet contre la réaction capitaliste. En même temps, nous déployons une agitation inlassable autour des revendications transitoires qui devraient, à notre avis, constituer le programme du gouvernement ouvrier et paysan.» (Léon Trotsky, Programme de Transition, Editions La Brèche, p. 43)
Le document de fondation de la Quatrième Internationale poursuit :
« Il est impossible de prévoir quelles seront les étapes concrètes de la mobilisation révolutionnaire des masses. Les sections de la Quatrième Internationale doivent s’orienter de façon critique à chaque nouvelle étape et lancer les mots d’ordre qui appuient la tendance des ouvriers à une politique indépendante, approfondissant le caractère de classe de cette politique, détruisant les illusions réformistes et pacifiques, renforçant la liaison de l’avant-garde avec les masses et préparant la prise révolutionnaire du pouvoir. » (Ibid., p. 44)
A la fin du mois d’avril, le WRP exigea du TUC l’organisation d’une grève générale illimitée – mais cette unique et légère concession concernant la reconnaissance de l’existence d’organisations de masse de la classe ouvrière fut annulée par le fait que le WRP refusa de lier cette revendication à celle du renversement des Tories et de la reprise du pouvoir par le Parti travailliste. Le rôle réactionnaire joué par un tel sectarisme propagandiste apparut de façon condensée dans le manifeste du premier mai 1984, au coeur d’une lutte critique de la classe ouvrière et au moment où il était avant tout nécessaire d’établir une relation des plus solides et des plus étroites entre le programme révolutionnaire et le mouvement des masses. L’appel à la grève générale fut avancé à ce moment précis, sous une forme extrêmement ultimatiste et apocalyptique :
« Le Workers Revolutionary Party appelle la classe ouvrière britannique à entreprendre immédiatement la lutte pour marquer ce premier mai historique 1984 en luttant immédiatement pour la transformation de la grève des mineurs en grève générale pour renverser la dictature haïe des Tories.
« Une telle grève générale de l’ensemble de la classe ouvrière et de ses alliés dans les classes moyennes signifiera la lutte révolutionnaire pour la prise du pouvoir.
« Elle doit avoir pour résultat le renversement du système capitaliste, historiquement dépassé, la destruction de l’appareil d’Etat et l’établissement d’un gouvernement ouvrier révolutionnaire. » (traduit de Miners, p. 53)
Le WRP faisait donc savoir à la classe ouvrière qu’elle devait choisir entre Thatcher et... le sage de Clapham, G. Healy. Pour ceux qui pourraient avoir l’idée qu’une revendication plus plausible serait le renversement du gouvernement et pour de nouvelles élections – ce qui, après tout, avait été la politique du WRP pendant les quatre ans du gouvernement travailliste précédent – on y avait ajouté cette mise en garde salutaire :
« Aucun gouvernement travailliste, que ce soit sous la direction de Kinnock, de Benn ou de quelque autre politicien réformiste, ne peut garantir les droits démocratiques fondamentaux des mineurs et avant tout leur droit à un emploi stable. » (Ibid., p. 56)
En tant que vérité générale, il n’y a rien à dire contre cette déclaration. Mais, c’est précisément la raison pour laquelle la revendication pour le renversement du gouvernement Tory et l’installation d’un gouvernement travailliste était si importante pendant la grève des mineurs. Cela aurait créé les conditions dans lesquelles des masses de travailleurs auraient pu comprendre la trahison des sociaux-démocrates et rompre avec eux.
La déclaration poursuivait en exposant le programme que le WRP allait mettre en oeuvre au cas où il serait porté au pouvoir par la classe ouvrière, ce qui, s’il n'est pas lié à une stratégie pour faire entrer la classe ouvrière en conflit avec le Parti travailliste, restait dans le domaine d’une fantaisie sectaire et inoffensive.
Le manifeste du premier mai ne renfermait qu’une seule phrase digne d’être lue : « Les réformistes de tous bords véhiculent la panique, des états d’esprit lugubres, craintifs et de confusions stupides sur la question du Parlement capitaliste et de la machine d’Etat capitaliste. » (Ibid., p. 57)
Malheureusement, les dirigeants du WRP se décrivaient eux-mêmes.
Au cours du mois de mai, alors que les mineurs préparaient une manifestation de masse à Mansfield, le WRP poursuivait son agitation en faveur d’une grève générale qui ne se distinguait pas essentiellement de la ligne adoptée par l’OCI en 1968. Elle constituait une évasion centriste devant les tâches révolutionnaires.
Mais le manque de sérieux et de sincérité de la campagne du WRP allaient bientôt être démasqué. Le 14 mai à Mansfield, Scargill évita soigneusement tout appel en vue d’une extension de l’action, notamment parce qu’il était d’accord avec les politiciens du Parti travailliste pour ne pas transformer la grève en une lutte politique pour le renversement des Tories.
L’article de fond du News Line du 15 mai 1984 avait pour titre « Scargill évite toute extension de l’action » – la première critique directe du WRP vis-à-vis du président du NUM. Mais ce fut aussi la dernière. Healy fut enragé par cette rupture de relation qu’il espérait cultiver avec le président du NUM, en dépit de leur malheureuse dispute due à l’hostilité de Scargill à l’égard du syndicat ouvrier polonais Solidarnosc.
Le 16 mai 1984, une déclaration du Comité politique du WRP apparut en vue de réparer le tort causé au dirigeant du NUM. On y notait « la tumultueuse ovation qui saluait son discours » à Mansfield et on se réjouissait de « son prestige parmi les mineurs et les autres ouvriers ». A l’intérieur du parti, Healy et Banda organisèrent une campagne pour justifier l’abandon de toute attitude critique vis-à-vis de la politique de la direction syndicale du NUM et son refus de lutter pour toute extension de la grève à travers le mouvement ouvrier. Dans la Lettre politique 5, datée du 21 mai 1984, Healy et Banda écrivaient :
« Au stade actuel où se trouve la grève des mineurs, le sectionalisme sectaire jouit d’une base de masse parmi les mineurs, même si ce n’est pas nécessairement le cas pour l’ensemble du mouvement syndical. Cela signifie que le caractère fini et sectoriel ‘ en soi-même ‘ de la grève a temporairement créé une coïncidence entre la conception de Scargill, en faveur de changements par la voie parlementaire et celle des mineurs, se trouvant dans une lutte de vie et de mort pour leur avenir contre l’Etat capitaliste. Nous ne pouvons pas sauter ce stade en critiquant les insuffisances de la direction de la NUM. » (Seventh Congress, p. 107)
La campagne du WRP en faveur d’une grève générale – qui s’était dès le départ compromise par l’absence d’une perspective politique claire sur laquelle la lutte pouvait se baser – perdit toute signification à cause de son adaptation à Scargill. Durant toute la grève des mineurs, Scargill ne cessait de répéter qu’il n’était pas pour le renversement des Tories. La campagne pour une grève générale n’aurait pu se développer que dans une lutte politique dans la classe ouvrière contre cette ligne objectivement réactionnaire. Cela aurait exigé une lutte quotidienne et sans compromis contre la politique centriste de Scargill, une analyse claire des limites du syndicalisme, l’exposition des relations de Scargill avec les staliniens et une dénonciation sans aucune équivoque de son refus de lutter pour le renversement immédiat des Tories. Ce n’est qu’avec une telle ligne politique que le WRP aurait pu créer parmi les mineurs et dans toute la classe ouvrière la conscience politique nécessaire pour une grève générale. La direction du WRP, abrutie par l’opportunisme, était incapable de s’élever au-dessus d’une étroite perspective syndicaliste et, dans ce sens, leur capitulation devant Scargill – le A. J. Cooke des années 1980 – était le produit final de leur trahison du trotskysme.
Il y avait au moins un dirigeant dans le WRP qui savait pertinemment que la ligne suivie par le parti représentait une trahison complète du marxisme, c’était Cliff Slaughter. Dans son long article du 25 mai 1984, paru dans le News Line, intitulé « La grève générale et le front uni » Slaughter écrivait – au milieu d’un article qui défendait la ligne générale du WRP – à propos de Kinnock et de son suppléant, Hattersley, les lignes suivantes :
« L’on rapporte que lui [Kinnock] et Hattersley auraient dit que ‘ s’ils étaient des mineurs de Nottingham ils feraient grève ‘. C’est une manoeuvre de diversion consciente et éhontée. Ils ne sont pas mineurs (ils ne l’ont jamais été et ne le seront jamais), ils sont dirigeants du Parti travailliste et ont, en tant que tels, une responsabilité politique.
« Les ouvriers qui continuent à les soutenir et parmi eux aussi des mineurs qui paient leurs cotisations politiques et votent pour le Parti travailliste, s’attendent à ce que ce parti les soutienne politiquement en prenant la direction de la classe ouvrière contre Thatcher. Kinnock cache son refus de le faire en criant à qui veut l’entendre ce qu’il ferait s’il était mineur... »
« Reste la question de savoir pourquoi la direction du NUM ne lance pas un appel au TUC pour qu’il appelle à la grève générale ? »
« Une telle revendication constituerait un défi ouvert lancé à l’aile droite concernant la question politique essentielle : celle de vaincre le gouvernement conservateur et l’Etat capitaliste et la conquête du pouvoir par la classe ouvrière ».
Chacun de ces mots était absolument correct – ce qui nous conduit à poser cette question : pourquoi le WRP refusait-il d’adresser des revendications aux dirigeants travaillistes et, de plus, pourquoi C. Slaughter n’a t-il pas mené de lutte dans ce sens contre la politique de Healy ? Au lieu de cela, à la fin de son article – qui, en lisant entre les lignes, contenait une critique dévastatrice de toute la ligne de Healy et un clair pronostic qu’une telle ligne politique ne pouvait que conduire à la défaite de la grève – tout se termine par une réconciliation avec la ligne politique du WRP. C’est pour cette raison que la critique de Slaughter, loin de clarifier les membres du parti – qui normalement ne lisent pas entre les lignes – servit à renforcer l’impression que le WRP luttait pour le trotskysme parmi les mineurs. C’est pourquoi Healy permit que cet article soit publié dans le News Line et même se réjouit de sa parution. On n’a jamais raté la sauce du centrisme en y ajoutant quelques pincées de marxisme !
Quant au reste de l’année, l’article de Slaughter ayant été enseveli dans les archives pour n’être ressorti qu’au cas où quelqu’un oserait accuser Healy de trahir les mineurs, le WRP marcha servilement sur les traces de Scargill, établissant son prestige parmi les mineurs et les militants du parti et suggérant implicitement qu’il représentait un nouveau type de dirigeant syndical, comme il n’en avait jamais encore existé. Banda rédigea une justification de cette adaptation dans le plus pur style de Pablo pour les perspectives du Septième congrès du WRP (le dernier qui eut lieu sous la direction de Healy) tenu en décembre 1984 :
« Ce qui était important durant la période précédant la grève était la lutte permanente contre toute tendance à imposer des images subjectives et à ignorer les réels développements concrets ayant lieu dans les mines et en particulier le rôle d’Arthur Scargill vis-à-vis du nouveau militantisme des mineurs qui craignaient fermetures et licenciements. La justesse de nos critiques antérieures faites à l’égard de la direction de Scargill concernant son attitude vis-à-vis du syndicat polonais Solidarnosc, de même que celle face aux élections de 1982-1983, ne doit pas masquer le changement des relations de classe en Grande-Bretagne et l’impact qu’ont eu les mineurs sur Scargill et sur d’autres dirigeants...
« Toute indulgence à l’égard de la méthode qui part d’idées préconçues aurait directement amené à une politique d’ultra-gauche et aventuriste, ce qui aurait eu pour effet d’isoler le parti des mineurs. Malgré nos différends avec Scargill sur la question de l’interdiction des heures supplémentaires, nous défendons inconditionnellement le boycott contre tout opportuniste et briseur de grève latent. Le boycott des heures supplémentaires, aussi limité qu’il fut, constituait un facteur important dans l’unification des mineurs et la création de liens étroits avec le parti. » (Seventh Congress, pp. 69-70)
Les paragraphes ci-dessus servaient à justifier le fait que le WRP abandonnait définitivement sa ligne politique indépendante dans la grève. Une déclaration du Comité politique parue dans le News Line du 27 octobre 1984, proclamait :
« Le Workers Revolutionary Party et l’All Trades Unions Alliance approuvent entièrement la politique d’Arthur Scargill, son défi courageux vis-à-vis de l’Etat et sa défense obstinée du NUM, de l’industrie minière et de ses communes contre le vandalisme des Tories.
« Sa ferme opposition au régime de Thatcher, la presse conservatrice et le NCB (National Coal Board – la direction des Charbonnages) n’a pas seulement inspiré des millions de gens, elle a aussi démasqué dans toute son ampleur la nature des manoeuvres réformistes des staliniens dans les ports et les reculs des syndicats T&GWU et du G&MWU dans l’industrie de l’acier, l’industrie électrique et les transports.
« Scargill a avant tout montré les dirigeants du TUC tels qu’ils sont, des comploteurs bureaucratiques et soumis. »
En réalité, Scargill les couvrait quant à la question centrale du renversement du gouvernement Thatcher. Pas une seule fois, pendant toute la durée de la grève, il ne lança un appel direct au TUC pour qu’il organise une grève générale. Dans la mesure où il a appelé à la mobilisation du mouvement ouvrier derrière les mineurs, c’était en termes aussi prudents que possible. Par exemple, le News Line du 2 novembre 1984, rapportait ainsi ses termes :
« Nous croyons que le moment est venu d’engager aussi publiquement que possible le mouvement ouvrier et syndical dans un conflit que les Tories considèrent clairement comme une lutte de la part des détenteurs du pouvoir contre un syndicat individuel.
« Et nous allons demander au mouvement syndical de répondre en conséquence et de donner le même genre de soutien au NUM. »
Le 5 décembre 1984, le News Line annonça que Scargill avait lançé un appel au TUC pour qu’il organise « des grèves dans l’ensemble du mouvement syndical » et reporta qu’il avait dit : « Nous ne demandons pas des résolutions de soutien moral. Ce que nous demandons maintenant, c’est une assistance pratique. Et nous avons demandé que le Conseil général [le Comité directeur du TUC] soit convoqué, pour qu’il organise des mesures de lutte pour soutenir ce syndicat ».
Mais deux jours plus tard, après que le TUC ait rejeté cet appel et simplement réitéré son soutien à des résolutions de solidarité sans réelle signification, le News Line fit remarquer que Scargill : « se réjouissait du fait que les dirigeants du TUC aient confirmé toutes les décisions antérieures en soutien au NUM » et s’arrangea ensuite pour présenter la situation sous un angle des plus positifs : « Le fait que les dirigeants du TUC n’aient pas pu ouvertement répudier le NUM et aient eu à donner certaines garanties de soutien constitue un tribut au ferme point de vue pris par Scargill et la direction du NUM. »
Alors que la grève, isolée par le TUC et le Parti travailliste, s’affaiblissait et que la perspective d’une défaite commençait à se dessiner, le WRP devenait de plus en plus désorienté et hystérique. Lors du quinzième anniversaire du News Line, le 18 novembre 1984, Healy déclarait :
« Si les mineurs sont vaincus, nous serons rendus illégal en Grande-Bretagne.
« Elle n’a pas seulement l’intention d’accélérer la destruction des syndicats, mais de rendre illégaux les éléments les plus révolutionnaires parmi ses opposants. » (News Line, le 19 novembre 1984)
Cependant, malgré cette rhétorique hystérique, il persistait dans son refus d’adresser au Parti travailliste un appel pour le renversement du gouvernement. Il se donna aussi beaucoup de peine pour ne pas faire trop pression sur ses amis du GLC. Bien qu’il se soit agi du sort de la grève des mineurs, il restait dans le vague diplomatique sur la question de l’unité des mineurs et de ceux qui, dans les communes, étaient opposés aux coupures de budget du gouvernement Thatcher :
« Je dis à nos camarades des conseils communautaires qui luttent contre les restrictions budgétaires et au grand mouvement qui se développe que nous devons être prêts à unifier ce mouvement, si nécessaire, avec la grève des mineurs par l’organisation de la grève générale. » (Ibid., caractères gras ajoutés) Quelle pitoyable hypocrisie politique !
Au moment du Septième congrès, alors que la grève des mineurs approchait de sa fin, les dirigeants du WRP étaient saisis par la démoralisation et l’hystérie, ce qui était apparent dans leur résolution principale des perspectives britanniques, traitant de l’évaluation du gouvernement Thatcher :
« Pour la bourgeoisie britannique, il ne s’agit plus d’essayer de consolider le bonapartisme mais plutôt de changer la forme de dictature. Pour détruire les syndicats et établir le contrôle corporatiste d’Etat, les Tories doivent se débarrasser des formes parlementaires, c’est-à-dire détruire l’opposition parlementaire des sociaux-démocrates et la remplacer par la forme de bonapartisme la plus extrême : le fascisme. C’est la seule manière dont la crise mondiale de l’impérialisme devient l’essence et la force motrice de la lutte de classe. » (Seventh Congress, p. 52)
Ces mots ne pouvaient qu’être écrits par des politiciens petits-bourgeois qui avaient complètement perdu la tête. Ils considéraient maintenant la montée du fascisme comme la force motrice de la lutte de classe – perspective qui en réalité révélait le plus profond pessimisme. D’autre part, prétendre que le bonapartisme était consolidé signifiait, dans le langage du marxisme, que la classe ouvrière avait subi une défaite décisive pour une longue période. Plus loin dans le document, le WRP mentionnait une citation de Trotsky, écrite précisément à ce sujet : « Le régime bonapartiste peut avoir un caractère durable et relativement stable seulement au moment où il amène une période révolutionnaire à son terme... » – mais la clique de Healy était tellement décomposée par la lutte de classe qu’elle ne réalisait même pas qu’une partie du document des perspectives qu’elle avait écrite était en contradiction avec l’autre !
Le Septième congrès confirma que le WRP était mort du point de vue du marxisme et politiquement. Ceci est prouvé par l’examen d’un document écrit par Healy et Banda trois semaines après le congrès, document dans lequel ils expliquaient la « théorie de la connaissance » qui guidait le travail du parti :
« Les propriétés et les exigences de la pratique du parti constituent la source de la sensation et sont révélées dans leurs interconnections avec d’autres choses, émergeant du rôle actif objectif de la pratique. Ceci est le processus matérialiste dialectique de la connaissance dans lequel des changements dans la situation objective telle qu’elle se développe, peuvent être analysés. » (Seventh Congress, p. iii, caractères gras ajoutés)
Cette descente dans le solipcisme – où l’on fait de la pratique du parti et de ses exigences la source de la sensation – représentait la vérification théorique du fait que la direction du parti était dominée par un opportunisme illimité, si bien qu’elle en venait à définir l’ensemble du monde objectif à partir des besoins pratiques du « parti » ou, pour être plus précis, de la clique petite-bourgeoise dans sa direction.
Guidé par une ligne politique centriste, contraire au marxisme, et qui avait contribué directement à la trahison des mineurs, avec de plus ses dirigeants pris de panique à l’approche de la fin de la grève, le WRP était prêt à s’effondrer à l’aube de l’année fatale 1985. Dans les pages du News Line l’hystérie régnait. Le 27 février 1985, une déclaration du Comité central du WRP affirmait :
« Si les mineurs étaient vaincus par les Tories aidés par l’aile droite du TUC et les briseurs de grève, alors rien ne pourrait empêcher Thatcher et sa bande désespérée de compléter la mise en oeuvre de son programme de barbarisme monétariste et d’imposer une dictature militaire et policière. » (News Line, le 28 février 1985, souligné dans l’original)
Pour aussi incroyable que cela puisse paraître, la même déclaration affirmait que « l’exposition de l’aile droite de la centrale du TUC renforce énormément la classe ouvrière ; pour le NUM, les conditions sont favorables pour lancer un appel aux syndicats qui soutiennent les mineurs qu’ils exigent que le TUC mobilise pour la grève générale. » (Ibid., souligné dans l'original)
Un paragraphe déclarait la destruction imminente de la classe ouvrière. Un autre proclamait que la classe ouvrière avait été « considérablement renforcée ». Et on pouvait noter une nouvelle contradiction dans un troisième paragraphe : « Le Comité central du Workers Revolutionary Party demande que tous les mineurs en grève soutiennent fermement Arthur Scargill et l’exécutif du NUM. » Mais, rester fermement derrière Arthur Scargill qui n’avait toujours pas demandé que le TUC mobilise en vue d’une grève générale, signifiait que les mineurs devaient rejeter la ligne politique la plus récente développée par le WRP. Et ensuite, après avoir demandé que les mineurs restent derrière Scargill, le WRP annonçait que Scargill lui-même était hésitant en insistant pour que le NUM rejette « les appels défaitistes » pour une reprise du travail !
Le premier mars 1985, une panique générale s’empara du News Line. L’article de tête, en première page, déclarait qu’une reprise du travail des mineurs signifierait « la fin d’un syndicalisme libre en Grande-Bretagne ».
Dans la même semaine, l’exécutif des mineurs votait pour la fin de la grève – événement qui laissa plusieurs sections du WRP et particulièrement ses éléments petits-bourgeois et déclassés de l’appareil du parti, complètement désorientés, démoralisés et irrités. On leur avait dit pendant des mois que la grève allait se terminer soit par la révolution sociale, soit par un échec : la destruction du mouvement ouvrier et la proscription du WRP. Maintenant, la grève des mineurs aboutissait à un échec et le WRP étant encore légal, ces petits-bourgeois lassés commençèrent à penser que la crise du capitalisme n’était pas aussi grave qu’ils avaient été amenés à le croire et que peut-être ils étaient en train de gâcher leur vie pour une cause futile.
Dans cette situation, la survie du parti dépendait, pour le moins, d’une approche honnête vis-à-vis des leçons de la grève et de son échec. Mais la direction du WRP avait déjà dépassé et de loin le stade où elle était capable d’aborder une question politique honnêtement.
Au lieu de cela, elle essaya de continuer comme si de rien n’était. Le WRP n’était même pas capable d’admettre que les mineurs avaient subi un échec, car reconnaître cela aurait posé trop de questions sur sa ligne politique. C’est alors que des articles apparurent dans le News Line, qui tentaient de camoufler la vérité à l’aide de statistiques détaillant ce que la grève avait coûté au gouvernement.
Faute de perspective politique propre pour remettre en force les mineurs et les préparer à une âpre lutte contre les futures fermetures de mines, le WRP se cramponnait désespérément aux basques d’Arthur Scargill, ce qui prit même des proportions pathétiques, car pour Healy le fait d’obtenir une audience privée auprès de Scargill était devenu l’objectif principal de sa vie, audience qui lui fut accordée un mois après la fin de la grève. Cet événement est relaté dans une lettre privée de Healy à Scargill, datée du 29 avril 1985, et que la Commission internationale d’enquête découvrit. Cette lettre montre l’envergure que la dégénérescence politique de Healy pour qui la direction du WRP touchait à sa fin :
« Cher Arthur,
« Par cette courte note, la camarade Aileen Jennings et moi-même, voulons t’exprimer nos remerciements fraternels et chaleureux pour le temps que toi et tes compagnons avez passé avec nous vendredi soir.
« Toutes les ressources et les moyens techniques qui constituent la pratique de notre parti sont à la disposition du NUM et à la tienne en tant que président. Si cela est nécessaire, nous imprimerons et publierons jusqu’à la limite de nos possibilités gratuitement tout ce que le syndicat voudra. Si tu veux utiliser nos installations en matière d’information, nous ne serons que trop heureux de te faire connaître confidentiellement notre estimation des événements.
« Une confrontation gigantesque se prépare entre l’Etat capitaliste et la classe ouvrière, dans laquelle les mineurs seront à nouveau au premier plan. Sois assuré que notre parti sera à tes côtés dans les journées décisives à venir.
« Sois assuré que dans la période critique à venir, nous accorderons la priorité aux nécessités du NUM. Fais nous savoir ce dont vous avez besoin et nous verrons ce que nous pourrons faire.
« Nous te serrons chaleureusement la main,
« [signé :] Aileen Jennings, T. G. Healy »
La signification politique de cette lettre dans laquelle le dirigeant du WRP met à la disposition d’une partie de la bureaucratie syndicale l’ensemble des ressources matérielles du mouvement trotskyste en Grande-Bretagne, réside en ce qu’elle prouve de façon irréfutable la fin de la vie de G. Healy en tant que révolutionnaire.
La désintégration politique et organisationnelle de la clique londonienne de la direction avançait maintenant à grands pas. Sous la pression de la base du parti, tout particulièrement des membres actifs dans le Yorkshire parmi les mineurs, Banda et Healy recherchaient en tâtonnant une nouvelle ligne politique sans pour autant analyser le travail de l’année précédente. Pour empêcher la désagrégation complète, Sheila Torrance, la vice-secrétaire générale responsable des questions d’organisation, proposa que le WRP organise une marche en défense des mineurs emprisonnés. Cette proposition fut tout d’abord rejetée par Healy avec l’argument qu’une telle action ne pouvait être réalisée dans des conditions où la Grande-Bretagne se trouvait aux prises avec un mouvement fasciste ascendant ! Il fut d’accord pour que la marche ait lieu, seulement après que le Comité central ait approuvé une résolution lui donnant les pleins pouvoirs pour pouvoir intervenir durant la marche et la déplacer immédiatement au cas où elle serait attaquée par les fascistes !
La vie interne du WRP commençait à ressembler aux derniers jours du régime du New Jewel dans l’île de la Grenade. Le centre de Clapham devint l’arène de farouches conspirations et des pires intrigues. Chaque bureau devint le siège d’une faction secrète et chaque groupe constituait des listes d’ennemis latents et d’alliés éventuels en vue de la lutte décisive qui approchait. Le quartier général du WRP devint le champ de bataille d’une guerre électronique. Les bureaux et les téléphones, y compris ceux de Healy et Banda, furent mis sur écoute. Personne ne faisait plus confiance à personne. Des relations politiques qui avaient duré 10, 20 ou même 30 ans se disloquaient. Soudain, Healy tenta de se venger de Sheila Torrance parce qu’elle s’était opposée à lui au Comité politique, en demandant sa suspension du parti dans la réunion du Comité central du 27 avril 1985. Un membre du Comité central, Stuart Carter, s’y opposa et fut immédiatement suspendu pour 60 jours, « pour s’être opposé à l’autorité que possède le Comité central de discipliner ses membres et de juger leur comportement pendant le meeting. » (traduit de « Report on the Expulsion of Stuart Carter and Recommended Expulsions of His Clique », p. 2) Le rapport fait aux cellules justifiant son exclusion poursuivait : « Il n’a pas été suspendu pour divergences politiques ou programmatiques. Stuart Carter a maintenu son opposition, même après que le membre du Comité central concerné, ST, eût corrigé son attitude. » (Ibid.)
Carter, qui pendant six ans avait été un membre dirigeant des Jeunes Socialistes, fut exclu parce qu’il continuait à défendre son droit de s’opposer à la suspension, contraire aux statuts, de la vice-secrétaire générale du parti. Ayant attaqué physiquement Carter lors de la réunion où il avait été suspendu, Banda écrivit une lettre le 21 juin 1985 afin de justifier l’expulsion. Il calomniait ce dirigeant du mouvement de jeunes le dénonçant pour son « individualisme petit-bourgeois et son arriération de sous-prolétaire. » Puis il affirmait :
« Les actes et déclarations de cette clique réactionnaire et le fait qu’ils enfourchent constamment le cheval de bataille de la ‘ démocratie ‘en opposant les ‘ droits de l'individu ‘ à la pratique centralisée du parti est un exemple vivant de l’adaptation à la spontanéité, c’est-à-dire à l’déologie bourgeoise.
« Cela souligne à nouveau l’importance décisive de la lutte de Lénine dans Que faire ? et sa mise en garde que les slogans ‘ contre le dogmatisme ‘ et pour ‘ la liberté de critique ‘ ne sont rien d’autre qu’un refus de la théorie de la lutte de classe et l’abandon de la dictature du prolétariat. C’est là l’essence de l’opposition de SC. »
Dans ces conditions, la marche pour la défense des mineurs emprisonnés ne servait qu’à dissimuler vis-à-vis de l'extérieur l’écroulement interne du parti. La direction était maintenant littéralement obsédée par le bonapartisme qui, selon elle, constituait le trait caractéristique de la situation mondiale. Dans une lettre adressée aux membres du parti le 8 mai 1985, expliquant la ligne politique de la marche, Banda et Healy déclaraient :
« Cette lutte contre le bonapartisme doit figurer au premier plan de notre pratique sinon nous transformons des revendications comme ‘ Défense des syndicats ‘ et ‘ Non aux projets d’emplois pour transformer les jeunes en briseurs de grève ‘ en images kantiennes qui embrouillent de manière idéaliste les cinq revendications, représentant le syllogisme révolutionnaire de la marche elle-même.
« Ces revendications doivent être classées de la manière suivante du syllogisme: 1) Libération des mineurs emprisonnés ; 2) Réinsertion de tous les mineurs licenciés; 3) Lutte contre la fermeture des mines ; 4) Destruction les lois anti-syndicales ; 5) Non aux projets d’emplois pour transformer les jeunes en briseurs de grève.
« L’erreur qui était à la base de l’allocution faite par le président de séance à notre meeting du premier mai à Londres, avait son origine dans une pratique routinière du parti qui partait de propositions générales en évoquant par exemple la ‘ lutte de la jeunesse ‘ et la ‘ défense des syndicats ‘. Cela laissait de côté l’aspect central des implications du bonapartisme au niveau international et qui apparaissait maintenant dans la Grande-Bretagne des Tories. C’est précisément ce qui devrait être considéré au premier plan en ce qui concerne la pratique du parti qui autrement serait transformée en images kantiennes générales (image-making).
« De telles formations d’images, bien que formellement correctes, seraient dénuées de tout contenu bonapartiste et, par conséquent, la source même de la sensation – de là son origine kantienne et le réel danger pour notre travail en Grande-Bretagne. »
En décembre dernier, la pratique du parti constituait la source de la sensation. Maintenant, la base de toute perception à l’échelle mondiale, était le bonapartisme en Grande-Bretagne. Cette remarquable « perspicacité » avait été élaborée par une innovation théorique connue sous le syllogisme en cinq parties. Tout cela prouvait la profondeur de l’ancien dicton : « Les Dieux rendent d’abord fous ceux qu’ils veulent détruire. »
Sept semaines plus tard, le premier juillet 1985, Aileen Jennings, la secrétaire personnelle de Healy depuis 20 ans, disparut de Londres en laissant, à l’incitation de Sheila Torrance, une lettre dans laquelle elle dénonçait Healy pour les multiples abus de membres féminins du WRP et du Comité international de la Quatrième Internationale. Cette lettre fut à l’origine d’une explosion conduisant à l’expulsion de Healy et à la désintégration finale du WRP. Comme Trotsky l’avait prédit : les grands événements où sera précipité l’humanité ne laisseront rien des organisations dépassées.
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