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Histoire et
culture
Comment le Workers Revolutionary Party a trahi le trotskysme
1973-1985
Déclaration du Comité international de la Quatrième Internationale
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Première partie: du trotskysme à l'opportunisme
1. Pourquoi le WRP s’est effondré
La crise politique qui a éclaté brusquement pendant l’été 1985 dans le
Workers Revolutionary Party et qui a évolué rapidement vers une scission
dévastatrice entre ses principaux dirigeants est un événement qui a une
importance extraordinaire pour la Quatrième Internationale. En l’espace de
quelques semaines, la plus ancienne section du Comité international de la
Quatrième Internationale, qui était aussi une de ses sections fondatrices, se
désintégra littéralement. Les trois principaux dirigeants du WRP – Gerry Healy,
Michael Banda et Cliff Slaughter – qui totalisaient à eux trois près de 140
années d’expérience dans le mouvement socialiste, se trouvèrent engagés, presque
du jour au lendemain, dans la lutte de fraction la plus virulente que le
mouvement trotskyste ait jamais connue. En dépit du fait qu’ils avaient
étroitement collaboré pendant trente ans, Slaughter et Banda se sont retrouvés
d'un côté de cette lutte et Healy de l’autre. Et puis, l’instable coalition
entre Banda et Slaughter s’étant rapidement effondrée, ils se lancèrent à leur
tour, et avec non moins de frénésie qu’ils ne l’avaient fait contre Healy, dans
une lutte à couteaux tirés.
L’effondrement du Workers Revolutionary Party entre juillet et octobre 1985
ne fut cependant une complète surprise que pour ceux qui n’avaient pas remarqué
la dégénérescence prolongée dans les positions politiques du parti au cours de
la décennie précédente. Les circonstances entourant la scission – la
désorientation politique et la démoralisation qui suivirent la reprise du
travail par les mineurs en mars 1985, la guerre intestine sauvage au sein du
Comité central, l’éruption d’un scandale fangeux impliquant Healy, la
dissimulation sans principe par le Comité politique de son abus grossier
d’autorité, l’effondrement apparemment soudain de la structure financière du WRP
ainsi que la conspiration en vue de tromper le Comité international (CI) –
provenaient de la dégénérescence nationaliste et de la croissance incontrôlée de
l’opportunisme au sein de la direction du Workers Revolutionary Party.
Cette conclusion qui découle inexorablement d’une analyse marxiste de
l’évolution d’ensemble du WRP depuis sa formation est rejetée par toutes les
tendances issues de l’effondrement de l’organisation de Healy. A l’exception de
l’International Communist Party nouvellement formé dont les membres - et c’est
révélateur, représentaient la seule opposition de principe à la direction de
Healy avant la scission - fondaient leur lutte sur l’Internationalisme, toutes
les autres tendances affirment qu’il faut rendre le trotskysme ou le Comité
International de la Quatrième Internationale responsable de la crise au sein du
WRP. D’une façon ou d’une autre, ils soutiennent que la dégénérescence du WRP
(pour autant qu’ils admettent qu’il y a eu dégénérescence) est le résultat
inévitable d'une lutte pour défendre les principes trotskystes.
Malgré les différences que présentent en surface leurs attaques, toutes les
tendances hostiles au CIQI s’accordent sur un point central: le trotskysme
aurait été incapable historiquement de s’implanter dans la classe ouvrière et
l’isolement qui en résulte serait la cause de toutes les dégénérescences
politiques et de toutes les scissions ayant eu lieu au sein de la Quatrième
Internationale.
En se défendant, face au Comité international, Healy dit que ses opposants
trotskystes croient en « un socialisme pur et dur, de la plus pure eau et du
plus petit nombre… » (Déclaration du Comité politique du WRP, 30 mai 1986).
Son allié, le nationaliste petit-bourgeois grec, S. Michael, accuse le CIQI de
demander « un retour réactionnaire aux pratiques de la période
des défaites et de l’isolement du trotskysme... » (« Une nouvelle ère pour
la Quatrième Internationale », 21 janvier 1986). Puisque le principal dirigeant
de la Quatrième Internationale durant « la période des défaites et de
l’isolement » était Léon Trotsky, les pratiques contre lesquelles Michael se bat
sont celles associées à la fondation et à la construction du Parti mondial de la
révolution socialiste, c’est-à-dire à la lutte contre le stalinisme et le
centrisme. Il affirme que la lutte pour des principes marxistes « signifie
oeuvrer dans le but d’imposer des défaites à la classe
ouvrière mondiale et à la Quatrième Internationale. » (Ibid.)
Dans une autre déclaration, Healy défendit ses agissements en insistant sur
la nécessité de recourir à l’opportunisme et attaquait ainsi David North, un
dirigeant sympathisant du Comité international: « Pour lui ... la question
déterminante est le maintien de la pureté de la doctrine, ce qui n’est
possible que dans les groupes de discussion de toute petite taille: le nombre ne
fait qu’encourager le délayage de la doctrine. » (News Line,
le 14 février 1986)
En résumé, la position de Healy est qu’il est impossible de construire un
mouvement dans la classe ouvrière sans trahir les principes du trotskysme. C’est
la première fois qu’une tendance se disant adhérer au trotskysme déclare
ouvertement que son principe directeur est de ne pas avoir de principes !
Banda partage, avec plus d’emphase dans le style certes, la même opinion et
en a conclu qu’il faut détruire le mouvement trotskyste. Dans un document infâme
publié en février et sur lequel la fraction Slaughter-Banda-Bruce (depuis
défunte) s’est appuyée pour rompre avec le Comité international, Banda déclara:
« Ce n’est certainement pas un hasard – en réalité c’est plutôt la
conclusion logique et pratique de cette même conception du CI de 1953 – si
aucune section du CI, et cela inclut la Workers League aux Etats-Unis, ne
fut capable à aucun moment dans les trente-deux dernières années d’élaborer une
perspective viable pour la classe ouvrière. » (Workers Press, le 7 février
1986)
Les conceptions sur lesquelles le CIQI était fondé, et que Banda attaque,
sont celles de l’hégémonie révolutionnaire du prolétariat et de la théorie de
Lénine et de L. Trotsky concernant le parti. La lutte historique contre le
stalinisme, le centrisme et tous les agents de l’impérialisme au sein du
mouvement ouvrier qui restent accrochés aux basques de la bourgeoisie, est une
partie intégrante de ces conceptions.
Il est révélateur que Banda ait déclaré, quelques semaines seulement avant
d’écrire les lignes précitées, que « le parti se divisa non sur des questions
tactiques et programmatiques, mais sur la question fondamentale de la
moralité révolutionnaire. » (News Line, le 2 novembre 1985) Ce qui
n’était qu’une façon petite-bourgeoise et fantaisiste d’admettre que la rupture
entre Banda et Healy n’avait rien à voir avec des questions principielles ou
programmatiques.
Cliff Slaughter, parti lui aussi en croisade pour la « moralité
révolutionnaire », a tiré la conclusion que la dégénérescence de Healy, tout
comme la sienne, était le produit de « l’isolement » du mouvement trotskyste. « A
aucun moment, depuis la mort de Trotsky, la Quatrième Internationale (QI)
n’a fait la preuve de sa capacité à surmonter son isolement face aux grandes
luttes de masses... Cette petitesse et cet isolement furent bien sûr des
facteurs décisifs qui empêchèrent que la théorie marxiste ne soit développée
avec succès. » (Workers Press, le 26 avril 1986) Cette déclaration, qui
semble plausible à ceux qui sont organiquement des opportunistes et à ceux qui
ne sont pas familiers avec l’histoire du mouvement marxiste, est
fondamentalement en accord avec ce que dit Healy. Les trotskystes, affirme-t-il,
sont incapables de développer le marxisme parce qu’ils sont peu nombreux. Et,
s’ils sont peu nombreux, c’est parce qu’ils sont isolés de la classe ouvrière.
Pourquoi sont-ils isolés de la classe ouvrière ? Slaughter ne le dit pas, mais
considère longuement avec un brin de nostalgie la réponse déjà apportée par
Healy, qui déclarait que l’isolement est le prix inévitable payé pour la défense
des principes.
Il va de soi que, lorsqu’ils parlent d’isolement, ce n’est pas de la classe
ouvrière, mais bien plutôt des bureaucraties staliniennes et social-démocrates
ainsi que des multiples courants radicaux et nationalistes petits-bourgeois. Ils
soutiennent que les trotskystes restent « isolés » tant qu’ils rejettent les
pots-de-vin et les flatteries de ceux qui occupent pour l’instant des postes
influents dans le mouvement ouvrier ou qui jouissent d’un soutien momentané dans
les classes moyennes ou dans les masses des pays semi-coloniaux.
Un autre groupe ayant déserté le Comité international après la scission a
résumé de la manière la plus claire la position de toutes les tendances
anti-trotskystes. La Liga Comunista du Pérou a déclaré que la dégénérescence de
Healy, et toutes les luttes antérieures au sein de la Quatrième Internationale,
démontrent la faillite totale du trotskysme, lequel, affirment-ils, n’a existé
que « sous la forme de petites sectes révolutionnaires, de plus en plus
isolées des masses .» (Comunismo, mars 1986)
Pour justifier leur décision d’abandonner la lutte révolutionnaire contre la
bourgeoisie nationale au Pérou, ils soutiennent que la Quatrième Internationale
est restée « à l’écart du nouveau développement de la révolution mondiale,
lorsqu’elle connut un renouveau dans les années 1940, avec l’Albanie, la Chine,
la Yougoslavie, l’Europe de l’Est, le Vietnam, la Corée, l’Algérie, etc.
« Le mouvement trotskyste ne put rien apprendre de ces développements... Son
existence de secte le dégagea de toute obligation immédiate de donner une
direction aux masses et leur permit ainsi d’ignorer tous ces développements ou
de les caractériser d’une façon tout à fait arrogante .» (Ibid.) Les
caractérisations auxquelles ils s’opposent sont des termes marxistes tels que
bourgeoisie nationale, bureaucratie stalinienne, radicalisme petit-bourgeois,
centrisme, etc.
Le leader théorique de ce groupe, Jose B., a poussé cette analyse jusqu’à son
ultime conclusion en affirmant que le trotskysme est isolé des masses parce
qu’il s’appuie sur le prolétariat: « Manifestement, il s’agit du cas d’un
mouvement implanté dans des forces sociales qui sont absolument hostiles aux
forces sociales objectivement révolutionnaires. C’est pourquoi il faut
qu'il soit objectivement détruit. » (Ibid.)
A peine ce document était-il publié que Cliff Slaughter s’envolait pour le
Pérou afin de serrer la main de son auteur et ce, dans une telle hâte, qu’il en
oublia le numéro de téléphone de l’organisation et fut ainsi immobilisé
plusieurs jours à l’aéroport de Lima.
Il est remarquable, mais non surprenant, que tous ces renégats soient forcés
de donner une interprétation de la crise du WRP qui, quant au fond, correspond
essentiellement à l’analyse présentée en décembre dernier par le Socialist
Workers Party américain, aujourd’hui l’organisation dirigeante anti-trotskyste
dans le monde. Dans le numéro du 2 décembre 1985 d’Intercontinental Press,
Doug Jenness, l’un des principaux dirigeants du SWP, remonte jusqu’à 1961-1963
pour retracer les origines de la dégénérescence du WRP, alors que ses dirigeants
défendaient le trotskysme « orthodoxe » contre le révisionnisme pabliste:
« La révolution cubaine ne s’est pas développée comme le mouvement
trotskyste international s’y attendait, c’est-à-dire sur la base de sa ‘ théorie
de la Révolution permanente ‘. Toutefois, la majorité des forces se considérant
comme étant de la Quatrième Internationale embrassèrent la révolution de tout
coeur et commencèrent à ajuster leur théorie pour prendre en considération la
façon dont la lutte de classe se déroula dans les faits.
« Au contraire, Healy et ses partisans firent de la ‘ théorie de la
Révolution permanente’ un dogme. Partant de là, ils considérèrent que
parce que la révolution cubaine n’avait pas été menée par un parti trotskyste,
elle n’était pas une révolution socialiste. » (p. 726)
Cette déclaration, qui constitue la première admission par les révisionnistes
du SWP que la scission de 1963 dans le Comité international fut entraînée par
leur rejet de la théorie de la Révolution permanente, démontre la
véritable signification de la position de tous ceux qui attaquent actuellement
le CIQI, peu importe qu’ils soient « pro-Healy » ou « anti-Healy ». Le SWP
déclare que la dégénérescence du WRP provient de sa défense des principes
trotskystes « dépassés ». Les renégats de toutes sortes sont d’accord sur ce
point. Aussi, quand Healy justifie sa trahison des principes en prétendant qu’on
ne peut pas gagner la classe ouvrière au trotskysme, les renégats sont d’accord
avec lui sur cette question décisive.
Il y a un terme scientifique précis pour désigner la tendance
que représentent tous ces renégats: le liquidationnisme. Ils représentent
l’aile la plus réactionnaire de l’opportunisme et ont désormais rompu avec le
trotskysme en demandant la destruction de son expression organisée, le Comité
International de la Quatrième Internationale et ses sections nationales.
La base sociale de cette tendance est la petite-bourgeoisie de tous les pays
capitalistes qui a succombé aux pressions de l’impérialisme et ne croit plus
dans la viabilité des perspectives révolutionnaires basées sur le prolétariat
international. Cette tendance est des plus prononcées dans les principaux
centres impérialistes, où la classe ouvrière demeure dominée par les
bureaucraties staliniennes et social-démocrates, et dans les pays moins
développés où la petite-bourgeoisie radicale domine la lutte anti-impérialiste
des masses.
La dégénérescence opportuniste du WRP, dont Healy fut l’incarnation, a
facilité la croissance de tendances de droite non seulement en Grande-Bretagne
mais aussi dans d’autres sections – particulièrement en Grèce, au Pérou, en
Espagne et en Australie (quoique, dans ce dernier pays, l’aile droite n’ait
représenté qu’une petite minorité et que leurs tentatives de détruire la
Socialist Labour League aient été vaincues avec détermination). Comme l’a révélé
la scission dans le WRP et le CIQI, ces forces opportunistes sont devenues une
tendance liquidatrice pleinement développée dont le cri de guerre est « A la
ferraille, le vieux trotskysme ! »
Pour cette raison, même si la séparation sans équivoque entre le CIQI et tous
ces liquidateurs fut explosive et non anticipée, ce n’est qu’à cette condition
que l’avant-garde révolutionnaire à travers le monde est en mesure de se
renforcer et de réaliser l’indépendance politique du prolétariat face aux
agences petites-bourgeoises de l’impérialisme dans le mouvement ouvrier de tous
les pays.
Contrairement à ses adversaires parmi les liquidateurs, le Comité
International de la Quatrième Internationale ne se contente pas de simples
affirmations. Tous les liquidateurs, avec à leur tête une armée d’universitaires
petits-bourgeois, répandent toutes sortes de théories pour expliquer
l’effondrement du WRP. Mais pas un n’a entrepris une analyse sérieuse de la
position politique et de la ligne de classe du WRP durant la dernière décennie.
Ce n’est pas là simplement une question de faiblesse personnelle. Ils ne veulent
pas d’analyse objective sur la façon dont le WRP a dégénéré de crainte que la
classe ouvrière ne puisse s’armer des leçons de cette expérience. Ils préfèrent
à cela une atmosphère imprégnée d’un maximum de confusion et de démoralisation,
ce qui leur permet de remettre en question la validité du trotskysme et de la
révolution socialiste.
Le Comité international en revanche a réalisé l’étude nécessaire de la
dégénérescence du WRP – et il a démontré de façon irréfutable qu’à chacune de
ses étapes, cette dégénérescence s’accompagna d’un renoncement au trotskysme et
à sa stratégie de la révolution socialiste mondiale. Loin d’être en rupture avec
cette dégénérescence, les liquidateurs en sont le produit le plus malsain.
2. Internationalisme et lutte pour le trotskysme en
Grande-Bretagne
Il ne fut possible de construire un parti trotskyste en Grande-Bretagne qu’à
condition de lutter contre la perspective nationaliste qui exprimait la pression
exercée par l’impérialisme et son idéologie sur la plus vieille classe ouvrière
du monde. Dans la période qui précéda le congrès de création de la Quatrième
Internationale, L. Trotsky lutta, sans faire la moindre concession, contre les
tentatives de l’ILP britannique [Independent Labour Party - Parti ouvrier
indépendant] de maintenir son autonomie nationale et, plus tard, il critiqua
sévèrement la Workers Internationalist League (WIL), dont Healy était membre,
pour son refus de subordonner ses divergences fractionnelles en Grande-Bretagne
aux intérêts du prolétariat international et de travailler sous la discipline du
parti mondial. Il fit aux dirigeants de la WIL la mise en garde suivante:
« Il n’est possible de maintenir et de développer un groupement politique
révolutionnaire d’une importance sérieuse que sur la base de grands principes.
Seule la Quatrième Internationale incarne et représente ces principes. Il n’est
possible à un groupe national de suivre d’une manière conséquente une marche
révolutionnaire que s’il est étroitement uni dans une seule organisation
avec ses compagnons d’idée du monde entier et que s’il maintient avec eux une
collaboration régulière dans la politique et la théorie. Seule la Quatrième
Internationale est une telle organisation. Tous les groupements purement
nationaux, tous ceux qui refusent l’organisation, le contrôle et la discipline
internationaux sont essentiellement réactionnaires. » (Les congrès de la
Quatrième Internationale, I. Naissance de la Quatrième Internationale
1930-1940, Editions la Brèche, p. 289)
La WIL ne tint pas compte tout d’abord de cet avertissement et un temps
précieux fut perdu jusqu’à ce que ses dirigeants reconnaissent finalement qu’il
était impossible de développer leur organisation sans accepter l’autorité
politique de la Quatrième Internationale. En 1944, la WIL accepta la
réunification avec la section britannique existante. Le Revolutionary Communist
Party se développa à travers une dure lutte interne contre une clique
petite-bourgeoise au sein de la direction, ayant pour leader Jock Haston. Cette
lutte faisait partie d’une lutte internationale menée contre une tendance
petite-bourgeoise qui sympathisait avec Shachtman et qui était représentée dans
le Socialist Workers Party par Felix Morrow et Albert Goldman. C’est au cours de
cette lutte que Healy devint le dirigeant de la section britannique.
En 1953, la section britannique se scinda. Cette scission était due à
l’émergence d’une tendance révisionniste internationale menée par Pablo et
Mandel, qui proposait de dissoudre le mouvement trotskyste dans le stalinisme.
L’existence même de la Quatrième Internationale était menacée après avoir été
minée théoriquement par les conceptions révisionnistes introduites dans les
documents du Troisième congrès de 1951. En dépit des concessions faites
auparavant, tant par les directions britanniques qu’américaines et portant sur
des questions théoriques et politiques importantes, les forces qui se basaient
sur la classe ouvrière au sein de la Quatrième Internationale se rassemblèrent
pour vaincre les révisionnistes. Cette lutte atteignit son paroxysme avec la
publication par le leader du SWP, James P. Cannon, en novembre 1953 de la « Lettre
ouverte » qui créa le Comité international de la Quatrième Internationale
afin de mobiliser et de diriger les trotskystes orthodoxes contre les
liquidateurs pablistes dans le Secrétariat International. Healy, qui avait
collaboré de près avec Cannon pour combattre Pablo et son représentant en
Grande-Bretagne, John Lawrence, soutint la publication de la « Lettre
ouverte ».
Ce document historique dénonçait la fraction pabliste et l’accusait d’« œuvrer
(aujourd’hui) et délibérément pour disloquer, scissionner et briser les
cadres trotskystes, créés par l’histoire dans divers pays et pour liquider la
Quatrième Internationale. » (La Vérité, n° 325, 20 novembre 1953)
Plus loin, la lettre réaffirmait les principes historiques sur lesquels se
fonde le trotskysme:
« (1) L’agonie du système capitaliste menace la civilisation de
destruction par des crises de plus en plus graves, des guerres mondiales et des
manifestations de barbarie comme le fascisme. Le développement des armes
atomiques souligne aujourd’hui le danger de la façon la plus sérieuse.
« (2) La chute dans l’abîme ne peut être évitée qu’en remplaçant le
capitalisme par l’économie socialiste planifiée à l’échelle mondiale et en
entrant ainsi dans la voie du progrès dans laquelle était engagé le capitalisme
à ses débuts.
« (3) Cette oeuvre ne peut être accomplie que sous la direction de la classe
ouvrière, seule classe réellement révolutionnaire de la société. Mais la classe
ouvrière elle-même doit faire face à une crise de direction bien que le rapport
des forces sociales dans le monde n’ait jamais été aussi propice à la marche des
travailleurs vers le pouvoir.
« (4) Pour s’organiser afin de mener à bien cette tâche historique, la classe
ouvrière de chaque pays doit construire un parti révolutionnaire sur le modèle
qu’a développé Lénine: c’est-à-dire un parti de combat apte à combiner
dialectiquement la démocratie et le centralisme, la démocratie dans
l’élaboration des décisions, le centralisme dans leur exécution; une direction
contrôlée par la base, une base apte à marcher au feu avec discipline.
« (5) Le principal obstacle dans cette voie est constitué par le stalinisme
qui, exploitant le prestige de la révolution d’Octobre 1917 en Russie, n’attire
les travailleurs que pour les rejeter ensuite, une fois qu’il a trahi leur
confiance, dans les rangs de la social-démocratie, dans l’apathie ou dans les
illusions à l’égard du capitalisme. Le prix de ces trahisons, ce sont les
travailleurs qui le paient, sous la forme de l’affermissement de forces
monarchistes ou fascistes, et l’explosion de nouvelles guerres fomentées par le
capitalisme. Dès le début, la Quatrième Internationale a défini comme l’une de
ses tâches principales le renversement révolutionnaire du stalinisme, à
l’intérieur et à l’extérieur de l’URSS.
« (6) La nécessité, pour beaucoup de sections de la Quatrième Internationale,
et de partis ou de groupes qui sympathisent avec son programme, d’adopter une
tactique souple, rend d’autant plus indispensable pour eux qu’ils sachent
comment combattre l’impérialisme et ses agences petites-bourgeoises (comme les
formations nationalistes ou les bureaucraties syndicales) sans capituler devant
le stalinisme: et inversement qu’ils sachent comment combattre le stalinisme
(qui est en dernière analyse une agence petite-bourgeoise de l’impérialisme)
sans capituler devant l’impérialisme.
« Ces principes fondamentaux établis par Léon Trotsky, conservent leur
pleine validité dans la réalité toujours plus complexe et plus fluide du monde
politique actuel. En fait, les situations révolutionnaires qui, comme Trotsky
l’avait prévu, surgissent de toutes parts, ont maintenant rendu entièrement
concret ce qui pouvait autrefois apparaître comme des abstractions un peu
éloignées, non intimement liées à la réalité de l’époque. La vérité est que ces
principes ont acquis aujourd’hui une force plus grande, à la fois dans l’analyse
politique et dans la détermination des actions pratiques. » (Ibid.)
La lettre poursuivait en examinant les principaux points du programme de
Pablo et ses agissements perturbateurs et fractionnels à travers le monde, puis
elle lançait cet appel aux trotskystes du monde entier:
« En résumé: l’abîme qui sépare le révisionnisme pabliste du
trotskysme est si profond qu’aucun compromis n’est possible ni politiquement ni
organisationnellement. Pablo et ses agents ont démontré leur volonté de ne pas
permettre que des décisions démocratiques reflétant réellement l’opinion de la
majorité soient prises. Ils exigent une soumission complète à leur politique
criminelle. Ils sont déterminés à expulser tous les trotskystes de la Quatrième
Internationale ou à les museler et les ligoter.
« Leur plan consistait à injecter le conciliationnisme pro-stalinien à
petites doses, tout en se débarrassant graduellement de ceux qui se rendent
compte de ce qui arrive et y objectent. Telle est l’explication de l’étrange
ambiguïté de bien des formulations et des échappatoires diplomatiques pablistes.
« Jusqu’à présent, la fraction pabliste a remporté certains succès au
moyen de ses manoeuvres sans principe et machiavéliques. Mais le point de
transformation qualitative a été atteint. Les questions politiques en jeu ont
fait irruption à travers les manoeuvres, et la lutte est maintenant une épreuve
de force.
« Si nous pouvons donner un avis aux sections de la Quatrième
Internationale, nous qui sommes par force hors de ses rangs, nous pensons que
l’heure est venue d'agir, et d’agir de façon décisive. L’heure est venue pour la
majorité trotskyste de la Quatrième Internationale d’affirmer sa volonté contre
l’usurpation d’autorité de Pablo. » (Ibid.)
Quelques mois plus tard, le premier mars 1954, Cannon analysait les
implications historiques de la scission:
« Nous seuls sommes les partisans inconditionnels de la théorie du parti
formulée par Lénine et Trotsky, selon laquelle le parti représente l’avant-garde
consciente du prolétariat dont le rôle est de diriger la lutte révolutionnaire.
A notre époque, cette théorie devient une question brûlante et elle domine
toutes les autres.
« Le problème de la direction ne se limite plus maintenant aux manifestations
spontanées de la lutte de classe au cours d’un processus prolongé, ni même à la
conquête du pouvoir dans tel ou tel pays où le capitalisme est particulièrement
faible. C’est celui de la question du développement de la révolution
internationale et de la transformation socialiste de la société. Admettre
que ceci peut arriver automatiquement revient en fait à abandonner l’ensemble du
marxisme. Non, cela ne peut qu’être une opération consciente et il
lui faut la direction d’un parti marxiste représentant les éléments conscients
dans le processus historique. Aucun autre parti n’est apte à réaliser cette
tâche. Aucune autre tendance dans le mouvement ouvrier ne peut être reconnue
comme un substitut satisfaisant. Pour cette raison, notre attitude envers tout
autre parti et tendance est irréconciliablement hostile.
« Si le rapport des forces exige une adaptation des cadres de l’avant-garde à
des organisations dominées, pour le moment, par de telles tendances hostiles –
staliniennes, social-démocrates ou centristes – alors une telle adaptation doit
toujours être vue comme une adaptation tactique pour faciliter la
lutte contre elles, jamais pour se réconcilier avec elles, ni pour leur
attribuer le rôle historique décisif. Tandis que les tâches des marxistes, se
réduiraient à donner des conseils amicaux et à faire des critiques ‘ loyales ‘,
à la manière des commentaires pablistes sur la grève générale en
France. » (traduit de Trotskyism Versus Revisionism, New Park,
Vol. 2, p. 65)
La lutte internationale contre Pablo fut décisive pour le développement
ultérieur du mouvement trotskyste en Grande-Bretagne. En dépit de leur petit
nombre et de leur extrême pauvreté – condition aggravée encore par les
provocations organisées contre eux par le groupe pabliste de Lawrence,
ouvertement pro-stalinien – les trotskystes britanniques avaient été extrêmement
fortifiés par les leçons théoriques tirées de la lutte au sein de la Quatrième
Internationale. Elle s’avéra être une préparation indispensable à l’intervention
des trotskystes britanniques dans la crise qui éclata en 1956 dans le Parti
communiste à la suite des révélations partielles faites par Khroutchev sur les
crimes de Staline et de l’invasion soviétique de la Hongrie peu de temps après.
S’étant armés politiquement grâce à la lutte contre le pablisme, les
trotskystes furent capables de gagner d’importantes forces dans les rangs du
Parti communiste britannique – créant ainsi de nouvelles possibilités pour un
développement du travail théorique dans le mouvement ainsi que pour son travail
dans les syndicats et dans le Parti travailliste. Ces gains se trouvèrent
consolidés par la fondation de la Socialist Labour League en 1959.
Les trotskystes britanniques commencèrent à jouer à cette époque un rôle
politique de plus en plus actif dans le travail du Comité international, surtout
après que Cannon eût donné des signes d’affaiblissement de ses positions
intransigeantes contre les pablistes. Healy et son proche collaborateur, Mike
Banda, avaient suivi de près l’évolution des pablistes en Europe – spécialement
leur réaction centriste à l’invasion de la Hongrie – et ils étaient convaincus
qu’il n’y avait aucune raison de croire que les divergences politiques entre le
Secrétariat International et le Comité international se soient amoindries. En
fait, ils étaient persuadés du contraire. Aussi, la croissance d’une position
conciliatrice à l’égard des pablistes dans le SWP américain les inquiétait de
plus en plus.
Derrière la tension politique croissante entre la SLL et le SWP il y avait un
accroissement des divergences concernant l’orientation des deux sections. Depuis
que le SWP avait lancé en 1957 aux Etats-Unis une campagne dite de
« regroupement », le travail politique du SWP s’était de plus en plus orienté
vers les milieux du radicalisme petit-bourgeois. La politique du SWP à l’égard
des ennemis historiques du trotskysme s’affaiblissait et devenait plus
conciliatrice et cela même au niveau de son organe théorique. Dès 1958, Hansen
désavouait publiquement la révolution politique contre la bureaucratie du
Kremlin. La SLL en revanche s’implantait plus profondément dans le mouvement de
masse de la classe ouvrière grâce à une lutte inlassable contre la bureaucratie
social-démocrate de droite. En 1958 et en 1960, Healy rencontra Cannon et
d’autres dirigeants du SWP pour tenter de freiner leurs démarches précipitées en
vue d’une réunification avec les pablistes. Son but consistait à atteindre la
plus grande clarification possible des cadres internationaux. Cette clarté
politique devrait être la condition préalable à toute discussion en vue d’une
réunification avec le Secrétariat International.
Mais les divergences politiques entre le SWP et la SLL ont continué à
s'aggraver. En 1960, plus d’un an après la prise du pouvoir par Castro, le SWP
changeait de position pour adopter celle, selon laquelle un Etat ouvrier venait
d’être créé à Cuba et que « l’équipe de Castro » consistait en « marxistes
inconscients ». Ces derniers représentaient un substitut adéquat, capable de
remplacer un parti trotskyste de la classe ouvrière cubaine.
Le 2 janvier 1961, le Comité national de la Socialist Labour League adressa
une lettre à la direction du SWP par laquelle il exprimait sa profonde
inquiétude devant le fait que les pionniers trotskystes des Etats-Unis
s’éloignaient des objectifs stratégiques de la Quatrième Internationale. Il y
exhortait le SWP à considérer l’énorme importance de la lutte pour les
principes:
« Nous entrons dans une période dont la signification est comparable à celle
de 1914-1917 et il est maintenant aussi vital qu’à l’époque de rompre de façon
nette et déterminée avec les tendances centristes de toutes sortes existant dans
nos propres rangs. Si nous voulons accomplir nos tâches révolutionnaires dans
les années qui viennent, comme l’ont fait les bolcheviques, nous devons suivre
l’exemple de Lénine et non celui de Luxembourg, et nous ne devons pas nous
contenter de critiquer, mais aussi nous séparer, sans faire de compromis, des
divers Kautsky d’aujourd’hui et par-dessus tout de la bande à Pablo. » (traduit
de Trotskyism Versus Revisionism, New Park, Vol. 3, p. 46)
Il est important de noter que la SLL insistait sur le fait que la lutte
contre le centrisme et contre toute forme d’opportunisme revêt une importance
capitale au moment même où la situation objective entraîne une intensification
de la lutte de classe et élargit les possibilités de construction du parti dans
la classe ouvrière. De plus, cette attitude d’intransigeance théorique venait au
moment précis où la SLL commençait à étendre son influence dans le mouvement
ouvrier – en particulier dans l’organisation de jeunesse du Parti travailliste,
dans lequel la SLL développait ses fractions et éduquait des jeunes comme des
cadres trotskystes.
La SLL avertit le SWP que « le pire danger pour le mouvement
révolutionnaire est le liquidationnisme, qui provient d’une capitulation soit
devant la puissance de l’impérialisme, soit devant les appareils bureaucratiques
dans le mouvement ouvrier, ou encore devant les deux à la fois. Le pablisme
représente encore plus clairement aujourd’hui qu’en 1953 cette tendance
liquidatrice dans le mouvement marxiste international. Pour le pablisme, la
classe ouvrière avancée n’est plus l’avant-garde de l’histoire, le centre de
toute théorie et de toute stratégie marxiste à l’époque de l’impérialisme, mais
le jouet de ‘ facteurs historiques mondiaux ‘, contemplés et évalués de façon
abstraite. » (Ibid., p. 48)
La SLL attaqua le mélange d’impressionnisme et d’objectivisme des pablistes.
Elle analysa l’importance de leur révisionnisme pour la Quatrième
Internationale: « ... toute responsabilité historique pour le mouvement
révolutionnaire est rejetée, tout est subordonné à des forces panoramiques; les
questions du rôle de la bureaucratie soviétique et des forces sociales dans la
révolution coloniale sont laissées sans aucune réponse. Cela est naturel, car la
clé de ces problèmes est le rôle de la classe ouvrière dans les pays avancés et
la crise de direction de leurs mouvements ouvriers. » (Ibid., p. 49)
Les trotskystes britanniques faisaient cette mise en garde: « Toute
retraite vis-à-vis de la stratégie de l’indépendance politique de la classe
ouvrière et de la construction de partis révolutionnaires s’avérera être de la
part du mouvement trotskyste une erreur historique à l’échelle internationale.
En Grande-Bretagne nous avons vu le résultat du révisionnisme de Pablo dans les
agissements des pablistes depuis la formation de la Socialist Labour League et
dans la crise politique actuelle au sein du Parti travailliste. Nous sommes plus
que jamais convaincus de la nécessité de construire un parti léniniste
débarrassé de fond en comble du révisionnisme représenté par le pablisme .»
(Ibid.)
En opposition à ceux qui affirment que les principes sont un obstacle à la
construction d’un parti et en contradiction directe avec ce qu’affirme ce
charlatan de S. Michael, selon lequel le soulèvement des masses rend inutile la
nécessité de toute intransigeance théorique, la SLL déclarait:
« C’est précisément à cause des possibilités énormes qui s’ouvrent au
trotskysme que la nécessité d’une clarté politique et théorique est si grande.
C’est pourquoi nous devons de façon urgente nous démarquer de toutes formes de
révisionnisme. Il est temps d’en finir avec la période où le
révisionnisme pabliste était considéré comme une tendance à l’intérieur du
trotskysme. Nous ne pourrons, sans cela, nous préparer aux luttes
révolutionnaires qui commencent. C’est dans cet esprit que nous voudrions voir
le SWP aller de l’avant. » (Ibid.)
Le SWP répondit avec hostilité aux propositions de la SLL. Cannon, qui avait
abandonné la classe ouvrière américaine et s’était résigné à jouer le rôle de
président national émérite d’une organisation qui devenait de plus en plus
petite-bourgeoise, écrivait le 12 mai 1961 à Farrell Dobbs: « De toute
évidence la brèche entre nous et Gerry s’élargit. Il est plus facile
d’admettre ceci que de voir comment on peut renverser la tendance actuelle. A
mon avis, Gerry avance vers un désastre et entraîne avec lui toute son
organisation. » (Ibid., p. 71)
Malgré toutes les tentatives de Hansen d’empêcher une clarification
quelconque quant à l’importance historique de la scission de 1953, la SLL avait
imposé qu’une discussion sur les problèmes fondamentaux du programme et de la
méthode marxiste ait lieu au cours des deux années suivantes. Les documents
produits par les dirigeants de la SLL, en particulier par Cliff Slaughter,
comptent parmi les documents les plus importants écrits pour développer le
trotskysme depuis la grande lutte contre l’opposition petite-bourgeoise en
1939-1940. Cela reste le mérite impérissable de ceux qui menèrent cette lutte,
d’avoir permis à la SLL de combattre courageusement la vague liquidatrice qui
était en train d’engloutir de larges sections du mouvement trotskyste. La SLL
s’opposa à la vague apparemment irrésistible d’adaptation aux divers dirigeants
petits-bourgeois qui dominaient temporairement la lutte anti-impérialiste dans
les pays semi-coloniaux et osa prendre position pour des principes que l’on
tournait en dérision et que l’on considérait comme démodés et sans importance.
Elle défendit la perspective de la dictature du prolétariat et répondit à
l’avilissement de la théorie marxiste par les pragmatistes et les
impressionnistes qui cherchaient un moyen facile d’abandonner la construction de
la Quatrième Internationale. La SLL ne se contenta pas seulement de défendre la
« Lettre ouverte »: elle lutta aussi pour tirer l’essence même des
enseignements de L. Trotsky et de leurs rapports historiques avec la lutte à
laquelle Lénine consacra toute sa vie pour construire un parti véritablement
prolétarien. Travaillant dans un pays dans lequel les traditions théoriques
étaient dominées par l’empirisme, les trotskystes britanniques devinrent les
pionniers d’une renaissance de la théorie marxiste, démasquant la faillite de
l’objectivisme qui constitue l’échafaudage anti-dialectique des attaques
pablistes contre le trotskysme.
Alors que le bruit commençait à circuler que la SLL ne coopérerait pas avec
le plan de Hansen pour liquider le trotskysme sous prétexte d’une réunification,
les calomniateurs entreprirent de faire passer la SLL et son secrétaire
national, Gerry Healy, pour des sectaires « gauchistes ». Mais, malgré la
calomnie et les falsifications, la SLL commença à nouer des liens avec des
trotskystes dans différentes parties du monde. Avec une patience hors du commun,
ses dirigeants entreprirent d’éduquer une fraction trotskyste au sein du SWP.
Ils insistèrent pour bien faire comprendre à leurs membres que la seule façon de
défendre la Quatrième Internationale et de construire ses sections mondiales
consistait à mener une lutte systématique et intensive contre le révisionnisme.
Ils n’eurent de cesse de répéter qu’à moins de placer la lutte pour la
construction de la Quatrième Internationale au centre du travail politique dans
chaque pays, aucune section – même pas en Grande-Bretagne – ne pourrait avancer.
En juin 1963, alors que le SWP réalisait sa réunification sans principe avec
les pablistes – ce qui allait détruire d’innombrables sections et allait, à
cause des erreurs catastrophiques qui en résultèrent, coûter la vie à des
centaines de trotskystes en Amérique latine, Healy adressa une dernière lettre
au parti avec lequel il avait collaboré étroitement pendant plus de 20 ans. Il
dénonçait avec indignation le fait qu’on avait masqué les trahisons du LSSP au
Sri Lanka et les campagnes publicitaires en faveur de divers nationalistes
bourgeois tel que Ben Bella. Il exprima aussi son mépris pour ceux qui
justifiaient leur abandon des principes en prétendant qu'ils étaient sortis de
« l’isolement ».
« Vous n’avez naturellement pas de temps à perdre avec les ‘ sectaires ‘ de
la SLL. Nos camarades, aussi bien parmi les militants que dans la
direction, luttent jour et nuit contre le réformisme et le stalinisme et ce,
dans les meilleures traditions du mouvement trotskyste. Mais ils ne
s’adressent pas encore à des dizaines de milliers de gens dans des meetings
comme Ben Bella, Castro, et comme au prétendu rassemblement du premier mai, à
Ceylan. A vos yeux, nous ne sommes que des petits ‘ farfelus gauchistes ‘.
« Nos camarades ont récemment pris la direction de la campagne contre le
chômage, ont organisé un meeting de 1 300 personnes et y ont pris la parole,
mais ce ne sont là que des bagatelles. Tandis que, malgré une violente chasse
aux sorcières, nos camarades frappent durement les sociaux-démocrates
dans le mouvement de jeunes, votre correspondant T. J. Peters (un ancien
adhérent du SWP qui écrit maintenant comme un libéral en retraite) ne parle que
du brillant avenir s’ouvrant devant le ‘ travaillisme britannique ‘.
« Les ‘ sectaires ‘ démodés que nous sommes, croient que la Quatrième
Internationale, dont votre organisation a toujours été partie intégrante, offre
la seule alternative à la direction du soi-disant ‘ travaillisme britannique ‘.
Mais Peters n’a pas de temps à nous consacrer. Tout comme vous, il a eu son
illumination.
« Cela vous a pris un certain temps. (Comme dit le dicton : ‘ Ceux qui
viennent tard à Dieu y viennent le plus sûrement ‘). Voilà environ 12 ans que
George Clarke a rejoint les forces de Pablo et qu’il publiait dans The
Militant et dans ce qu’était à l’époque le magazine Fourth International,
le message de cet infâme Troisième congrès. A l’époque, vous ne compreniez pas
ce que Pablo représentait, puis il y eut la scission de 1953. Cannon salua cette
scission en disant que nous ‘ n’allions jamais retourner au pablisme ‘. Mais
vous avez fini par le faire. A présent vous avez des alliés partout, de Fidel
Castro à Philip Gunawardene et Pablo.
« Encore une chose pour finir et ici notre congrès est unanime. Nous sommes
fiers de la position que notre organisation a prise contre une capitulation
aussi honteuse et aussi complète de la part de la majorité de la direction de
votre parti devant des forces extrêmement réactionnaires. » (Ibid.,
pp. 163-64)
Un an plus tard, en juin 1964, le LSSP – qui s’était opposé à la « Lettre
ouverte » et avait par la suite joué un rôle clé lors des manoeuvres menant
à la réunification – entrait dans le gouvernement de coalition bourgeois de
Madame Bandaranaike. Les avertissements de la Socialist Labour League se
trouvaient confirmés. Healy alla à Colombo pour participer à la conférence du
LSSP et pour faire campagne contre les traîtres qui complotaient pour entrer
dans la coalition gouvernementale. Le 6 juin 1964, le jour de la conférence, il
se tenait aux portes du Town Hall demandant à être admis et à parler aux
délégués pour les inciter à rejeter la décision prise par N.M. Perrera, Colvin
De Silva et d’autres dirigeants du LSSP de participer au gouvernement bourgeois.
Bien qu’il réussît à obtenir un vote sur la question de son admission à la
conférence, Healy se vit opposer un refus. Il resta à l’extérieur devant les
portes de l’assemblé exhortant les délégués à rompre avec les dirigeants du LSSP
et à soutenir l’aile révolutionnaire. Lorsque la conférence prit fin, Healy alla
s’adresser aux ouvriers du port de Colombo, aux travailleurs des filatures de
Wellawatta et à un groupe d’étudiants de l’université. Dans tous ces meetings,
il expliqua les conséquences historiques de la trahison commise par le LSSP en
collaboration avec le « Secrétariat unifié » de Hansen et Mandel. Son appel à la
défense du trotskysme contre les traîtres du LSSP trouva un écho puissant. Le
travail qu’il mena au Sri Lanka – et qui fut développé lors de voyages
ultérieurs par Michael et Tony Banda – jeta les bases pour la reconstruction du
mouvement trotskyste dans ce pays.
Aux Etats-Unis, la SLL se mit à l’oeuvre pour réorganiser le mouvement
trotskyste après que le SWP ait déserté la Quatrième Internationale. Il apporta
une aide politique immense, non seulement en analysant la scission, mais aussi
en développant une perspective révolutionnaire pour le prolétariat américain. La
SLL lutta contre les tendances qui voyaient dans la scission une question ne
concernant que le mouvement radical aux Etats-Unis, elle lutta pour développer
un véritable parti marxiste, orienté vers la classe ouvrière et s’appuyant sur
l’internationalisme. Grâce à cette longue clarification aussi bien théorique que
politique, le caractère radical petit-bourgeois et anti-internationaliste du
groupe spartaciste fut démasqué et les conditions furent créées pour
transformer, en 1966, l’American Committee for the Fourth International (le
Comité américain pour la Quatrième Internationale) en Workers League (WL).
Le travail mené par la Socialist Labour League entre 1961 et 1966 représente
une contribution historique à la construction de la Quatrième Internationale.
Elle avait pris la direction de la lutte contre le révisionnisme et,
conjointement avec l’Organisation communiste internationaliste (OCI) en France,
celle du mouvement trotskyste mondial.
C’est durant cette période de travail théorique intense mené sur un front
international que la SLL jeta les bases des progrès politiques et
organisationnels gigantesques qu’elle allait accomplir en Grande-Bretagne. En
1964, elle conquit la direction des Jeunes Socialistes (Young Socialists) du
Parti travailliste. Elle répondait aux purges menées dans le Parti travailliste
par la direction Wilson en faisant des Young Socialists l’organisation de
jeunesse du mouvement trotskyste.
L’influence de cette nouvelle génération rendit possible l’extension du
travail politique de la SLL. La perspective révolutionnaire pour laquelle elle
avait lutté, en s’opposant aux pablistes, se trouva entièrement confirmée par la
grève générale de mai-juin 1968 en France. Ce développement entraîna une
croissance rapide de l’OCI en France et, dans les conditions d’un conflit
croissant entre la classe ouvrière et le gouvernement travailliste et réformiste
de droite en Grande-Bretagne, un accroissement considérable des forces de la
Socialist Labour League. En septembre 1969 était fondé le premier journal
quotidien trotskyste, le Workers Press (« La presse des
ouvriers »).
En juin 1970, les Travaillistes, se basant sur les sondages d’opinion
pronostiquant une victoire facile contre les Tories, organisèrent des élections.
Mais une longue suite de trahisons de la part du gouvernement travailliste, sa
tentative manquée, par exemple, d’introduire des lois anti-syndicales, créa les
conditions d’une victoire pour les Tories. Ceci déclencha une escalade de
conflits de classe telle qu’on n’en avait pas vue depuis la fin de la deuxième
guerre mondiale. Travailleurs, intellectuels et jeunes commencèrent à adhérer à
la Socialist Labour League dans des proportions inconnues jusque-là. Les moyens
organisationnels et les ressources du mouvement grandirent avec une extrême
rapidité. Des acteurs et des écrivains assistèrent aux conférences de la SLL,
adhérèrent au parti et aidèrent à organiser des rassemblements aussi
impressionnants que celui d’Alexandra Palace qui attira une audience de 4 000
personnes. Ripostant à l’introduction de lois anti-syndicales (l’Industrial
Relations Act) par le gouvernement de Heath ainsi qu’à la montée croissante du
chômage, la SLL organisa une campagne nationale contre le chômage s’appuyant sur
des marches de jeunes, qui obtinrent un soutien immense en Grande-Bretagne et
dont les progrès furent suivis avec fierté par toutes les sections du Comité
International.
Pendant l’été des années 1970, 1971 et 1972, des camps d’éducation furent
organisés dans l’Essex, attirant des délégations internationales de plus en plus
importantes. La force de la SLL et sa cote de crédit auprès des révolutionnaires
du monde entier s’accrurent énormément. Grâce à sa lutte contre le
révisionnisme, elle avait été capable de développer la première analyse marxiste
sérieuse du boom capitaliste d’après-guerre jamais tentée par le mouvement
trotskyste. En outre, elle avait expliqué les contradictions explosives
contenues dans le système monétaire international de Bretton Woods, basé sur la
convertibilité du dollar en or. Les trotskystes britanniques démasquèrent
l’impressionnisme qui caractérisait la théorie du néo-capitalisme de Mandel qui
tentait de faire du Capital de Marx une justification de la subordination
de la classe ouvrière aux mouvements protestataires petits-bourgeois.
3. Conflit avec l’OCI
Après la scission du Socialist Workers Party, de nouveaux problèmes surgirent
au sein du Comité international, et ce, malgré ces progrès – ou plutôt, pour
être inséparablement liés à ces progrès. Dès 1966, des divergences commençèrent
à se manifester entre la SLL et l’OCI concernant le rôle du CIQI. La divergence
qui apparut pour la première fois pendant le Troisième congrès du CIQI, en avril
1966, sur la question de la continuité historique du trotskysme, indiquait
clairement qu’il y avait une déviation centriste dans le mouvement mondial. Bien
que l’OCI se soit opposée, aux côtés de la SLL, aux Robertsonniens et au groupe
Voix ouvrière, qui niaient ouvertement le fait que la lutte contre le pablisme
fût un critère fondamental de continuité historique, les divergences entre les
deux sections allèrent en grandissant. L’insistance des Français à dire que la
Quatrième Internationale devait être « reconstruite » n’était pas seulement une
question de terminologie. Sous couvert d’un regroupement international, on
suggérait une orientation politique vers des éléments centristes, remettant
ainsi en question les gains de la lutte contre le révisionnisme pabliste. En
faisant des concessions à ceux qui affirmaient que la Quatrième Internationale
était « morte » et devait être « reconstruite », les dirigeants de l’OCI
disaient, même si ce n’était qu’implicitement, que les leçons des luttes passées
contre le révisionnisme n’étaient pas d’une importance décisive. Ils
s’orientaient donc directement vers le marais politique du centrisme où il était
possible de se réunir indépendamment de l’histoire politique antérieure des
tendances représentées.
Avec la situation créée en France en 1968 par le soulèvement de la classe
ouvrière et de la jeunesse étudiante, ces vacillations centristes jouèrent un
rôle important dans l’évolution politique de l’OCI et du CIQI. L’organisation
française, qui avait lutté pendant des années pour arriver tout juste à payer
ses factures et à établir une présence dans le mouvement ouvrier, prit soudain
des proportions toutes différentes, enflant littéralement comme un ballon de
baudruche. Dès 1970, elle fut capable d’organiser un rassemblement à l’aéroport
du Bourget, près de Paris, auquel participèrent 10 000 travailleurs et jeunes.
Or, la direction de l’OCI, dominée par Lambert et Just, s’adapta aux éléments
petits-bourgeois comme Charles Berg qui se mirent à inonder le mouvement.
Bientôt, ce fut l’aile droite qui tint le parti en laisse.
Durant toute cette période, les divergences entre la SLL et l’OCI se
développèrent sur toute une série de questions de principes, allant du refus de
l’organisation française de soutenir l’Egypte semi-coloniale contre l’Etat
sioniste durant la guerre de 1967, jusqu’à l’attitude syndicaliste et
abstentionniste de l’OCI durant la grève générale de mai-juin et lors des
élections présidentielles de 1969.
Ayant connu une croissance considérable, malgré leur politique, les
dirigeants de l’OCI s’installèrent de plus en plus dans la complaisance et ne
nourrirent plus que dédain pour le Comité international. Après s’être établis
dans un immeuble imposant aux allures de forteresse – ce qui reflétait les
prétentions qu’ils tiraient de leur nouvelle importance – Lambert et Just
entreprirent d’organiser leur propre opération internationale basée sur des
marchandages avec des centristes de par le monde. Parmi les relations sans
principe de l’OCI, on pouvait compter celle qu’il cultivait avec le POR (Partido
Obrero Revolucionario) bolivien dirigé par G. Lora, une organisation dotée d’une
longue histoire de collaboration avec des nationalistes bourgeois et qui, en
1953, avait soutenu Pablo.
En juillet 1971, l’OCI organisa un rassemblement de la jeunesse à Essen, en
RFA, sur des bases totalement centristes, invitant des représentants non
seulement du POUM – l’organisation centriste qui avait joué un rôle majeur dans
la défaite du prolétariat espagnol – mais aussi les Robertsonniens et le
National Students Association des Etats-Unis, une organisation qui avait reçu
des fonds de la CIA. Au cours de ce rassemblement, auquel la SLL avait consenti
à participer, une résolution fut présentée par la délégation des Young
Socialists britanniques demandant aux jeunes de se consacrer à la lutte pour le
développement du matérialisme dialectique. Après avoir polémiqué avec la SLL
contre la présentation de la résolution, l’OCI vota publiquement contre
celle-ci.
Un mois plus tard, l’armée bolivienne organisait un coup d’Etat menant au
renversement du régime militaire « de gauche » du général Torres et à la
dissolution de l’Assemblée populaire. Parce qu’il avait soutenu le gouvernement
Torres et parce qu’il s’attendait à ce que le régime militaire fournisse des
armes à la classe ouvrière dans l’éventualité d’un coup d’Etat, Lora était
profondément impliqué dans ce désastre politique. Avec le consentement de la
SLL, le secrétaire de la Workers League à l’époque, Tim Wohlforth, publia une
critique de la politique du POR.
L’OCI répliqua en organisant une réunion de sa fraction internationale à
Paris et elle présenta une déclaration dénonçant la SLL et la Workers League
pour avoir capitulé devant l’impérialisme en attaquant publiquement le POR. De
plus, elle eut l’audace d’affirmer que Lora était un membre du CIQI.
La majorité du CIQI, dirigée par la SLL, répondit à cette attaque le 24
novembre 1971 en déclarant publiquement la scission avec l’OCI. Il était sans
aucun doute politiquement justifié de caractériser l’OCI d’organisation
centriste et il était tout à fait légitime de critiquer la position politique de
l’organisation française. De plus, sur la question de la philosophie, la SLL
s’opposa correctement à la tentative de l’OCI de nier que le matérialisme
dialectique était la théorie de la connaissance du marxisme et d’affirmer que le
Programme de Transition rendait superflu tout développement ultérieur de la
théorie marxiste.
Or, contrairement à la lutte dirigée contre le Socialist Workers Party – qui
avait été menée dans les rangs du parti durant une longue période – la scission
avec l’OCI eut lieu sans aucune discussion de fond au sein du CIQI ou parmi ses
cadres dans les sections nationales. Les implications internationales de la
scission furent traitées à la hâte, contrairement à la lutte menée par la SLL
entre 1961 et 1966. Il suffit de dire que le CIQI n’a pas gagné un seul membre
de l’organisation française et ce, malgré la faillite théorique et politique de
la direction de Lambert et Just. Pire encore, aucun effort ne fut fait pour
développer une fraction au sein de l’OCI. Dans aucun de ses documents, la SLL
n’a lancé un appel de soutien aux membres de l’organisation française.
Contrastant avec la patience et la ténacité énormes dont la SLL avait fait
preuve au cours de sa lutte contre la dégénérescence du SWP – qui s’était
poursuivie même après la scission (les sympathisants américains du CIQI étant
restés dans le SWP une année de plus) – la rupture avec l’OCI se fit avec une
hâte politique qui ne pouvait que semer la confusion et faire le jeu des
centristes français. Il nous faut dire aussi que la scission eut lieu cinq ans
après le dernier congrès du CIQI et qu’elle fut proclamée quelques mois
seulement avant la date prévue pour la tenue du prochain congrès (le quatrième).
L’OCI demanda la convocation d’une réunion d’urgence du Comité international et
exigea à plusieurs reprises la poursuite de la discussion. La Socialist Labour
League rejeta cet appel, déclarant tout simplement que la scission était
inévitable et historiquement nécessaire.
Du point de vue de l’éducation des cadres du Comité international et de la
clarification politique des couches les plus avancées de la classe ouvrière à
travers le monde, la scission était certainement prématurée. Il s’agissait d’une
retraite de la Socialist Labour League devant les responsabilités
internationales qu’elle avait prises en 1961 en entreprenant la lutte contre la
dégénérescence du Socialist Workers Party. Bien qu’il fût nécessaire de faire
une critique des racines méthodologiques du centrisme, et malgré les
affirmations selon lesquelles la scission concernait des questions
philosophiques fondamentales, la question du matérialisme dialectique n’épuisait
pas, ni ne dépassait en importance au point de les éclipser, les questions
fondamentales de la politique et du programme sur lesquelles il restait encore à
se pencher.
Bien que la scission eût été précipitée par les événements de Bolivie, la SLL
affirma très bientôt qu’il ne s’agissait là que d’une question secondaire et que
la scission au sein du CIQI avait déjà eu lieu à Essen, quand l’OCI s’était
opposée à la résolution sur le matérialisme dialectique. Ceci était une fausse
polémique. Les événements de Bolivie – durant lesquels l’OCI servit de
couverture à Lora – étaient d’une énorme importance historique pour la classe
ouvrière internationale et, par-dessus tout, pour le prolétariat d’Amérique
Latine. Il était absolument indispensable pour le CIQI d’analyser cette
expérience dans ses moindres détails – tout comme L. Trotsky avait analysé les
événements en Chine, en Allemagne et en Espagne – afin de mettre en évidence les
conséquences contre-révolutionnaires du centrisme dans la période présente.
Déclarer que Lora et l’OCI avaient tort ne suffisait pas. Du point de vue du
marxisme et de la construction du CIQI en tant que Parti mondial de la
révolution socialiste, il était plus important encore de faire de cet événement
une expérience stratégique du prolétariat international. C’était d’autant plus
nécessaire que le prolétariat bolivien avait eu une longue association avec la
Quatrième Internationale. En 1951, Pablo avait donné son consentement à
l’accession au pouvoir par voie parlementaire en Bolivie, ouvrant ainsi la voie
à la défaite de la révolution de 1952. Lors du Quatrième congrès du CIQI en
avril 1972, les événements boliviens furent à peine évoqués.
La SLL fut en mesure, et elle avait raison, de souligner les erreurs
sérieuses commises par l’OCI en France en 1968-1969. Mais, le problème était que
le CI n’avait pas discuté de ces divergences avant la scission. De plus, la
critique des positions de l’OCI tourna court et n’alla jamais jusqu’à développer
une perspective révolutionnaire concrète pour le prolétariat français fondée sur
une analyse marxiste de l’abstentionnisme de l’OCI.
Il s’agit là d'une question fondamentale. Les tâches auxquelles sont
confrontés les dirigeants de la Quatrième Internationale ne consistent pas
seulement à démasquer les trahisons et à démontrer les erreurs, mais aussi à
trouver le bon chemin. Au cours de la lutte contre le SWP, la SLL avait remis la
tactique du parti ouvrier à la place qui lui était due dans le travail des
trotskystes américains. Plus tard, elle avait corrigé une tendance dans la
Workers League à s’adapter au nationalisme noir et avait encouragé le
développement d’un travail théorique sérieux visant à acquérir un point de vue
programmatique correct sur cette question.
Malgré l’importance stratégique qu’occupe la France pour le développement de
la révolution socialiste mondiale, tout travail sur les perspectives dans ce
pays fut abandonné de la part du CIQI une fois la scission accomplie. Ainsi, en
dépit des liens historiques profonds du mouvement trotskyste avec le prolétariat
de ce pays – et dont les problèmes avaient été le sujet d’écrits qui comptaient
parmi les plus importants que L. Trotsky ait publiés – la SLL laissa tout
simplement tomber la classe ouvrière française.
Pour quelles raisons la Socialist Labour League a-t-elle procédé de la
sorte ? La réponse à cette question se trouve tout d’abord dans l’évolution
politique de la lutte de classe en Grande-Bretagne et dans le travail de la
section britannique. L’intensification de la lutte de classe qui se produisait
sous le gouvernement conservateur entraîna un profond élan de la classe ouvrière
qui, comme nous l’avons déjà fait remarquer, permit à la SLL de recruter des
centaines de nouveaux membres. Mais, en dépit de ces nombreux succès
organisationnels et de leur importance, un processus d’adaptation politique à
cet élan spontané de la classe ouvrière en Grande-Bretagne commença à se
produire ce qui, en termes politiques, se traduisit presque immédiatement par un
changement d’attitude des dirigeants britanniques envers le Comité international
de la Quatrième Internationale.
La direction de la SLL, et il y a une certaine ironie à cela, réagit à la
croissance de sa propre organisation de manière presque identique à celle dont
l’OCI avait réagi à ses propres progrès politiques. Healy, Banda et Slaughter
commencèrent à regarder le CIQI comme étant subordonné au travail pratique mené
en Grande-Bretagne. La croissance de la SLL était de plus en plus perçue comme
une condition préalable à la construction ultérieure du CIQI, au lieu de voir la
construction du CIQI comme étant nécessaire à la consolidation et à la
progression des gains du mouvement en Grande-Bretagne. Leur attitude à l’égard
du CIQI et de ses petites sections, politiquement inexpérimentées, ressemblait
au mépris qu’avait le « grand » ILP (Parti ouvrier indépendant –
Grande-Bretagne) des années 1930 pour la Quatrième Internationale.
La précipitation avec laquelle la SLL conduisit la scission avec l’OCI – sans
que soit menée une lutte approfondie contre le centrisme ni au sein du Comité
International ni dans ses propres rangs – constituait une adaptation à l’essor
spontané du mouvement ouvrier britannique et était l’indice d’un sérieux recul
dans la lutte pour construire la Quatrième Internationale. Malgré la mise en
garde qu’elle avait faite dix ans auparavant, la SLL négligea de développer la
lutte politique contre le centrisme dans la Quatrième Internationale et
d’utiliser les leçons de cette lutte pour l’éducation politique de ses propres
cadres. Cela ne pouvait pas se produire à un pire moment. C’est précisément
parce que de larges couches sociales venaient d’adhérer à la SLL, qu’il était
plus nécessaire que jamais de donner comme base à ces éléments les fondements
historiques du mouvement trotskyste international et sa longue et continuelle
lutte contre toute forme de révisionnisme.
Cette retraite politique mina inévitablement les gains réalisés par la SLL.
Puisque les nouveaux membres ne s’appuyaient pas sur de grands principes
internationaux, et n’étaient pas affermis par une idée claire des perspectives
mondiales, les rapports dans le parti prirent inévitablement un caractère de
plus en plus pragmatique, se basant sur des accords tactiques restreints et
visant des objectifs immédiats (« Renverser le gouvernement conservateur »). De
plus, les membres qui manquaient de formation politique étaient vulnérables aux
changements d’humeur des différentes forces de classe auxquelles les dirigeants
eux-mêmes commençaient à s’adapter, faute d’avoir compris théoriquement les
leçons fondamentales des luttes de la période précédente.
La SLL commença ainsi à se déplacer rapidement vers le centrisme sous la
pression de forces de classe considérables libérées par l’éclatement de la crise
capitaliste mondiale en 1971-1973. Ce fut le prix énorme payé par la direction
de Healy pour avoir manqué à l’engagement pris vis-à-vis de la Quatrième
Internationale en 1961.
4. La fondation du Workers Revolutionary Party
La campagne pour transformer la SLL en parti révolutionnaire fut lancée en
1973. C’était un événement qui avait une importance historique pour le Comité
International de la Quatrième Internationale. Mais ce n’est pas ainsi que la
direction de la SLL envisagea cette décision et c’est bien différemment qu’elle
l’expliqua à ses membres.
La fondation du Socialist Workers Party en 1938, qui fut supervisée par Léon
Trotsky, avait été précédée par un énorme travail préparatoire: des centaines de
pages de documents furent produites exposant avant toute chose les fondements
historiques de la section américaine de la Quatrième Internationale et de ses
perspectives internationales. Toutes les questions cruciales de programme et de
principes furent élaborées dans ces documents. La création d’un nouveau parti
révolutionnaire était conçue comme une conquête historique des sections les plus
avancées du prolétariat et non comme une manoeuvre tactique passagère destinée à
faciliter le recrutement. Elle fut présentée comme le résultat d’une lutte
internationale de longue haleine dans le mouvement communiste et dans les
sections les plus avancées du prolétariat.
On expliqua toutefois la fondation du WRP d’une façon toute différente. Une
résolution du Comité central, datée du premier février 1973, avançait une
perspective pour la transformation de la SLL en parti, sans même mentionner la
stratégie centrale du trotskysme, la révolution socialiste mondiale. De plus,
elle ne réaffirmait pas les positions programmatiques de base de la Quatrième
Internationale et ne reliait pas la décision de fonder le parti aux conquêtes
théoriques réalisées par la lutte contre le révisionnisme pabliste.
Rien, dans la résolution sur les perspectives, ne laissait entendre que la
transformation de la SLL en Workers Revolutionary Party était fondée sur autre
chose que des considérations pratiques liées à la croissance du mouvement
anti-Tory dans la classe ouvrière. Le document était manifestement écrit pour
s’adapter au niveau général de la conscience syndicale et le programme qu’il
ébauchait se limitait donc presque entièrement à des revendications à caractère
démocratique. La question de la dictature du prolétariat, en tant que but
stratégique de la révolution socialiste en Grande-Bretagne, n’était absolument
pas mentionnée. Les perspectives n’expliquaient pas et ne démasquaient pas la
nature de classe de la démocratie bourgeoise, nécessité requise à l’élaboration
de tout programme révolutionnaire pour la classe ouvrière britannique.
Le document ne disait rien ni sur la lutte contre l’impérialisme britannique,
ni sur la relation entre la classe ouvrière britannique et les luttes de
libération nationale et anti-impérialistes à travers le monde. La section du
document traitant du programme n’appelait pas à l’autodétermination de
l’Irlande.
De par son contenu et de par sa conception fondamentale, le programme de
fondation du WRP n’avait rien de commun avec le trotskysme. Pas un seul passage
de ce document n’allait au-delà des limites du centrisme. Ceci était lié aux
perspectives essentiellement nationalistes sur lesquelles le WRP était fondé. En
appelant à la transformation de la SLL, la direction de Healy déclarait qu’elle
n’avait qu’un but: l’élection d’un gouvernement travailliste pour remplacer
les Tories !
« La Socialist Labour League, une fois transformée en parti
révolutionnaire, aura une tâche politique spécifique à accomplir: unifier la
classe ouvrière sur la base d’un programme socialiste pour renverser le
gouvernement conservateur et le remplacer par un gouvernement travailliste;
mener la lutte pour démasquer et remplacer les dirigeants travaillistes qui
servent le capitalisme; amener le mouvement anti-conservateur de masse à lutter
pour une politique socialiste sous un gouvernement travailliste; dans cette
lutte, gagner au marxisme des milliers de personnes et chasser les dirigeants
réformistes des syndicats et du mouvement ouvrier.
« Un tel parti révolutionnaire travaillera dans les usines, les syndicats, le
mouvement de jeunesse, le mouvement des locataires, parmi les chômeurs, parmi
les étudiants – et partout où on lutte contre le gouvernement Tory– afin de
donner à ces forces la véritable alternative socialiste.
« Les membres du parti seront les combattants les plus actifs à la tête de
chacune de ces luttes pour les salaires, les emplois, les loyers, les programmes
sociaux et les droits démocratiques. Mais, dans ces luttes, ils combattront
avant tout afin de construire le mouvement politique pour chasser les
conservateurs, mouvement dont le pivot est le rassemblement et l’entraînement
des forces du parti révolutionnaire lui-même. » (traduit de Fourth
International, Hiver 1973, p. 132)
Pour la première fois dans l’histoire, un parti trotskyste était fondé dans
le but spécifique d’élire un gouvernement social-démocrate! Difficile d’imaginer
perspective plus provinciale. Dans sa Critique du programme de
l’Internationale Communiste L. Trotsky avait écrit: « A notre époque, qui
est l’époque de l’impérialisme, c’est-à-dire de l’économie mondiale
et de la politique mondiale, dirigées par le
capitalisme, pas un seul Parti communiste ne peut élaborer son programme en
tenant essentiellement compte, à un plus ou moins haut degré, des conditions et
tendances de son développement national. » (L’Internationale Communiste
après Lénine, PUF, p. 85-86)
Or, en 1973 la SLL proposait d’établir un parti sur la base d’un programme
électoral ! De plus, en affirmant son droit de former un parti révolutionnaire,
la SLL ne se présentait plus que comme le combattant le plus conséquent contre
les Tories et pour la défense des droits démocratiques. Il expliquait la nature
du parti révolutionnaire presque entièrement par la nécessité de défendre les
droits « de base » dont le contenu de classe n’était pas spécifié:
« En appelant aujourd’hui à soutenir sa transformation en un parti
révolutionnaire, la SLL se réclame de sa propre tradition de défense de ces
droits fondamentaux et de lutte pour une direction d'alternative...
« L’actuelle SLL est issue de toute la lutte menée pour une politique
fondamentale et pour la défense des droits élémentaires tel que le droit au
travail. » (Fourth International, Hiver, 1973, p. 130)
Pendant un certain temps, Healy jongla avec l’idée d’appeler la nouvelle
organisation le « Basic Rights Party (Parti pour les droits fondamentaux) » !
Heureusement, il abandonna cette proposition. Mais la perspective politique qui
avait donné naissance à cette idée apparaissait en filigrane tout au long du
document de fondation. Dans la section concernant le programme, qui semblait
avoir été empruntée à la politique du T&GWU (le syndicat des routiers), on
énumère les droits fondamentaux de la façon suivante: le droit de travailler,
le droit démocratique de faire grève et de s’organiser dans un syndicat, le
droit de défendre les acquis du passé et de changer le système [ ! ]), le
droit à un niveau de vie plus élevé, le droit à des prestations médicales et le
droit à un logement décent.
La transformation de la ligue en parti fut précédée, sur le plan
organisationnel, d’une campagne de recrutement massif, qui invitait tous ceux
qui étaient d’accord avec ce programme, à adhérer à la section britannique. Mais
ce programme était rédigé de telle sorte que l’adhésion était possible même à
ceux qui faisaient tout juste preuve de vagues tendances sociale-démocrates.
Aussi, la transformation de la SLL en WRP alla-t-elle de pair avec une baisse
dangereuse des exigences de qualifications politiques à une adhésion au parti.
Le recrutement était organisé non pas pour la révolution prolétarienne, mais
pour l’élection d’un gouvernement travailliste et la réalisation d’un programme
social-démocrate.
En outre, le document parlait à peine du fait que la Socialist Labour League
était une section du Comité international de la Quatrième Internationale. Il y
avait en tout et pour tout quatre petits paragraphes consacrés à l’histoire du
mouvement trotskyste. Quant au révisionnisme, on n’y faisait référence que sous
sa forme britannique, l’International Marxist Group. Ainsi donc, il ne contenait
aucune allusion aux luttes historiques de la précédente décennie. Ceux qui
furent par conséquent recrutés sur la base de ce programme ne savaient pas
nécessairement qu’ils devenaient membres d’une organisation communiste
internationale, et ils n’avaient donc pas à être d’accord avec les perspectives
du CIQI et avec son autorité sur leur travail politique. Dans son explication de
la croissance et du développement politique de la SLL au cours de la décennie
précédente, le programme ne mentionnait pas la lutte pour l’internationalisme
prolétarien contre les trahisons du révisionnisme pabliste.
La décision de fonder le Workers Revolutionary Party ne fut pas discutée au
Quatrième congrès du Comité international. Elle fut abordée comme s’il
s’agissait d’une question nationale sans lien avec la lutte internationale
contre le révisionnisme. La lutte pour transformer la SLL en WRP n’avait pas été
menée consciemment pour en faire le point culminant d’une longue lutte contre le
liquidationnisme pabliste et contre le centrisme de l’OCI, grâce à laquelle la
continuité du trotskysme fut défendue et préservée. Au lieu de cela, cette
« transformation » devint un moyen de rabaisser le programme et d’obscurcir les
principes historiques pour lesquels la SLL avait combattu. C’est ainsi que le
fait que la section britannique se soit détournée de la construction du Comité
International se manifesta dans la fondation même du parti.
Prétendre que la fondation du WRP en 1974 était une erreur, serait toutefois
incorrect. Il ne serait pas juste non plus de dire que le caractère centriste du
programme signifiait que le parti n’était pas trotskyste. Une série de documents
incorrects et inadéquats ne change pas à elle seule le caractère d’un mouvement
qui est le produit de plusieurs décennies de lutte dans la classe ouvrière. Mais
la façon dont fut fondé le WRP portait la marque d’une déviation opportuniste
reflétant les pressions grandissantes du mouvement de masse sur le parti – en
particulier, une adaptation à son niveau de conscience syndicaliste. La forme de
cette adaptation était directement liée au manque de lutte contre le centrisme à
l’intérieur de la Quatrième Internationale. Une fois de plus, cette vieille
vérité se révélait exacte: ceux qui se lancent à la hâte dans une scission, sans
mener jusqu’au bout la lutte théorique contre les centristes, finissent par
adopter leur programme.