Voici la seconde et dernière partie
d’une conférence présentée en août 2007 à l’université d’été
du Parti de l’égalité socialiste à Ann Arbor au Michigan.
En étudiant aujourd’hui La
Révolution trahie, il est nécessaire non seulement d’admirer cet
ouvrage essentiel du marxisme, mais surtout de revoir et d’assimiler
l’histoire des idées et des luttes des sept dernières décennies pour la
perspective et le programme présentés par Trotsky dans ce livre. Cette activité
doit être au centre de la construction du parti et de la formation de ses
membres. Il ne s’agit pas de prendre comme point de départ le nombre de
membres du parti, ni de trouver le bon slogan ou la meilleure initiative
tactique, mais par-dessus tout de défendre et de développer les fondements
programmatiques du mouvement socialiste et le véritable héritage du marxisme
pour le 21e siècle.
Cela nous amène à un examen du mouvement
trotskyste durant la période suivant la Seconde Guerre mondiale, une période
lors de laquelle des partisans contemporains des théories du capitalisme
d’Etat et du collectivisme bureaucratique combattues par Trotsky dans La
Révolution trahie passèrent à l’attaque. Au même moment, des éléments
au sein du mouvement trotskyste, en réaction à la stabilisation temporaire du
stalinisme et de l’impérialisme après la guerre, lancèrent
une attaque politiquement symétrique contre l’analyse du stalinisme par
Trotsky. Elle était politiquement symétrique au sens où elle remplaça la
stalinophobie et l’adaptation à l’anticommunisme propres à ceux qui
s’opposaient à la défense de l’Union soviétique par une adaptation
au stalinisme et à la conception, exprimée dans la célèbre formule pabliste,
que le stalinisme serait « forcé de projeter une orientation révolutionnaire ».
D’abord, signalons que la période d’après-guerre fut loin de
manquer d’opportunités révolutionnaires et correspondit de manière
générale aux prédictions que Trotsky avait faites au début de la Seconde Guerre
mondiale. Cette période fut marquée par un immense soulèvement de la classe
ouvrière en Europe occidentale alors que des millions de travailleurs en France
et en Italie se tournèrent vers les partis communistes pour prendre le pouvoir
et que se développaient la Révolution chinoise et des soulèvements à travers le
monde colonial.
Les puissances impérialistes victorieuses avaient cependant appris
quelque chose des expériences suivant la Première Guerre mondiale. Elles
tentèrent de stabiliser leurs anciens ennemis. Elles se tournèrent vers la
social-démocratie et surtout vers le Kremlin et les partis staliniens (en
Italie, en France, en Grèce et ailleurs) pour discipliner la classe ouvrière et
contenir le développement d’une situation révolutionnaire. Alors même que
débutait la guerre froide, accompagnée d’une sauvage hystérie
antisoviétique et anticommuniste aux Etats-Unis, Washington et Moscou
préparaient l’accord d’après-guerre.
Derrière la rhétorique de la guerre froide et la réalité de la guerre
chaude en Corée, cet accord rendit aussi possible la stabilisation temporaire
de l’impérialisme et de ses agents staliniens, qui sortirent de la guerre
avec un certain prestige temporaire, perçus par des centaines de millions de
personnes à travers le monde comme les protagonistes d’une nouvelle
société. Un boom économique temporaire fut enclenché sur la base de la
suprématie du dollar, rattaché à l’or, et de l’utilisation de
politiques nationales réformistes keynésiennes. Des régimes staliniens furent
établis en Europe de l’Est, acceptés ultimement pas les impérialistes
comme un prix relativement faible à payer pour discipliner la classe ouvrière
internationale et écraser son indépendance politique et ses aspirations
révolutionnaires.
On ne doit pas oublier qu’un important facteur dans tout ceci fut
le fait que Trotsky avait été assassiné dans la première de la Seconde Guerre
mondiale impérialiste et que le mouvement révolutionnaire se retrouva
relativement isolé après la guerre, décimé par la répression du fascisme et du
stalinisme et privé d’un essentiel leadership.
Cela pava la voie à l’assaut idéologique et politique contre le
mouvement trotskyste auquel j’ai précédemment fait référence. Les
pressions de l’impérialisme et du stalinisme se reflétèrent dans les
rangs de la Quatrième Internationale.
Nous parlons ici de tendances qui ont émergé après la guerre. Dans le
cas des dirigeants de l’opposition petite-bourgeoise qui rompit avec le
Socialist Workers Party (SWP) aux Etats-Unis, Burnham avait presque aussitôt abandonné le
marxisme pour se diriger loin vers la droite.
Shachtman eut besoin de presque deux décennies pour faire ce parcours, mais
vers la fin des années 1940 il se rangea de plus en plus derrière la ligne
d’appui critique pour l’impérialisme « démocratique » contre
la « barbarie » stalinien.
Ces tendances furent rejointes par d’autres qui étaient arrivées à
la conclusion que le résultat de la guerre et la consolidation temporaire des
staliniens signifiait que le socialisme n’était plus à l’ordre du
jour, du moins pour des générations à venir. Telles furent les conclusions de
Goldman et Morrow à l’intérieur du SWP américain, du groupe Socialisme ou
Barbarie en France et d’autres. Et il y avait ceux, comme le groupe
Johnson-Forrest dans le SWP (C.L.R. James et Raya Dunayevskaya) et Tony Cliff
en Grande-Bretagne, qui exprimèrent leur accord avec la thèse que l’URSS
représentait un « capitalisme d’Etat ».
Le plus grave et immédiat danger posé à la Quatrième Internationale
était toutefois celui du développement du révisionnisme pabliste au sein de la
direction européenne de la Quatrième Internationale. Michel Pablo et Ernest
Mandel déclarèrent que « la réalité sociale objective est essentiellement
formée du régime capitaliste et du monde stalinien ». Autrement dit, la
crise historique du capitalisme avait été résolue. Cela fut masqué par des
paroles de gauche, et même ultra-radicales, comme la guerre-révolution, des
siècles d’Etats ouvriers déformés et d’autres slogans semblables,
mais l’essentiel de ces politiques consistait en une capitulation aux
directions bureaucratiques dans la classe ouvrière. Affirmant que le temps
manquait pour la construction de partis révolutionnaires indépendants, les
pablistes procédèrent à la dissolution de la Quatrième Internationale dans
l’appareil stalinien.
Les pablistes, comme le savent les membres et supporters du Comité
international (CI) d’après toute leur histoire de lutte contre cette
tendance révisionniste, infligèrent d’énormes dégâts au mouvement
trotskyste. Mais on leur résista et ils furent éventuellement politiquement vaincus,
d’abord par la Lettre ouverte rédigée par James P. Cannon et le SWP en
1953, et par la suite à travers les luttes constantes du CI, contre le rejet du
trotskysme par le SWP, et par-dessus tout contre la dégénérescence du WRP
britannique.
Les pablistes ont vidé le concept d’« Etat ouvrier dégénéré » de tout son sens marxiste en développant la théorie que les
« Etats ouvriers déformés » en Europe de l’Est, en Chine, au
Viêt-Nam, en Corée du Nord et ailleurs représentaient la voie de
l’avenir. Comme l’explique David North dans son introduction à La
Révolution trahie, les « siècles d’Etats ouvriers
déformés » ne durèrent qu’environ quatre décennies. En lisant les
déclarations des pablistes durant cette période, jusqu’au moment même de
l’effondrement du stalinisme, (tel que le commentaire immortel de Mandel
soutenant qu’il était ridicule d’affirmer que Gorbatchev procédait
à la restauration du capitalisme en URSS), on doit se rappeler de la phrase
célèbre de Trotsky que les grands développements révolutionnaires ne laisseront
« pierre sur pierre qui ne soit renversée » dans les diverses
tendances centristes et révisionnistes.
Aujourd’hui j’aimerais cependant m’attarder non
principalement aux pablistes, mais plutôt aux
tendances du capitalisme d’Etat, qui affirment, de manière totalement
fausse, que l’effondrement de l’Union soviétique est venu on ne
sait comment confirmer leurs théories. J’examinerai particulièrement le
rôle de Tony Cliff, l’ex-trotskyste britannique qui quitta la Quatrième
Internationale il y a de cela près de 60 ans et qui mourut en 2000, laissant
derrière lui de nombreux groupes centristes soi-disant trotskystes, tels que le
Socialist Workers Party britannique et, aux Etats-Unis, l’International
Socialist Organization (bien que le SWP ait rompu avec l’ISO, ils
partagent toujours une perspective théorique commune).
Avant d’aller plus loin, on doit préciser que le terme
« centriste » ne s’applique pas ici de la même façon que dans
le cas de partis comme le POUM en Espagne ou le SAP en Allemagne dans les
années 1930. Ces partis attirèrent de milliers de travailleurs qui cherchaient
une alternative au stalinisme et à la social-démocratie. Les capitalistes
d’Etat forment un groupe de la classe moyenne dont la perspective antimarxiste
a été développée sur des décennies.
Cliff développa sa propre version de la théorie du capitalisme
d’Etat soviétique en 1948. Il ajouta peu aux arguments qui avaient déjà
été faits des années plus tôt en faveur de cette théorie. En ce qui concernait
Cliff, la destruction des soviets et la perte du pouvoir politique par la
classe ouvrière signifia que la bureaucratie dirigeante, supervisant la rapide
industrialisation lors du premier plan quinquennal, avait été transformée en
une classe dirigeante de capitalistes d’Etat. Trotsky, comme nous
l’avons déjà brièvement mentionné, avait répondu à ces arguments bien des
années auparavant. Jamais Cliff n’expliqua comment la caste dirigeante,
sans aucun droit héréditaire ni de relations de propriété particulières, était
devenue une classe dirigeante.
Une réaction défaitiste aux développements d’après-guerre
Mis à part le manque d’originalité ou de sérieux théorique de la
conception de Cliff, la perspective politique exprimée dans sa critique de
Trotsky est extrêmement révélatrice. Son point de départ, a-t-il clairement
affirmé, n’était pas la difficulté théorique qu’entraîna
inévitablement le changement dans la situation mondiale à la fin des années
1940, mais plutôt sa déception face à ce qu’il considérait comme de faux
pronostics et promesses de Trotsky. Il reprit presque mot pour mot les plaintes
qu’avaient formulées Burnham et Shachtman une décennie plus tôt,
lorsqu’ils avaient déclaré eux aussi que Trotsky était devenu un
« faux prophète ».
Comme Trotsky l’explique dans la
célèbre section « Une opposition petite-bourgeoise dans le Socialist Workers
Party » dans son ouvrage En
défense du marxisme, son rôle n’était pas prophète. Il
dit : « Quand les représentants de
l'opposition poussent de hauts cris "la direction a fait faillite",
"les pronostics n'ont pas été vérifiés", "les événements nous
ont pris au dépourvu", "il faut changer de mots d'ordre", tout
cela sans faire le moindre effort pour réfléchir sérieusement à la question,
ils agissent, si l'on va au fond des choses, comme des défaitistes du
parti. »[1]
Trotsky emploie ici le terme « défaitistes » pour décrire une
faction démoralisée et sceptique qui voyait le parti non pas comme une force
révolutionnaire consciente et non pas comme leur parti, mais comme quelque chose
d’externe; non pas comme la mémoire vivante et le laboratoire de la
classe ouvrière incarnant des générations de luttes, mais plutôt comme un
conseiller politique qui eut offert un produit inférieur ou un mauvais service.
Cette question n’est pas sans importance, car elle nous amène au
cœur de la méthode empiriste et impressionniste de Cliff et Shachtman
ainsi qu’à leur point de vue de classe commun, celui de la petite
bourgeoisie démoralisée.
Des décennies plus tard, dans un petit livre appelé Le trotskisme
après Trotsky, Cliff résume les « fausses promesses » de
Trotsky : « Il avait prédit que le régime stalinien en Russie ne
survivrait pas à la guerre… Trotsky pensait que le capitalisme était en
phase terminale… Trotsky argumentait que dans les pays arriérés et
sous-développés, l’accomplissement des tâches bourgeoises démocratiques
ne pouvaient être réalisées que par le pouvoir
ouvrier… Trotsky était très confiant que la Quatrième Internationale
allait avoir un bel avenir dans les années prochaines. » [2]
Laissez-nous examiner ces crimes horribles
dont Trotsky est accusé. Bien sûr, les différentes références ne correspondent
pas ici à des garanties, mais à des perspectives révolutionnaires. Comme
Trotsky l’a dit dans son discours au Quatrième Congrès mondial du Komintern en 1922, « Nous n’avons jamais basé notre
politique sur l’amoindrissement des perspectives et des possibilités
révolutionnaires. »
Mais c’est précisément ce qui enrage
Cliff — que Trotsky ait poursuivi une politique active qui était basée
sur la lutte pour détruire le stalinisme et construire la Quatrième
Internationale en tant que force puissante. Le fait que la lutte vivante de
forces de classes ennemies ait entraîné des développements complexes et
contradictoires, des développements qui ne pouvaient pas toujours être
anticipés, est considéré par Cliff comme une invalidation de la nature de
l’époque. « Vous nous avez promis des milliers de membres, se
lamente-il, mais nous nageons encore à contre-courant. »
Comme Trotsky l’explique dans sa
réponse à l’opposition petite-bourgeoise en 1939-1940, les perspectives
ne sont pas un billet à ordre, mais un guide pour la pratique. On pourrait très
bien argumenter que l’analyse de Marx était fondamentalement fausse parce
qu’il croyait que le socialisme arriverait en premier dans un pays
capitaliste avancé ; ou que Lénine et Trotsky avaient induit en erreur le
mouvement avec leur attente d’une révolution en Allemagne ou ailleurs
dans l’Occident capitaliste. En fait, beaucoup faisaient de telles accusations
dans le but de justifier leur propre désertion du mouvement révolutionnaire.
Cliff et ses partisans s’inscrivent clairement dans cette tradition
rebelle centriste.
Cela est davantage démontré lorsque nous
examinons les arguments de Cliff plus en détails. « La réalité concrète à
la fin de la Deuxième Guerre mondiale était très différente [de la supposée
promesse de Trotsky que la bureaucratie allait s’effondrer] », écrit
Cliff. « Le régime stalinien ne s’est pas effondré. En fait, après
1945, il s’est renforci en s’étendant à l’Europe de
l’Est. » [3]
À l’aide d’une méthode et même
d’une conclusion politique assez similaires à celles de Pablo, Cliff,
bien qu’il prétendît demeurer un opposant révolutionnaire du stalinisme,
a interprété de façon complètement erronée l’expansionnisme défensif de
Moscou en Europe de l’Est comme un signe de grande force et de stabilité.
Seulement quelques années avant la mort de Staline, le soulèvement en Allemagne
de l’Est, la Révolution hongroise et le discours secret de Khrouchtchev
en 1956, son verdict sur le stalinisme accordait essentiellement à ce dernier
une force interne et un rôle progressiste qu’il n’avait jamais eus.
Et sur le monde capitaliste ?
« Le capitalisme d’après-guerre, écrit Cliff, n’était pas
coincé dans une stagnation et une détérioration générale. En fait, le
capitalisme occidental jouissait d’une expansion massive et avec cela est
venu un réformisme florissant… les partis sociaux-démocrates et
communistes, loin de se désintégrer, émergeaient dans la période
d’après-guerre plus forts en terme de nombre et d’appui que jamais
auparavant… En Grande-Bretagne, par exemple, le gouvernement Attlee
représentait l’apogée du réformisme… il n’y a aucun doute
qu’il a été le plus efficace de tous les gouvernements travaillistes
réformistes. Sous Attlee, les travailleurs et leurs familles s’en
sortaient beaucoup mieux qu’avant la guerre. » [4] Et il continue
dans la même veine sur une page suivante.
Ce n’est pas l’endroit pour
récapituler en détail l’analyse faite par le mouvement trotskyste du boom
de l’après-guerre, une analyse faite il y a plus de 40 ans. Il suffit de
dire que le Comité international, loin d’ignorer le boom, était la seule
tendance politique qui était capable de l’expliquer. Comme nous avons
insisté, ce n’était pas le résultat d’aucune force inhérente
au capitalisme ou d’un quelconque rôle progressiste qui lui restait, mais
bien plutôt une réponse aux circonstances suivant la défaite des puissances fascistes.
Le rôle de la classe ouvrière armée en Europe devait être pris en
considération, tout comme la poussée de la classe ouvrière américaine
immédiatement après la guerre et la révolution qui prenait de la vigueur en
Chine. L’impérialisme n’avait pas résolu ses contradictions
fondamentales, mais était en mesure d’utiliser les services de ses agents
dans le mouvement ouvrier, la social-démocratie et particulièrement le
stalinisme. La période de l’après-guerre ne peut sans cela être comprise.
A l’opposé, Cliff célébrait
l’âge d’or du réformisme. Par-dessus tout, comme les pablistes, il
a rejeté les luttes indépendantes de la classe ouvrière et leur impact durant
cette période.
L’abandon par Cliff de la théorie de
l’Etat ouvrier dégénéré avait une signification politique précise. Cela
représentait une capitulation devant les pressions idéologiques et politiques
du capitalisme « démocratique » en réponse aux difficultés
rencontrées par le mouvement révolutionnaire. Tout comme Shachtman s’était
adapté au climat prévalant parmi les intellectuels petit-bourgeois au temps du
pacte Staline-Hitler en 1939, Cliff et ses partisans se sont adaptés aux
pressions de la Guerre froide. Ils ont tout bonnement trouvé trop difficile et
pénible de défendre le marxisme face à la campagne anti-communiste de cette
période. Seulement les véritables trotskystes furent capables, comme Cannon
l’a si bien démontré dans sa Lettre ouverte, de combattre
l’impérialisme sans capituler devant le stalinisme et de combattre le stalinisme,
en dernière analyse un agent petit-bourgeois de l’impérialisme, sans
capituler devant l’impérialisme.
La capitulation devant les pressions de
l’impérialisme « démocratique » est un refrain constant des
arguments de Cliff. L’une de ses principales plaintes était que les
trotskystes, après la guerre, continuaient à dire que l’Union soviétique
était socialiste. « La perception du régime stalinien comme un Etat socialiste, ou même un Etat ouvrier dégénéré — un
stade transitionnel entre le capitalisme et le socialisme — implique
qu’il est beaucoup plus progressiste que le capitalisme », [5] écrit
Cliff. Ailleurs, Cliff utilise les mêmes phrases, disant que pour Trotsky,
l’Union soviétique était un « genre déformé du socialisme ».
C’est une falsification de la position
trotskyste. La Révolution trahie fut écrite dans le but
d’expliquer, et non pour la première fois, la différence entre un Etat
ouvrier et le socialisme, sans parler de la différence entre un Etat ouvrier
dégénéré et une société socialiste. Le régime stalinien n’était ni
socialiste ni progressiste; ce qui restait de progressiste était les conquêtes
de la Révolution que la bureaucratie n’avait pas encore détruites. Les
capitalistes d’Etat, écartant cette réalité contradictoire, s’opposait
à la défense de l’Union soviétique, une défense qui était soutenue par le
mouvement trotskyste en dépit du stalinisme et en luttant contre lui, pas en
lui accordant une sorte d’appui critique, que Cliff suggère faussement.
Tout en présentant Trotsky sous un faux jour, Cliff a collaboré avec les
partisans de Shachtman pendant la décennie des années 1950. Même si le groupe
de Cliff en Grande-Bretagne, tout d’abord les International Socialists
et, depuis 1977, renommé le Socialist Workers Party,
n’est jamais allé aussi loin à l’extrême-droite que Shachtman, sa
collaboration avec ce dernier reflétait sa rupture centriste de la Quatrième
Internationale.
Un autre constant refrain qui ressort des différents articles et livres
écrits par Cliff et ses partisans est la falsification démagogique de
l’histoire de la Quatrième Internationale. D’abord et avant tout,
l’existence du Comité international est tout simplement ignorée. Cliff
cite Pablo, Mandel et le Latino-américain, Juan Posadas, l’ultra-pabliste
qui préconisait la guerre nucléaire comme étant la voie vers un futur
socialiste. « Mandel, Pablo et Posadas venaient de la même écurie —
le trotskysme dogmatique », [6] a écrit Cliff seulement quelques années
avant sa mort. Il n’y a aucune mention de Cannon, ou de Gerry Healy
lorsqu’il a mené la lutte contre le pablisme dans les années 1960. Selon
Cliff, le trotskysme égale le pablisme et cela permet de manière commode aux
capitalistes d’Etat de se présenter frauduleusement comme des opposants
intransigeants du stalinisme.
L’internationalisme révolutionnaire vs l’opportunisme
tactique
Derrière cette grossière falsification se trouve l’hostilité
acharnée du groupe de Cliff à la fondation même de la Quatrième Internationale.
Duncan Hallas l’explique très clairement dans son livre, Le marxisme
de Trotsky (Trotsky’s Marxism), publié en 1979.
Hallas cite des extraits d’un article de Trotsky écrit en
1930 :
« Si la Gauche communiste dans le monde
consistait en cinq individus, ils auraient néanmoins été obligés de construire simultanément
une nouvelle organisation internationale en même temps qu'une ou plusieurs
organisations nationales.
Il est faux de voir une organisation nationale comme
la fondation et l'Internationale comme un toit. La relation entre elles est de
type entièrement nouveau. Marx et Engels ont commencé le mouvement communiste
en 1847 avec un document international et la création d'une organisation
internationale. La même chose s'est répétée dans la création de la Première
Internationale. C'est exactement le même chemin qu'a suivi la Gauche de
Zimmerwald dans sa préparation pour la Troisième Internationale. Aujourd'hui ce
chemin est dicté bien plus impérieusement qu'à l'époque de Marx. Il est bien
entendu possible à l'époque de l'impérialisme pour une tendance prolétarienne
révolutionnaire d'apparaître dans un pays ou un autre, mais elle ne peut se
développer dans un pays isolé : le lendemain même de sa formation, elle
doit chercher ou créer des liens internationaux, une organisation
internationale, parce qu'une garantie de justesse d'une politique nationale ne
peut être trouvée que par cette voie. Une tendance qui demeure fermée
nationalement pendant plusieurs années se condamne elle-même irrévocablement à
la dégénérescence. » [7]
On pourrait imaginer qu’un opposant marxiste du
stalinisme, comme Hallas prétend l’être, serait en accord avec cette
défense puissante de l’internationalisme contre la sorte de socialisme
national défendu par la bureaucratie soviétique. Pas du tout. Il continue en dénonçant
ce passage, disant que les arguments de Trotsky « ne survivrons pas à un
examen critique ». Selon Hallas, le Manifeste du Parti communiste fut
écrit pour la Ligue communiste, « qui était internationale seulement
au sens qu’elle existait dans plusieurs pays. C’était
essentiellement une organisation allemande, consistant en des artisans et des
intellectuels émigrés allemands à Paris, Bruxelles et ailleurs, ainsi que de
groupes en Rhénanie et en Suisse allemande. »
Qui plus est, dit Hallas : «La Première
Internationale a débuté comme une alliance entre les organisations syndicales
britanniques déjà existantes sous l’influence libérale et celles
françaises sous l’influence proudhonienne … » [8] Et ainsi de
suite. Cette falsification ignorante de l’histoire déforme intentionnellement
la nature essentielle du document programmatique de fondation du socialisme
scientifique, présente faussement le travail que Marx a fait tout au long de sa
vie et tente de le dépeindre comme un syndicaliste seulement parce qu’il
a patiemment lutté avec un groupe de syndicalistes dans le but d’établir
les bases pour un mouvement international.
Les capitalistes
d’Etat, loin d’être des opposants de principe du stalinisme, ont
ultimement mis de l’avant une conception du parti avec laquelle les
staliniens pouvaient être en accord. Selon Hallas, les expériences de 1917 à
1936 « ont démontré la nécessité de partis enracinés dans leurs classes
ouvrières nationales durant une longue période de lutte des demandes
partielles » [9].
On ne pourrait avoir un
rejet plus explicite du marxisme. Cette perspective résume
« l’opportunisme tactique » des capitalistes d’Etat.
Cherchant à s’enraciner dans la classe ouvrière britannique sur la base
de demandes partielles, et non sur un programme international, c’est
exactement ainsi qu’ils ont fonctionné durant toutes ces décennies :
militantisme syndical et collaboration avec les bureaucraties syndicale; manifestations à enjeu
unique de la classe moyenne comme dans leur ligue anti-nazi des années 1970 et
1980; collaboration aujourd’hui avec Tommy Sheridan et le nationalisme
écossais, et avec George Galloway et la coalition électorale Respect. Aux
États-Unis, l’ISO est devenu le plus grand champion de Ralph Nader et des
Verts, et plus récemment du démagogue anti-trotskyste Peter Camejo.
L’effondrement
historique de l’Union soviétique en 1991, précédé du renversement des
régimes staliniens de l’Europe de l’Est, a mis à l’essai les
nombreuses conceptions de la nature du stalinisme soutenues par les multiples tendances
politiques de gauche au cours des décennies précédentes.
Évidemment, les
pablistes ont été immédiatement et totalement démasqués, même si en fait,
ils l’avaient été bien plus tôt. Il y a le cas de Michael Banda du
Workers Revolutionary Party britannique, aujourd’hui converti à la
perspective pabliste, qui fit l’affirmation grotesque que le
rétablissement du capitalisme en URSS n’était même plus une possibilité
et ce, quelques années seulement avant que cela n’ait lieu.
Les capitalistes
d’Etat affirment que l’effondrement de l’Union soviétique est
venu d’une certaine façon confirmer leur position, mais cela n’est
basé sur rien d’autre que des déclarations faites sans analyse sérieuse.
En fait, les théories du
capitalisme d’Etat et du collectivisme bureaucratique ont échoué à tout
point de vue quant à l’explication des soixante-quatorze années
d’histoire de la Révolution russe et les conséquences de
l’effondrement de l’URSS.
Ils ne peuvent expliquer
pourquoi la bureaucratie a nié sa propre existence et a continué, jusqu’à
la fin, à diriger au nom de la classe ouvrière; pas plus pourquoi les Partis
communistes, aussi dégénérés fussent-ils, ont continué à se baser sur leur
influence et leur contrôle du mouvement ouvrier dans le monde capitaliste.
Le capitalisme
d’Etat ne peut expliquer pourquoi la bureaucratie était hostile aux
relations de propriété sur lesquelles elle reposait. Si la bureaucratie était
une classe dirigeante, c’était la première fois dans l’histoire
qu’une classe dirigeante exhibait une telle relation antagoniste avec la
source même de son pouvoir. En fait, sa relation avec la propriété nationalisée
était parasitaire.
Il ne pouvait non plus
expliquer le rôle international de la bureaucratie. Elle n’a jamais été
un facteur indépendant défendant sa propre propriété, mais a plutôt fonctionné
comme une agente de l’impérialisme, qu’elle aura servi en étouffant
le mouvement de la classe ouvrière.
Cette habileté à
contrôler le mouvement ouvrier est précisément ce qui a atteint un cul-de-sac
dans les années 1980. Le stalinisme avait épuisé son utilité, car la crise
économique mondiale ne lui avait laissé — ainsi
qu’aux autres leaderships bureaucratiques, les bureaucraties
réformistes et ouvrières — aucune marge
de manœuvre pour continuer le genre de politiques nationales réformistes
qui étaient possibles à une période précédente.
L’Etat soviétique
avait un caractère double, comme nous l’avons expliqué. À ce sujet, les
capitalistes d’Etat ne peuvent expliquer la source fondamentale de la Guerre
froide qui a duré plus de quatre décennies. Si l’URSS était capitaliste
d’Etat, pourquoi l’Union soviétique était-elle perçue comme
une menace aux yeux de l’impérialisme mondial ? Ce n’était
évidemment pas un produit de l’imagination. Le monde capitaliste
s’est trouvé en opposition à l’Union soviétique non pas à cause de
la bureaucratie, mais à cause de l’exemple de la Révolution russe. Un
exemple toujours existant, bien qu’existant sous une forme extrêmement
dégénérée. C’est pourquoi la Guerre froide s’est terminée à un
moment bien précis, et c’est pourquoi l’impérialisme célébrait le
rétablissement du capitalisme dans l’Union soviétique, bien que le
triomphalisme ait été de courte durée pour des raisons que nous avons abondamment
analysées et expliquées.
Les capitalistes
d’Etat ne peuvent non plus expliquer la dévastation qu’a soufferte
la classe ouvrière de l’Union soviétique après son effondrement. Le monde
a été témoin d’un déclin du niveau et de la durée de vie sans précédent dans
l’histoire moderne, une régression encore plus importante que durant les
années de la Grande Dépression. Cela a créé, en à peine plus d’une
décennie, une polarisation et une misère sociales tellement grandes que cela a engendré de la nostalgie pour Staline. Cela ne peut être
compris qu’en termes de changement fondamental dans la nature de
l’Etat. Celui-ci reposait précédemment, bien que de manière extrêmement
déformée, sur la classe ouvrière, et était forcé de faire certaines
concessions, alors qu’aujourd’hui il mène l’assaut sur les
conditions sociales et le niveau de vie.
Un dernier point. Les
capitalistes d’Etat soutiennent que Trotsky s’était trompé, car le rétablissement du capitalisme n’a pas
été le résultat d’une violente contre-révolution, comme il en avait prédit la nécessité. Ici encore, ils sont
coupables de
déformation et de fausse représentation. Ils ne se soucient pas d’expliquer comment,
selon leur propre théorie, le capitalisme a été prétendument rétabli en 1928,
en même temps que la présentation du premier plan quinquennal.Ceci est une réelle perversion de la théorie marxiste
de l’Etat, car le supposé transfert de pouvoir d’une classe à une
autre s’est fait entièrement pacifiquement.
Trotsky, qui écrivait
dans les années trente, prévenait du danger de la contre-révolution
capitaliste. Le rétablissement du capitalisme, au moment où il a finalement eu
lieu quelques décennies plus tard, a été relativement « pacifique »
précisément à cause du caractère prolongé de la dégénérescence. Au moment où la
bureaucratie fut balayée de la scène, les gains restants de la Révolution
d’octobre avaient été à ce point minés que les derniers coups ont été
relativement faciles à porter.
Encore une fois,
cependant, si l’on se réfèreà La
Révolution trahie, nous trouvons que même cette variante est anticipée.
Après avoir discuté de la possibilité d’une révolution politique
prolétarienne contre le stalinisme, ou d’une contre-révolution
capitaliste, Trotsky écrit :
« Admettons
cependant que ni un parti révolutionnaire ni un parti contre-révolutionnaire ne
s'emparent du pouvoir. La bureaucratie demeure à la tête de l'Etat. Même sous
ces conditions, l'évolution des relations sociales ne cesse pas. On ne peut
certes pas penser que la bureaucratie abdiquera pacifiquement et volontairement
en faveur de l'égalité socialiste. Si à ce point-ci, malgré les inconvénients
évidents de cette opération, elle a pu rétablir les grades et les décorations,
il faudra inévitablement qu'elle cherche appui par la suite dans des rapports
de propriété. On objectera peut-être que peu importe
au gros fonctionnaire les formes de propriété dont il tire ses revenus. C'est
ignorer l'instabilité des droits du bureaucrate et le problème de sa
descendance. Le culte tout récent de la famille soviétique n'est pas tombé du
ciel. Les privilèges que l'on ne peut léguer à ses enfants perdent la moitié de
leur valeur. Or, le droit de test est inséparable du droit de propriété. Il ne
suffit pas d'être directeur de trust, il faut être actionnaire. La victoire de
la bureaucratie dans ce secteur décisif en ferait une nouvelle classe
possédante. Au contraire, la victoire du prolétariat sur la bureaucratie
marquerait la renaissance de la révolution socialiste. La troisième hypothèse
nous ramène ainsi aux deux premières, par lesquelles nous avions commencé pour
plus de clarté et de simplicité. » [10]
Il devrait être clair
que la question de la nature de la Révolution russe et la nature de
l’Etat soviétique n’est pas un sujet abstrait ou académique, mais
plutôt un sujet qui soulève les questions les plus fondamentales à propos de la
nature de l’époque, des leçons du vingtième siècle et des problèmes
auxquels la classe ouvrière et le mouvement marxiste font face
aujourd’hui. La Révolution n’était pas un accident. Sa
dégénérescence a également des causes matérielles, lesquelles sont liées aux
contradictions fondamentales du système capitaliste qui n’a jamais cessé
d’exercer son influence et sa domination sur l’économie mondiale.
C’était
précisément la contradiction entre le caractère mondial de la production et les
limites de l’Etat-nation qui a trouvé sa maligne expression dans deux
guerres impérialistes, autant que dans la dégénération stalinienne de la
Révolution russe. La tâche consistant à préparer et diriger la classe ouvrière
internationale dans la lutte pour surmonter l’impasse du capitalisme dans
la période impérialiste est posée avec une urgence croissante et doit être
basée sur les fondements du trotskysme et son analyse de l’Union
soviétique et du stalinisme.