Voici la première partie d’une conférence présentée en août 2007 lors de l’université d’été du Parti de l’égalité socialiste à Ann Arbor au Michigan.
Certains diront, quant au sujet que nous abordons aujourd’hui et qui traite de la nature de classe de l’Etat soviétique et de notre position sur cette question, pourquoi y porter attention ? Quelle différence cela fait-il ? L’URSS a cessé d’exister il y a environ seize ans.
Alors que les pragmatistes ne verraient aucun intérêt à cette discussion, les marxistes, pour leur part, voient cette question complètement différemment. Les soixante-quatorze années d’histoire de la Révolution russe représentent une expérience stratégique majeure de la classe ouvrière internationale. Octobre 1917 fut la première révolution socialiste réussie. Peu importe l’attitude de certains envers la révolution, cette dernière doit être étudiée et comprise. Bien que l’Union soviétique n’existe plus aujourd’hui, elle a laissé sa trace.
Il serait impossible d’avoir une compréhension du monde actuel, au 21e siècle, sans considérer l’histoire de l’Union soviétique. Elle a inspiré des centaines de millions, sinon des milliards d’individus à travers le monde, tant dans les pays capitalistes avancés que dans les colonies.
Léon Trotsky, le premier marxiste à avoir théoriquement anticipé la Révolution d’octobre 1917 en Russie, à avoir ensuite dirigé cette révolution et plus tard à être devenu son historien, est aussi l’auteur de l’œuvre classique sur sa trahison. La Révolution trahie a été publiée en 1936, avec une introduction datant d’exactement 71 ans samedi dernier. Cela a coïncidé avec le premier des Procès de Moscou, un nouveau chapitre sanglant des crimes du stalinisme et un événement ayant été entièrement anticipé et expliqué dans ce livre.
L’analyse de l’Union soviétique par Trotsky a été le résultat et l’aboutissement de toute la lutte de l’Opposition de gauche depuis 1923 jusqu’alors. Cette lutte ne prenait pas comme point de départ les conditions soviétiques et n’était pas confinée uniquement à l’Union soviétique. Comme Trotsky l’expliqua, ce fut la chaîne du capitalisme mondial qui brisa à son point le plus faible, mais ce ne fut pas seulement un maillon qui brisa, mais toute la chaîne. Les leaders de la révolution étaient bien au courant des obstacles majeurs auxquels ils devraient faire face, obstacles allant au-delà du défi immédiat, bien qu’il fût énorme, de vaincre les Blancs et les armées impérialistes dans la guerre civile. Dans la foulée de la dégénération stalinienne et du rétablissement du capitalisme dans l’ancienne Union soviétique, il est nécessaire de souligner que la révolution a aussi présenté d’énormes opportunités, inaugurant une période de soulèvements révolutionnaires et créant nombreuses opportunités pour la classe ouvrière de prendre le pouvoir dans d’autres parties plus avancées du monde capitaliste.
Comme David North l’explique dans les tous premiers paragraphes de son introduction de notre édition de 1991 de la Révolution trahie, cette analyse n’aurait pu être faite qu’en utilisant l’arme scientifique du matérialisme dialectique, et cette analyse est en soi une expression et un développement de cette méthode du marxisme. En luttant pour défendre la Révolution russe de l’impérialisme et des agents politiques et idéologiques de l’impérialisme à l’intérieur de l’Union soviétique et de l’Internationale communiste, Trotsky a été capable de découvrir et démontrer les contradictions essentielles de la révolution et de l’Etat ouvrier, pour l’analyser scientifiquement, en d’autres mots, comme un organisme vivant. Cela est élaboré puissamment dans le chapitre de ce livre intitulé « Le socialisme et l’Etat ».
La dualité de l’Etat ouvrier est expliquée tant par sa signification générale et universelle que concrètement en lien avec l’URSS. Ce n’est pas le problème de leadership et de politique qui a donné à l’Etat ouvrier sa dualité, mais le simple fait de son existence. Tout Etat ouvrier (ou Etat socialiste, terme qu’utilisait ici Trotsky de manière plus souple), même aux Etats-Unis, aurait ce double caractère : une production socialisée combinée à des normes de distribution bourgeoises.
Avant que nous puissions comprendre le stalinisme et comment ce système a détruit la révolution, il est nécessaire de comprendre son existence comme la domination de la bureaucratie soviétique privilégiée. Et avant que nous puissions comprendre la bureaucratie soviétique, nous devons saisir le sens du bureaucratisme d’un point de vue scientifique et marxiste. Trotsky a clairement expliqué les fondements théoriques d’une telle analyse.
« La dictature du prolétariat est un pont entre les sociétés bourgeoise et socialiste », écrit-il. « Son essence même lui confère donc un caractère temporaire. L'Etat qui réalise la dictature a pour tâche dérivée, mais tout à fait primordiale, de préparer sa propre abolition. Le degré d'exécution de cette tâche "dérivée" vérifie en un certain sens avec quel succès s'accomplit l'idée maîtresse : la construction d'une société sans classes et sans contradictions matérielles. Le bureaucratisme et l'harmonie sociale sont en proportion inverse l'un de l'autre. »
« Mais la socialisation des moyens de production ne supprime pas automatiquement "la lutte pour l'existence individuelle" », poursuit Trotsky. « L'Etat socialiste, même en Amérique, sur les bases du capitalisme le plus avancé, ne pourrait pas donner à chacun tout ce qu'il lui faut et serait par conséquent obligé d'inciter tout le monde à produire le plus possible. La fonction d'excitateur lui revient naturellement dans ces conditions et il ne peut pas ne pas recourir, en les modifiant et en les adoucissant, aux méthodes de rétribution du travail élaborées par le capitalisme. En ce sens précis, Marx écrivait en 1875 que "le droit bourgeois... est inévitable dans la première phase de la société communiste sous la forme qu'il revêt en naissant de la société capitaliste après de longues douleurs d'enfantement". »
« Lénine, commentant ces lignes remarquables, ajoute : "Le droit bourgeois en matière de répartition des articles de consommation suppose naturellement l'Etat bourgeois, car le droit n'est rien sans un appareil de contrainte imposant ses normes. Il apparaît que le droit bourgeois subsiste pendant un certain temps au sein du communisme, et même que subsiste l'Etat bourgeois sans bourgeoisie !" »
Et Trotsky conclut, « L'Etat (ouvrier) qui se donne pour tâche la transformation socialiste de la société, étant obligé de défendre par la contrainte l'inégalité, c'est-à-dire les privilèges de la minorité, demeure dans une certaine mesure un Etat "bourgeois", bien que sans bourgeoisie. Ces mots n'impliquent ni louange ni blâme ; ils appellent seulement les choses par leur nom. »
Ces paroles profondes expliquent les racines matérielles objectives du bureaucratisme et démontrent que l’Etat ouvrier, sous un leadership révolutionnaire, doit lutter, à l’aide des politiques les plus prévoyantes, afin de limiter le bureaucratisme, et non pas prétendre qu’il puisse être oublié ou ignoré. Cela signifie que le parti, et la classe ouvrière même, doivent contrôler la bureaucratie et non l’inverse. C’est-à-dire, par-dessus tout, que l’Etat ouvrier doit joindre la classe ouvrière internationale et recevoir son aide sous la forme d’une extension de la révolution socialiste. Comme Trotsky l’explique :
« Les tendances bureaucratiques qui étouffent le mouvement ouvrier devront aussi se manifester partout après la révolution prolétarienne. Mais il est tout à fait évident que plus est pauvre la société née de la révolution et plus cette "loi" doit se manifester sévèrement, sans détour ; et plus le bureaucratisme doit revêtir des formes brutales; et plus il peut devenir dangereux pour le développement du socialisme. »
Trotsky examine avec attention la transformation de la quantité en qualité, du bureaucratisme en une caste bureaucratique étrangère au socialisme. La lutte entière dirigée par l’Opposition de gauche contre la bureaucratie conservatrice démontre comment, en des circonstances concrètes, le bureaucratisme, qui est inévitable, est devenu le pouvoir bureaucratique, qui lui, ne l’est pas. Le bureaucratisme n’a pas été contrôlé ou minimisé par un développement économique harmonieux. Au contraire, il s’est développé de manière parasitique et a finalement étranglé le parti bolchevique, usurpant le pouvoir politique à la classe ouvrière, détruisant la démocratie ouvrière, trahissant les luttes de la classe ouvrière internationale et finalement, menant une campagne meurtrière de masse contre les ouvriers et l’intelligentsia révolutionnaires.
La lutte contre le stalinisme
Cela n’était pas un processus inévitable. Il y avait évidemment une alternative au stalinisme. Une lutte continuelle était dirigée contre le stalinisme, même quand les chances étaient minces, même après d’importantes défaites, une victoire révolutionnaire aurait pu, en de nombreuses occasions, renverser la dégénérescence de l’Union soviétique et remettre à nouveau l’URSS sur la voie du socialisme, et non sur la voie qui l’en éloignait.
Lénine qualifia l’Etat soviétique d’Etat ouvrier avec déformations bureaucratiques et personne ne s’opposa à cette définition. En pleine maladie, Lénine entreprit une lutte contre le bureaucratisme. Il voyait la croissance de cette dernière, particulièrement sous Staline, comme un danger de plus en plus grave pour la révolution. La lutte contre le bureaucratisme s’unifia contre ce que Trotsky appela la bureaucratie centriste, une couche dirigeante qui s’était ralliée derrière la faction de Staline, mais qui balançait encore de gauche à droite, entre la classe ouvrière d’une part, et le koulak et le nepman de l’autre.
Cette lutte politique était intransigeante et nécessitait donc des ruptures politiques avec Zinoviev, Kamenev, Radek et d’autres, mais cela demeurait tout de même une lutte pour la réforme du Parti soviétique et du Komintern. Ce n’est que plus tard, après la défaite de la classe ouvrière allemande et internationale avec la victoire nazie en Allemagne, et après que les staliniens eurent défendu leur propre rôle criminel, que Trotsky conclut que la bureaucratie était devenue une force consciemment contre-révolutionnaire. Cela n’est qu’un bref résumé des différentes étapes de la lutte de forces en présence : la tendance révolutionnaire marxiste, défendant la cause de la classe ouvrière internationale et de la révolution mondiale, contre les couches privilégiées qui se consolidèrent de plus en plus au sein d’une caste parasitaire et contre-révolutionnaire qui détruisit le Parti bolchevique pour en faire le défenseur de ses propres intérêts.
On doit cependant insister, comme l’a fait Trotsky durant toute cette période, que l’Etat ouvrier n’avait toujours pas été détruit. Cela mérite d’être répété et étudié, car c’est précisément la distinction cruciale entre le parti et l’Etat que de nombreux détracteurs et déserteurs du mouvement trotskyste n’ont pas su comprendre. A partir de 1933, le stalinisme était devenu contre-révolutionnaire, et non pas que « centriste ». Mais même alors, Trotsky insista que l’Union soviétique demeurait un Etat ouvrier, bien que profondément affaibli et dégénéré. Le caractère contre-révolutionnaire de la bureaucratie s’exprimait précisément dans le fait qu’elle était le fossoyeur de la révolution et de l’Etat ouvrier, et non pas qu’elle les avait déjà enterrés.
Tout comme un gouvernement révolutionnaire n’entraîne pas du jour au lendemain l’établissement du socialisme, la réaction thermidorienne, même la perte du pouvoir par la classe ouvrière aux mains d’une bureaucratie parasitaire, n’entraîne pas instantanément ou automatiquement la destruction des conquêtes historiques de la révolution. Comme Trotsky l’expliqua, ces dernières étaient en grave danger. De plus, loin de faire preuve de complaisance au sujet de la supposée permanence de ces conquêtes, l’Opposition de gauche mit en garde que l’Etat ouvrier allait inévitablement être détruit à moins que ne soit renversée la bureaucratie par une nouvelle révolution, cette fois politique.
L’existence à long terme d’un Etat ouvrier dégénéré ne signifiait pas que ce statu quo allait éventuellement mener au socialisme, bien au contraire. C’est une précision fondamentale que seule la Quatrième Internationale fut en mesure de saisir. Le CIQI fut fondé pour défendre cette conquête théorique cruciale et c’est pourquoi seul le CIQI peut expliquer le sort de l’Union soviétique.
Presque dès le tout début, l’Opposition de gauche fut forcée de mener une lutte politique et théorique contre ceux qui, y compris dans l’Opposition elle-même, annoncèrent prématurément la mort de la révolution et de l’Etat ouvrier. Trotsky consacra La nature de classe de l’Etat soviétique, de 1933, et L’Etat ouvrier, thermidor et bonapartisme, environ 18 mois plus tard, à cette lutte. Il fait référence à d’héroïques personnages révolutionnaires, tels que le vieux bolchevique V. M. Smirnov, et de nombreux autres beaucoup moins héroïques, comme l’ex-communiste Boris Souvarine, qui affirmèrent que la révolution avait été complètement détruite.
Tout d’abord, comme il l’expliqua plus en détail dans la lutte contre James Burnham et Max Shachtman (les dirigeants d’une opposition petite-bourgeoise dans le Socialist Workers Party américain qui devinrent les principaux représentants de ceux qui avaient renoncé à la défense de l’Union soviétique), il est non scientifique d’affirmer simplement que « la dictature du prolétariat est éliminée par la dictature sur le prolétariat ».
Pour un formaliste, celui dont les définitions sociologiques ne vont pas au-delà de A = A, il apparait évident que l’un exclu l’autre. Mais comme l’a écrit Trotsky en 1933, « Ce raisonnement séduisant n'est pas basé sur une analyse matérialiste du processus, tel qu'il se développe dans la réalité, mais sur des schémas purement idéalistes, sur des normes kantiennes. »
Sans minimiser pour un instant les crimes de la bureaucratie stalinienne, Trotsky insiste aussi que « Les considérations sur "la dictature de la bureaucratie sur le prolétariat", sans analyse plus profonde, c'est-à-dire sans définition de racines sociales et des limites de classe du commandement bureaucratique, se réduisent tout simplement à des phrases démocratiques clinquantes, très prisées des mencheviks. »
La bureaucratie n’est pas une classe
Conséquemment, Trotsky rejeta l’argument que l’URSS représentait une variété du « capitalisme d’Etat » ou un nouveau type de classe dirigeante. « La classe, pour un marxiste, représente une notion exceptionnellement importante et d'ailleurs scientifiquement définie. La classe se détermine non pas seulement par la participation dans la distribution du revenu national, mais aussi par un rôle indépendant dans la structure générale de l'économie, par des racines indépendantes dans les fondements économiques de la société… De tous ces traits sociaux, la bureaucratie est dépourvue. Elle n'a pas de place indépendante dans le processus de production et de répartition. Elle n'a pas de racines indépendantes de propriété. Ses fonctions se rapportent, dans leur essence, à la technique politique de la domination de classe. » (souligné dans le texte original)
« Les privilèges de la bureaucratie en eux-mêmes ne changent pas encore les bases de la société soviétique, car la bureaucratie puise ses privilèges, non de certains rapports particuliers de propriété, propres à elle, en tant que "classe", mais des rapports mêmes de possession qui furent créés par la révolution d'Octobre… Quand la bureaucratie, pour parler simplement, vole le peuple, nous avons affaire non pas à une exploitation de classe, au sens scientifique du mot, mais à un parasitisme social, fût-ce sur une très grande échelle. [La bureaucratie est] une excroissance du prolétariat. Une tumeur peut atteindre des dimensions énormes et même étouffer l'organisme vivant, mais la tumeur ne peut jamais se changer en un organisme indépendant. »
En d’autres mots, c’est une caste, pas une classe dirigeante. Toute l’expérience avec le bureaucratisme dans le mouvement ouvrier démontre ce que la bureaucratie soviétique partage de façon commune avec ses prédécesseurs réformistes et aussi ce qui est unique quant à son rôle. C’est le premier phénomène de ce genre, pas simplement un appareil de syndicat ou de parti, mais une bureaucratie exerçant un contrôle énorme par tout l’appareil d’Etat. Au même moment, ce n’est pas un phénomène sans précédent historique ou un phénomène qui nous force à rejeter tout ce qui a été appris à travers les expériences passées.
En 1935, Trotsky conclut qu’il avait commis une faute en ne reconnaissant pas plus tôt que le thermidor soviétique, analogue au coup contre-révolutionnaire qui a pris place en 1794 avec la chute de Robespierre dans la Révolution française, avait déjà pris place en URSS, mais plus graduellement, à partir de 1924. Dans son livre, L’Etat ouvrier, thermidor et bonapartisme, Trotsky a mis l’accent sur les différences cruciales entre l’Etat bourgeois et l’Etat ouvrier :
« Après une profonde révolution démocratique, qui a libéré le paysan du servage et lui a donné la terre, la contre-révolution féodale est en général impossible… Les rapports bourgeois, une fois libérés des entraves féodales, se développent automatiquement. Aucune force extérieure ne peut plus les arrêter : ils doivent eux-mêmes creuser leur fosse, après avoir créé leur fossoyeur. » Conséquemment, la réaction thermidorienne en France a éliminé l’aile la plus extrême de la révolution bourgeoise, mais n’avait aucunement l’intention ou l’habileté de renverser les principales conquêtes de la révolution. Même la restauration de la monarchie, même si elle peut s’entourer des fantômes médiévaux, pour reprendre les mots de Trotsky, serait impuissante à rétablir le féodalisme.
« Il en est de toute autre façon avec le développement des rapports socialistes », écrit Trotsky. « Tandis qu'après la révolution l'Etat bourgeois se borne à un rôle de police, laissant le marché à ses propres lois, l'Etat ouvrier joue directement le rôle de patron et d'organisateur… A la différence du capitalisme, le socialisme ne s'édifie pas automatiquement, mais consciemment. La marche vers le socialisme est inséparable du pouvoir étatique qui veut le socialisme ou est contraint de le vouloir. Le socialisme ne peut prendre un caractère inébranlable qu'à un stade très élevé de son développement, quand les forces productives dépasseront de loin les forces capitalistes… »
Conséquemment, le thermidor soviétique eut une signification historique fort différente de celle de la Révolution française. Le thermidor en 1794 ne menaçait pas la révolution bourgeoise. Le thermidor qui a commencé en 1924 menaçait la révolution socialiste. Même si cela n’éliminait pas automatiquement la possibilité de construire le socialisme, cela le mettait gravement en danger et le remettait en question. La bureaucratie dirigeante était de plus en plus hostile aux relations de production sur lesquelles elle reposait.
Cela est crucial à la compréhension de la lutte pour le socialisme lui-même. Voilà pourquoi un parti révolutionnaire est essentiel pour la prise du pouvoir ainsi que pour la construction du socialisme. Trotsky réfute, plusieurs décennies à l’avance, ces apologistes superficiels du capitalisme qui proclament que la fin de l’URSS prouve qu’il n’y avait pas d’alternative au capitalisme et au marché. Les marxistes sont très conscients que la supériorité du socialisme sur le capitalisme ne s’affirme pas de la même manière semi-spontanée avec laquelle le capitalisme a supplanté le féodalisme.
Le cœur de La Révolution trahie est dédié à un examen minutieux, sur la base de faits et de statistiques, du thermidor soviétique. Trotsky explique, comme il le dit, « pourquoi Staline a triomphé. » Ce n’est pas parce que la faction stalinienne savait où elle allait, pas parce qu’elle était plus prévoyante. Bien au contraire. Mais le résultat fut déterminé par la lutte vivante de forces de classes opposées.
Il serait trompeur de procéder de façon rationaliste et de ne voir en politique « qu’un débat logique ou une partie d’échecs. Or la lutte politique est au fond celle des intérêts et des forces, non des arguments », écrit Trotsky. « Les qualités des dirigeants n'y sont nullement indifférentes à l'issue des combats », mais les idées justes, bien que nécessaires, ne sont pas en elles-mêmes suffisantes. Il existe des classes ou des groupes dirigeants qui exigent à une certaine période des chefs dont l’ignorance et l’aveuglement sont remarquables [l’ancienne administration Bush des Etats-Unis en est un exemple parfait].
La faction de Staline était aveugle devant de nombreuses choses, mais elle était aussi grandement renforcée par l’isolement de l’Etat soviétique. Ce furent les pressions de l’impérialisme qui renforcèrent la bureaucratie, qui développèrent de plus en plus sa confiance et qui lui permirent de balayer du revers de la main les soi-disant « rêves » de révolution mondiale de l’Opposition. L’Armée rouge fut démobilisée, la fleur de la classe ouvrière révolutionnaire fut tuée dans la guerre civile ou absorbée dans l’administration nécessaire du parti et de l’Etat et la Nouvelle Politique économique fit inévitablement apparaître de nouvelles couches petite-bourgeoises.
Mais par-dessus tout, la situation internationale commença à favoriser la bureaucratie. Comme l’a écrit Trotsky : « La bureaucratie soviétique gagnait en assurance au fur et à mesure que la classe ouvrière internationale subissait de plus lourdes défaites. Entre ces deux faits, la relation n'est pas seulement chronologique, elle est causale et réciproque : la direction bureaucratique du mouvement contribuait aux défaites ; les défaites [en Bulgarie, Allemagne, Estonie, Grande-Bretagne, Pologne, Chine, et encore en Allemagne] affermissaient la bureaucratie. »
La bureaucratie devint un agent de l’impérialisme, car sa perspective pragmatique, mais néanmoins impitoyable, correspondait aux besoins de l’impérialisme mondial. L’impérialisme n’était pas encore en mesure de détruire la révolution, mais ô combien disposé à la transformer en perversion du socialisme.
La montée de la bureaucratie s’exprima dans la doctrine du socialisme dans un seul pays, dans les cruelles attaques contre le trotskysme et la théorie de la révolution permanente ainsi que dans la falsification de l’histoire du Parti bolchevique.
Trotsky insista pour que l’on fournisse une définition concrète de l’URSS, ce qui impliquait nécessairement une définition complexe. Même l’expression « Etat ouvrier dégénéré », bien que certainement juste et correctement différenciée de « capitalisme d’Etat » et de « collectivisme bureaucratique », n’épuisait pas la question. Nous verrons plus loin comment émergea un nouveau courant qui rejetait le marxisme tout en maintenant officiellement son allégeance à la définition de Trotsky mais en lui attribuant un contenu totalement différent. « Qualifier de transitoire ou d'intermédiaire le régime soviétique », écrit Trotsky dans La Révolution trahie, « c'est écarter les catégories sociales achevées comme le capitalisme (y compris le "capitalisme d'Etat") et le socialisme. Mais cette définition est en elle-même tout à fait insuffisante et risque de suggérer l'idée fausse que la seule transition possible pour le régime soviétique actuel mène au socialisme. Un recul vers le capitalisme reste cependant parfaitement possible. »
Et il décrit ensuite aussi concrètement que possible dans les conditions actuelles la nature de cette société :
« L'U.R.S.S. est une société contradictoire, intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme, dans laquelle : a) les forces productives sont encore trop insuffisantes pour donner à la propriété d'Etat un caractère socialiste ; b) le penchant à l'accumulation primitive, né du besoin, se manifeste à travers tous les pores de l'économie planifiée ; c) les normes de répartition, de nature bourgeoise, sont à la base de la différenciation sociale ; d) le développement économique, tout en améliorant lentement la condition des travailleurs, contribue à former rapidement une couche de privilégiés ; e) la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste incontrôlée, étrangère au socialisme ; f) la révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs ; g) l'évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme ; h) la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance des ouvriers ; i) les ouvriers marchant vers le socialisme devront renverser la bureaucratie. La question sera tranchée en définitive par la lutte de deux forces vives sur les terrains national et international. »
Certainement, cette définition en neuf parties explique davantage que toute autre formulation le parcours de la révolution et la nature de l’Etat, mais pour le mouvement trotskyste il ne peut être question de se limiter à la répétition d’une définition apprise par cœur. Des décennies plus tard, le régime stalinien ayant duré beaucoup plus longtemps que Trotsky ne l’avait imaginé et sa corruption s’étant aggravée, il fut nécessaire, bien que demeurant fondamentalement en accord avec cette définition et avec la méthode qui la sous-tend, de prendre en considération l’énorme déclin dans « la conscience des masses travailleuses », en URSS comme ailleurs, ainsi que la croissance de l’inégalité et l’intensité de la crise économique de l’Etat stalinien autarcique.
L’accumulation des contradictions avait atteint un point où les forces luttant pour l’option socialiste faisaient face à des difficultés de plus en plus grandes et où le sort de la Révolution d’octobre dépendait plus que jamais d’une reprise des développements révolutionnaires en occident. Sans aucun doute, l’URSS s’éloigna encore davantage de la construction du socialisme dans la période d’après-guerre, soit tout le contraire, comme nous le verrons, de ce qu’allaient affirmer les pablistes.
A suivre
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