Voici la première partie d’une conférence
présentée en août 2007 lors de l’université d’été du Parti de
l’égalité socialiste à Ann Arbor au Michigan.
Certains diront, quant au sujet que nous abordons
aujourd’hui et qui traite de la nature de classe de l’Etat
soviétique et de notre position sur cette question, pourquoi y porter
attention ? Quelle différence cela fait-il ? L’URSS a cessé
d’exister il y a environ seize ans.
Alors que les pragmatistes ne verraient aucun intérêt
à cette discussion, les marxistes, pour leur part, voient cette question
complètement différemment. Les soixante-quatorze années d’histoire de la
Révolution russe représentent une expérience stratégique majeure de la classe
ouvrière internationale. Octobre 1917 fut la première révolution socialiste
réussie. Peu importe l’attitude de certains envers la révolution, cette
dernière doit être étudiée et comprise. Bien que l’Union soviétique
n’existe plus aujourd’hui, elle a laissé sa trace.
Il serait impossible d’avoir une compréhension du
monde actuel, au 21e siècle, sans considérer l’histoire de l’Union
soviétique. Elle a inspiré des centaines de millions, sinon des milliards
d’individus à travers le monde, tant dans les pays capitalistes avancés
que dans les colonies.
Léon Trotsky, le premier marxiste à avoir
théoriquement anticipé la Révolution d’octobre 1917 en Russie, à avoir
ensuite dirigé cette révolution et plus tard à être devenu son historien, est
aussi l’auteur de l’œuvre classique sur sa trahison. La
Révolution trahie a été publiée en 1936, avec une introduction datant
d’exactement 71 ans samedi dernier. Cela a coïncidé avec le premier des
Procès de Moscou, un nouveau chapitre sanglant des crimes du stalinisme et un
événement ayant été entièrement anticipé et expliqué dans ce livre.
L’analyse de l’Union soviétique par
Trotsky a été le résultat et l’aboutissement de toute la lutte de
l’Opposition de gauche depuis 1923 jusqu’alors. Cette lutte ne
prenait pas comme point de départ les conditions soviétiques et n’était
pas confinée uniquement à l’Union soviétique. Comme Trotsky
l’expliqua, ce fut la chaîne du capitalisme mondial qui brisa à son point
le plus faible, mais ce ne fut pas seulement un maillon qui brisa, mais toute
la chaîne.Les leaders de la révolution étaient
bien au courant des obstacles majeurs auxquels ils devraient faire face,
obstacles allant au-delà du défi immédiat, bien qu’il fût énorme, de
vaincre les Blancs et les armées impérialistes dans la guerre civile. Dans la
foulée de la dégénération stalinienne et du rétablissement du capitalisme dans
l’ancienne Union soviétique, il est nécessaire de souligner que la
révolution a aussi présenté d’énormes opportunités, inaugurant une
période de soulèvements révolutionnaires et créant nombreuses opportunités pour
la classe ouvrière de prendre le pouvoir dans d’autres parties plus
avancées du monde capitaliste.
Comme David North l’explique dans les tous
premiers paragraphes de son introduction de notre édition de 1991 de la Révolution
trahie, cette analyse n’aurait pu être faite qu’en utilisant
l’arme scientifique du matérialisme dialectique, et cette analyse est en
soi une expression et un développement de cette méthode du marxisme. En luttant
pour défendre la Révolution russe de l’impérialisme et des agents
politiques et idéologiques de l’impérialisme à l’intérieur de
l’Union soviétique et de l’Internationale communiste, Trotsky a été
capable de découvrir et démontrer les contradictions essentielles de la
révolution et de l’Etat ouvrier, pour l’analyser scientifiquement,
en d’autres mots, comme un organisme vivant. Cela est élaboré puissamment
dans le chapitre de ce livre intitulé « Le socialisme et
l’Etat ».
La dualité de l’Etat ouvrier est expliquée tant
par sa signification générale et universelle que concrètement en lien avec
l’URSS. Ce n’est pas le problème de leadership et de politique qui
a donné à l’Etat ouvrier sa dualité, mais le simple fait de son
existence. Tout Etat ouvrier (ou Etat socialiste, terme
qu’utilisait ici Trotsky de manière plus souple), même aux Etats-Unis,
aurait ce double caractère : une production socialisée combinée à des
normes de distribution bourgeoises.
Avant que nous puissions comprendre le stalinisme et
comment ce système a détruit la révolution, il est nécessaire de comprendre son
existence comme la domination de la bureaucratie soviétique privilégiée. Et
avant que nous puissions comprendre la bureaucratie soviétique, nous devons
saisir le sens du bureaucratisme d’un point de vue scientifique et
marxiste. Trotsky a clairement expliqué les fondements théoriques d’une
telle analyse.
« La dictature du prolétariat est un
pont entre les sociétés bourgeoise et socialiste », écrit-il. « Son
essence même lui confère donc un caractère temporaire. L'Etat qui réalise la
dictature a pour tâche dérivée, mais tout à fait primordiale, de préparer sa
propre abolition. Le degré d'exécution de cette tâche "dérivée"
vérifie en un certain sens avec quel succès s'accomplit l'idée maîtresse : la construction d'une société sans classes et sans
contradictions matérielles. Le bureaucratisme et l'harmonie sociale sont en
proportion inverse l'un de l'autre. »
« Mais la socialisation des moyens de production ne
supprime pas automatiquement "la lutte pour l'existence individuelle" », poursuit Trotsky. « L'Etat socialiste, même en Amérique, sur les bases du
capitalisme le plus avancé, ne pourrait pas donner à chacun tout ce qu'il lui
faut et serait par conséquent obligé d'inciter tout le monde à produire le plus
possible. La fonction d'excitateur lui revient naturellement dans ces
conditions et il ne peut pas ne pas recourir, en les modifiant et en les
adoucissant, aux méthodes de rétribution du travail élaborées par le
capitalisme. En ce sens précis, Marx écrivait en 1875 que "le droit bourgeois...
est inévitable dans la première phase de la société communiste sous la forme
qu'il revêt en naissant de la société capitaliste après de longues douleurs d'enfantement". »
« Lénine, commentant ces lignes
remarquables, ajoute : "Le droit bourgeois en matière de répartition
des articles de consommation suppose naturellement l'Etat bourgeois, car le
droit n'est rien sans un appareil de contrainte imposant ses normes. Il
apparaît que le droit bourgeois subsiste pendant un certain temps au sein du
communisme, et même que subsiste l'Etat bourgeois sans
bourgeoisie !" »
Et Trotsky conclut, « L'Etat (ouvrier) qui se donne
pour tâche la transformation socialiste de la société, étant obligé de défendre
par la contrainte l'inégalité, c'est-à-dire les privilèges de la minorité,
demeure dans une certaine mesure un Etat "bourgeois", bien que sans
bourgeoisie. Ces mots n'impliquent ni louange ni blâme ; ils
appellent seulement les choses par leur nom. »
Ces paroles profondes expliquent les racines matérielles
objectives du bureaucratisme et démontrent que l’Etat ouvrier, sous un
leadership révolutionnaire, doit lutter, à l’aide des politiques les plus
prévoyantes, afin de limiter le bureaucratisme, et non pas prétendre
qu’il puisse être oublié ou ignoré. Cela signifie que le parti, et la
classe ouvrière même, doivent contrôler la bureaucratie et non l’inverse.
C’est-à-dire, par-dessus tout, que l’Etat ouvrier doit joindre la
classe ouvrière internationale et recevoir son aide sous la forme d’une
extension de la révolution socialiste. Comme Trotsky l’explique :
« Les tendances bureaucratiques qui étouffent le mouvement
ouvrier devront aussi se manifester partout après la révolution prolétarienne.
Mais il est tout à fait évident que plus est pauvre la société née de la
révolution et plus cette "loi" doit se manifester sévèrement, sans détour ; et plus le bureaucratisme doit revêtir des formes
brutales; et plus il peut devenir dangereux pour le développement du
socialisme. »
Trotsky examine avec attention la transformation de la
quantité en qualité, du bureaucratisme en une caste bureaucratique étrangère au
socialisme. La lutte entière dirigée par l’Opposition de gauche contre la
bureaucratie conservatrice démontre comment, en des circonstances concrètes, le
bureaucratisme, qui est inévitable, est devenu le pouvoir bureaucratique, qui
lui, ne l’est pas. Le bureaucratisme n’a pas été contrôlé ou
minimisé par un développement économique harmonieux. Au contraire, il
s’est développé de manière parasitique et a finalement étranglé le parti
bolchevique, usurpant le pouvoir politique à la classe ouvrière, détruisant la
démocratie ouvrière, trahissant les luttes de la classe ouvrière internationale
et finalement, menant une campagne meurtrière de masse contre les ouvriers et
l’intelligentsia révolutionnaires.
La lutte contre le stalinisme
Cela
n’était pas un processus inévitable. Il y avait évidemment une
alternative au stalinisme. Une lutte continuelle était dirigée contre le
stalinisme, même quand les chances étaient minces, même après
d’importantes défaites, une victoire révolutionnaire aurait pu, en de
nombreuses occasions, renverser la dégénérescence de l’Union soviétique
et remettre à nouveau l’URSS sur la voie du socialisme, et non sur la voie
qui l’en éloignait.
Lénine
qualifia l’Etat soviétique d’Etat ouvrier avec déformations
bureaucratiques et personne ne s’opposa à cette définition. En pleine
maladie, Lénine entreprit une lutte contre le bureaucratisme. Il voyait la
croissance de cette dernière, particulièrement sous Staline, comme un danger de
plus en plus grave pour la révolution. La lutte contre le bureaucratisme
s’unifia contre ce que Trotsky appela la bureaucratie centriste, une
couche dirigeante qui s’était ralliée derrière la faction de Staline,
mais qui balançait encore de gauche à droite, entre la classe ouvrière
d’une part, et le koulak et le nepman de l’autre.
Cette
lutte politique était intransigeante et nécessitait donc des ruptures
politiques avec Zinoviev, Kamenev, Radek et d’autres, mais cela demeurait
tout de même une lutte pour la réforme du Parti soviétique et du Komintern.
Ce n’est que plus tard, après la défaite de la classe ouvrière allemande
et internationale avec la victoire nazie en Allemagne, et après que les
staliniens eurent défendu leur propre rôle criminel, que Trotsky conclut que la
bureaucratie était devenue une force consciemment contre-révolutionnaire. Cela
n’est qu’un bref résumé des différentes étapes de la lutte de
forces en présence : la tendance révolutionnaire marxiste, défendant la
cause de la classe ouvrière internationale et de la révolution mondiale, contre
les couches privilégiées qui se consolidèrent de plus en plus au sein
d’une caste parasitaire et contre-révolutionnaire qui détruisit le Parti
bolchevique pour en faire le défenseur de ses propres intérêts.
On
doit cependant insister, comme l’a fait Trotsky durant toute cette
période, que l’Etat ouvrier n’avait toujours pas été détruit. Cela
mérite d’être répété et étudié, car c’est précisément la
distinction cruciale entre le parti et l’Etat que de nombreux détracteurs
et déserteurs du mouvement trotskyste n’ont pas su comprendre. A partir
de 1933, le stalinisme était devenu contre-révolutionnaire, et non pas que
« centriste ». Mais même alors, Trotsky insista que l’Union
soviétique demeurait un Etat ouvrier, bien que profondément affaibli et
dégénéré. Le caractère contre-révolutionnaire de la bureaucratie
s’exprimait précisément dans le fait qu’elle était le fossoyeur de
la révolution et de l’Etat ouvrier, et non pas qu’elle les avait
déjà enterrés.
Tout
comme un gouvernement révolutionnaire n’entraîne pas du jour au lendemain
l’établissement du socialisme, la réaction thermidorienne, même la perte
du pouvoir par la classe ouvrière aux mains d’une bureaucratie parasitaire,
n’entraîne pas instantanément ou automatiquement la destruction des
conquêtes historiques de la révolution. Comme Trotsky l’expliqua, ces
dernières étaient en grave danger. De plus, loin de faire preuve de
complaisance au sujet de la supposée permanence de ces conquêtes,
l’Opposition de gauche mit en garde que l’Etat ouvrier allait
inévitablement être détruit à moins que ne soit renversée la
bureaucratie par une nouvelle révolution, cette fois politique.
L’existence
à long terme d’un Etat ouvrier dégénéré ne signifiait pas que ce statu
quo allait éventuellement mener au socialisme, bien au contraire. C’est
une précision fondamentale que seule la Quatrième Internationale fut en mesure
de saisir. Le CIQI fut fondé pour défendre cette conquête théorique cruciale et
c’est pourquoi seul le CIQI peut expliquer le sort de l’Union
soviétique.
Presque
dès le tout début, l’Opposition de gauche fut forcée de mener une lutte
politique et théorique contre ceux qui, y compris dans l’Opposition
elle-même, annoncèrent prématurément la mort de la révolution et de
l’Etat ouvrier. Trotsky consacra La nature de classe de l’Etat
soviétique, de 1933, et L’Etat ouvrier, thermidor et bonapartisme,
environ 18 mois plus tard, à cette lutte. Il fait référence à d’héroïques
personnages révolutionnaires, tels que le vieux bolchevique V. M. Smirnov, et
de nombreux autres beaucoup moins héroïques, comme l’ex-communiste Boris
Souvarine, qui affirmèrent que la révolution avait été complètement détruite.
Tout
d’abord, comme il l’expliqua plus en détail dans la lutte contre
James Burnham et Max Shachtman (les dirigeants d’une opposition
petite-bourgeoise dans le Socialist Workers Party américain qui devinrent les
principaux représentants de ceux qui avaient renoncé à la défense de l’Union
soviétique), il est non scientifique d’affirmer simplement que « la
dictature du prolétariat est éliminée par la dictature sur le
prolétariat ».
Pour
un formaliste, celui dont les définitions sociologiques ne vont pas au-delà de
A = A, il apparait évident que l’un exclu l’autre. Mais comme
l’a écrit Trotsky en 1933, « Ce raisonnement séduisant n'est pas basé sur une analyse
matérialiste du processus, tel qu'il se développe dans la réalité, mais sur des
schémas purement idéalistes, sur des normes kantiennes. »
Sans
minimiser pour un instant les crimes de la bureaucratie stalinienne, Trotsky
insiste aussi que « Les
considérations sur "la dictature de la bureaucratie sur le prolétariat", sans analyse plus profonde, c'est-à-dire sans
définition de racines sociales et des limites de classe du commandement
bureaucratique, se réduisent tout simplement à des phrases démocratiques
clinquantes, très prisées des mencheviks. »
La
bureaucratie n’est pas une classe
Conséquemment,
Trotsky rejeta l’argument que l’URSS représentait une variété du
« capitalisme d’Etat » ou un nouveau type de classe dirigeante.
« La classe,
pour un marxiste, représente une notion exceptionnellement importante et
d'ailleurs scientifiquement définie. La classe se détermine non pas seulement
par la participation dans la distribution du revenu national, mais aussi par un
rôle indépendant dans la structure générale de l'économie, par des racines
indépendantes dans les fondements économiques de la société… De tous ces
traits sociaux, la bureaucratie est dépourvue. Elle n'a pas de place
indépendante dans le processus de production et de répartition. Elle n'a pas de
racines indépendantes de propriété. Ses fonctions se rapportent, dans leur
essence, à la technique politique de la domination de classe. »
(souligné dans le texte original)
« Les
privilèges de la bureaucratie en eux-mêmes ne changent pas encore les bases de
la société soviétique, car la bureaucratie puise ses privilèges, non de
certains rapports particuliers de propriété, propres à elle, en tant que
"classe", mais des rapports mêmes de possession qui furent créés par
la révolution d'Octobre… Quand la bureaucratie, pour parler simplement,
vole le peuple, nous avons affaire non pas à uneexploitation de classe, au sens
scientifique du mot, mais à un parasitisme
social, fût-ce sur une très grande échelle. [La bureaucratie
est] une excroissance du prolétariat. Une tumeur peut atteindre des dimensions
énormes et même étouffer l'organisme vivant, mais la tumeur ne peut jamais se
changer en un organisme indépendant. »
En
d’autres mots, c’est une caste, pas une classe dirigeante. Toute
l’expérience avec le bureaucratisme dans le mouvement ouvrier démontre ce
que la bureaucratie soviétique partage de façon commune avec ses
prédécesseurs réformistes et aussi ce qui est unique quant à son rôle.
C’est le premier phénomène de ce genre, pas simplement un appareil de
syndicat ou de parti, mais une bureaucratie exerçant un contrôle énorme par
tout l’appareil d’Etat. Au même moment, ce n’est pas un
phénomène sans précédent historique ou un phénomène qui nous force à rejeter
tout ce qui a été appris à travers les expériences passées.
En
1935, Trotsky conclut qu’il avait commis une faute en ne reconnaissant
pas plus tôt que le thermidor soviétique, analogue au coup
contre-révolutionnaire qui a pris place en 1794 avec la chute de Robespierre
dans la Révolution française, avait déjà pris place en URSS, mais plus
graduellement, à partir de 1924. Dans son livre, L’Etat ouvrier,
thermidor et bonapartisme, Trotsky a mis l’accent sur
les différences cruciales entre l’Etat bourgeois et l’Etat
ouvrier :
« Après
une profonde révolution démocratique, qui a libéré le paysan du servage et lui
a donné la terre, la contre-révolution féodale est en général impossible…
Les rapports bourgeois, une fois libérés des entraves féodales, se développent
automatiquement. Aucune force extérieure ne peut plus les arrêter : ils doivent eux-mêmes creuser leur fosse, après avoir créé leur
fossoyeur. » Conséquemment, la réaction thermidorienne en France a éliminé
l’aile la plus extrême de la révolution bourgeoise, mais n’avait
aucunement l’intention ou l’habileté de renverser les principales
conquêtes de la révolution. Même la restauration de la monarchie, même si elle peut
s’entourer des fantômes médiévaux, pour reprendre les mots de Trotsky,
serait impuissante à rétablir le féodalisme.
« Il
en est de toute autre façon avec le développement des rapports socialistes »,
écrit Trotsky. « Tandis qu'après la révolution l'Etat bourgeois se borne à
un rôle de police, laissant le marché à ses propres lois, l'Etat ouvrier joue
directement le rôle de patron et d'organisateur… A la différence du capitalisme,
le socialisme ne s'édifie pas automatiquement, mais consciemment. La marche
vers le socialisme est inséparable du pouvoir étatique qui veut le socialisme
ou est contraint de le vouloir. Le socialisme ne peut prendre un caractère
inébranlable qu'à un stade très élevé de son développement, quand les forces
productives dépasseront de loin les forces capitalistes… »
Conséquemment,
le thermidor soviétique eut une signification historique fort différente de
celle de la Révolution française. Le thermidor en 1794 ne menaçait pas la
révolution bourgeoise. Le thermidor qui a commencé en 1924 menaçait la
révolution socialiste. Même si cela n’éliminait pas automatiquement la
possibilité de construire le socialisme, cela le mettait gravement en danger et
le remettait en question. La bureaucratie dirigeante était de plus en plus
hostile aux relations de production sur lesquelles elle reposait.
Cela
est crucial à la compréhension de la lutte pour le socialisme lui-même. Voilà
pourquoi un parti révolutionnaire est essentiel pour la prise du pouvoir ainsi
que pour la construction du socialisme. Trotsky réfute, plusieurs décennies à
l’avance, ces apologistes superficiels du capitalisme qui proclament que
la fin de l’URSS prouve qu’il n’y
avait pas d’alternative au capitalisme et au marché. Les marxistes sont
très conscients que la supériorité du socialisme sur le capitalisme ne
s’affirme pas de la même manière semi-spontanée avec laquelle le
capitalisme a supplanté le féodalisme.
Le
cœur de La Révolution trahie est dédié à un examen minutieux, sur
la base de faits et de statistiques, du thermidor soviétique. Trotsky explique,
comme il le dit, « pourquoi Staline a triomphé. » Ce n’est pas
parce que la faction stalinienne savait où elle allait, pas parce qu’elle
était plus prévoyante. Bien au contraire. Mais le résultat fut déterminé par la
lutte vivante de forces de classes opposées.
Il serait trompeur de procéder de façon rationaliste et de ne voir en
politique « qu’un débat logique ou une partie d’échecs. Or la lutte politique est au fond celle des intérêts et
des forces, non des arguments », écrit Trotsky. « Les qualités des
dirigeants n'y sont nullement indifférentes à l'issue des combats », mais
les idées justes, bien que nécessaires, ne sont pas en elles-mêmes suffisantes.
Il existe des classes ou des groupes dirigeants qui exigent à une certaine
période des chefs dont l’ignorance et l’aveuglement sont
remarquables [l’ancienne administration Bush des Etats-Unis en est un
exemple parfait].
La faction de Staline était aveugle devant de nombreuses choses, mais
elle était aussi grandement renforcée par l’isolement de l’Etat
soviétique. Ce furent les pressions de l’impérialisme qui renforcèrent la
bureaucratie, qui développèrent de plus en plus sa confiance et qui lui
permirent de balayer du revers de la main les soi-disant « rêves » de
révolution mondiale de l’Opposition. L’Armée rouge fut démobilisée,
la fleur de la classe ouvrière révolutionnaire fut tuée dans la guerre civile
ou absorbée dans l’administration nécessaire du parti et de l’Etat
et la Nouvelle Politique économique fit inévitablement apparaître de nouvelles
couches petite-bourgeoises.
Mais par-dessus tout, la situation internationale commença à favoriser
la bureaucratie. Comme l’a écrit Trotsky : « La bureaucratie soviétique gagnait en assurance au fur
et à mesure que la classe ouvrière internationale subissait de plus lourdes
défaites. Entre ces deux faits, la relation n'est pas seulement chronologique,
elle est causale et réciproque : la direction bureaucratique du mouvement
contribuait aux défaites ; les défaites [en Bulgarie, Allemagne, Estonie,
Grande-Bretagne, Pologne, Chine, et encore en Allemagne] affermissaient la
bureaucratie. »
La bureaucratie devint un agent de l’impérialisme, car sa
perspective pragmatique, mais néanmoins impitoyable, correspondait aux besoins
de l’impérialisme mondial. L’impérialisme n’était pas encore
en mesure de détruire la révolution, mais ô combien disposé à la transformer en
perversion du socialisme.
La montée de la bureaucratie s’exprima dans la doctrine du
socialisme dans un seul pays, dans les cruelles attaques contre le trotskysme
et la théorie de la révolution permanente ainsi que dans la falsification de
l’histoire du Parti bolchevique.
Trotsky insista pour que l’on fournisse une
définition concrète de l’URSS, ce qui impliquait nécessairement une
définition complexe. Même l’expression « Etat ouvrier
dégénéré », bien que certainement juste et correctement différenciée de
« capitalisme d’Etat » et de « collectivisme
bureaucratique », n’épuisait pas la question. Nous verrons plus loin
comment émergea un nouveau courant qui rejetait le marxisme tout en maintenant
officiellement son allégeance à la définition de Trotsky mais en lui attribuant
un contenu totalement différent. « Qualifier
de transitoire ou d'intermédiaire le régime soviétique », écrit Trotsky
dans La Révolution trahie, « c'est écarter les catégories sociales
achevées comme le capitalisme (y compris le "capitalisme d'Etat") et
le socialisme. Mais cette définition est en elle-même tout à fait insuffisante
et risque de suggérer l'idée fausse que la seule transition possible pour le
régime soviétique actuel mène au socialisme. Un recul vers le capitalisme reste
cependant parfaitement possible. »
Et il décrit ensuite aussi concrètement que possible dans les conditions
actuelles la nature de cette société :
« L'U.R.S.S. est une
société contradictoire, intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme,
dans laquelle : a) les forces productives sont encore trop insuffisantes
pour donner à la propriété d'Etat un caractère socialiste ; b) le penchant
à l'accumulation primitive, né du besoin, se manifeste à travers tous les pores
de l'économie planifiée ; c) les normes de répartition, de nature
bourgeoise, sont à la base de la différenciation sociale ; d) le
développement économique, tout en améliorant lentement la condition des
travailleurs, contribue à former rapidement une couche de privilégiés ; e)
la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste
incontrôlée, étrangère au socialisme ; f) la révolution sociale, trahie
par le parti gouvernant, vit encore dans les rapports de propriété et dans la
conscience des travailleurs ; g) l'évolution des contradictions accumulées
peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme ; h)
la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance
des ouvriers ; i) les ouvriers marchant vers le socialisme devront
renverser la bureaucratie. La question sera tranchée en définitive par la lutte
de deux forces vives sur les terrains national et international. »
Certainement, cette définition en neuf parties explique davantage que
toute autre formulation le parcours de la révolution et la nature de
l’Etat, mais pour le mouvement trotskyste il ne peut être question de se
limiter à la répétition d’une définition apprise par cœur. Des
décennies plus tard, le régime stalinien ayant duré beaucoup plus longtemps que
Trotsky ne l’avait imaginé et sa corruption s’étant aggravée, il
fut nécessaire, bien que demeurant fondamentalement en accord avec cette
définition et avec la méthode qui la sous-tend, de prendre en considération
l’énorme déclin dans « la conscience des masses
travailleuses », en URSS comme ailleurs, ainsi que la croissance de
l’inégalité et l’intensité de la crise économique de l’Etat
stalinien autarcique.
L’accumulation des contradictions avait atteint un point où les
forces luttant pour l’option socialiste faisaient face à des difficultés
de plus en plus grandes et où le sort de la Révolution d’octobre
dépendait plus que jamais d’une reprise des développements
révolutionnaires en occident. Sans aucun doute, l’URSS s’éloigna
encore davantage de la construction du socialisme dans la période
d’après-guerre, soit tout le contraire, comme nous le verrons, de ce
qu’allaient affirmer les pablistes.