Nick Beams qui est secrétaire national du
Socialist Equality Party (Australie) et membre du Comité Editorial
International du WSWS a donné deux conférences consacrées au « socialisme
dans un seul pays » et à certains des conflits cruciaux concernant la
politique économique en Union Soviétique au cours des années 1920 à l’université
d’été du Socialist Equality Party (USA) à Ann Arbor, Michigan, en août 2007.
L'une des finalités de ces conférences était de répondre aux distorsions mises
en avant par l'universitaire anglais Geoffrey Swain dans son livre Trotsky publié en 2006.
Des développements complémentaires sur ce point peuvent être trouvés dans Leon
Trotsky & the Post-Soviet School of Historical Falsification de
David North (en anglais).
Finalement l’Opposition fut défaite et
Trotsky exilé. Les racines de la défaite résident, en dernière analyse, dans
les coups supplémentaires portés à la révolution internationale, désormais
préparés par les politiques de l’appareil stalinien lui-même, qui amenèrent les
masses à rester dans l'expectative. Alors que les factions dirigeantes
n’avaient besoin que de la passivité des masses, l’opposition avait besoin de
leur mobilisation et de leur implication active et cela n’était pas ce qui
s’annonçait sous l’effet de nouvelles défaites, en particulier celle de la
Révolution chinoise de 1926-27.
Trotsky
Tandis que Trotsky occupait une position
prééminente au sein de l’Opposition, Evgeny Preobrazhensky jouait un rôle
important dans la sphère de la politique économique. Preobrazhensky devait par
la suite capituler devant le régime de Staline. Mais ses analyses, et les
conceptions théoriques qu’elles renferment, qui conduisirent finalement à son
abjuration, contiennent des questions importantes qui n’ont rien perdu de leur
pertinence.
Preobrazhensky est né le 15 février 1886 à
Bolkhov, une petite ville de Russie centrale établie au XIIIe
siècle, et il fut exécuté lors de la purge menée par Staline en 1937. Fils d’un
prêtre orthodoxe, Preobrazhensky soutint plus tard que son radicalisme de
jeunesse se développa en opposition à « toutes les formes de
charlatanisme » qu’il pouvait observer autour de lui. Pendant qu’il était
au lycée, il émergea en tant que militant politique et fonda un journal
politique. Il rejoignit les sociaux-démocrates russes en 1903 à l’âge de 17 ans
et fut arrêté lors de sa première année comme étudiant à la faculté de droit de
l’université de Moscou.
Il prit part à la Révolution de 1905 et après
sa répression, alla dans l’Oural ; là, il fut choisi pour assister à la
conférence du parti de toutes les Russies en Finlande où il rencontra Lénine.
Preobrazhensky fut arrêté à plusieurs reprises du fait de ses activités
politiques et en septembre 1909 fut envoyé en exil intérieur. Quand la
Révolution de février éclata, il ne soutint pas le gouvernement provisoire et
fut l’un des premiers à accepter les Thèses d’avril de Lénine.
Durant les négociations de Brest-Litovsk en
1918, Preobrazhensky fut de ceux qui s'opposèrent à l'accord et il s'aligna
étroitement sur la position de Boukharine. Elu comme suppléant du comité
central en 1917, il en devint membre à part entière en 1920. Preobrazhensky
fut l'un de ceux qui, durant le Communisme de guerre, demanda le développement
d'un système de planification centralisé. Il fut critique à l'égard de la NEP
dès l'origine et déjà en décembre 1921, il critiquait Lénine pour sa
description du communisme de guerre comme une erreur.
Preobrazhensky
Preobrazhensky fut un des signataires
éminents de la Déclaration des 46 en 1923, et après l'introduction de la NEP,
fut dans un conflit aigu et permanent avec les théories de Boukharine,
principal porte-parole de l'aile droite. En 1929, après que l'opposition ait été
écrasée, Preobrazhensky fut l'un des premiers à rompre avec Trotsky, au motif
que le régime de Staline avait effectué un tournant à gauche et mettait en
œuvre des mesures d'industrialisation exigées par l'Opposition.
Il fut à nouveau banni du parti en 1931 à la
suite de la publication de son livre Le déclin du capitalisme, qui exprimait
des différences significatives avec Varga, l'économiste en chef de Staline.
Réadmis dans le parti en 1932, il fit son abjuration au Congrès des Vainqueurs
de 1934, dans lequel il attaqua Trotsky. Après avoir été arrêté et emprisonné
en 1935 il servit de témoin à l'accusation lors du procès de Zinoviev en 1936.
Arrêté à nouveau en 1936, il était prévu qu'il passe en jugement, mais ne parut
pas et fut fusillé en 1937 après avoir refusé de reconnaître ses crimes.
La contribution majeure de Preobrazhensky au
débat sur la politique économique était centrée sur ce qu'il appelait la loi de
l'accumulation socialiste primitive, qui fut élaborée dans des articles et dans
son principal ouvrage La Nouvelle Économie politique publié en 1926.
Dans l'économie soviétique de la NEP,
soutenait-il, il existait un conflit entre la loi de la valeur, par
l'intermédiaire de laquelle le marché capitaliste était régulé, et la loi de
l'accumulation socialiste primitive. L'équilibre de l'économie soviétique
s'établissait « sur la base du conflit de ses deux lois
antagonistes. » [24]
Le concept d'accumulation primitive était
tiré de l'analyse de Marx sur le développement historique du capitalisme. Avant
que le système capitaliste ne se soit développé au stade où il devenait en
mesure de supplanter tous les modes de production qui l'avait précédé, grâce à
l'opération spontanée du marché, il lui fallait établir une accumulation
initiale de richesse. Cette accumulation primitive se réalisait par
l'intermédiaire de la politique coloniale, le pillage de la production
paysanne, l'utilisation de taxes et par dessus tout par l'utilisation de la
force par l'Etat.
La production socialiste pourrait dans son
plein développement atteindre la supériorité sur le capitalisme. Mais à ce
point, dans l'économie arriérée de l'Union soviétique, elle se trouvait
largement en deçà. Avec le temps, il serait possible de procéder à
l'accumulation socialiste en développant les moyens de production à partir des
ressources créées au sein de l'économie socialiste. Mais ce stade n'avait pas
été atteint. Il était nécessaire de s'engager dans « l'accumulation
primitive socialiste ». Ceci supposait « l'accumulation dans les
mains de l'Etat de ressources matérielles principalement ou en partie en
provenance de sources se trouvant en dehors des composantes de l'économie
étatique. Cette accumulation doit jouer un rôle particulièrement important dans
un pays agricole arriéré, hâtant d'une façon très significative l'arrivée du
moment où la reconstruction technique et scientifique de l'économie étatique
commence et quand cette économie atteint enfin une supériorité purement
économique sur le capitalisme. » [25]
Preobrazhensky rejetait les déclarations de
ses opposants de l'aile droite selon lesquels il proposait le type de mesures
brutales contre la paysannerie qui avait accompagné l'accumulation primitive
sous le capitalisme. Le processus d'accumulation, insistait-il, prendrait place
par l'intermédiaire du mécanisme de fixation des prix.
Il expliquait ces questions avec l'exemple
suivant :
Industrie
Agriculture
100 heures de
travail 150 heures de travail
100
unités 100
unités
100
roubles 100
roubles
Les produits de l'industrie et de
l'agriculture ont le même prix. L'inégalité se trouve dans le fait que le
grain, incorporant 150 heures de travail agricole, a été échangé contre des
biens industriels incorporant seulement 100 heures de travail industriel. Sans
l'économie mondiale, on pourrait penser que le grain, incorporant 150 heures de
travail agricole, pourrait être échangé contre une plus grande quantité de
biens industriels. Mais ceci est empêché par le monopole du commerce extérieur.
L'inégalité de l'échange fournit la base pour l'accumulation par le secteur
industriel socialiste sous la forme de nouveaux équipements et machines, ce qui
élève la productivité du travail et conduit à un changement dans les relations
d'échange.
Industrie
Agriculture
100 heures de
travail 150 heures de travail
120
unités 100
unités
100
roubles 100
roubles
Dans la deuxième étape, l'échange est
toujours inégal, mais la position de la paysannerie s'est améliorée. Elle
reçoit maintenant 120 unités de biens industriels comparé aux 100 unités
précédentes. Preobrazhensky reconnaissait que l'appropriation des surplus de la
paysannerie allait «occasionner un certain mécontentement ». Mais en même
temps, une telle politique commencerait à créer les conditions pour surmonter
ce mécontentement en développant la production industrielle et en baissant les
prix et de ce fait diminuerait l'exploitation des paysans par les marchands
tout en pourvoyant au recrutement de nouveaux ouvriers venant de la campagne. A
l'opposé, la perpétuation de la sous accumulation conduirait à perpétuer la
« famine de marchandises » et à une montée de mécontentement dans la
paysannerie « de sorte que cette pression de la campagne menace notre
système de protectionnisme et le monopole du commerce extérieur. » [26]
Preobrazhensky ne s'est pas contenté de
décrire les mécanismes de ce processus, il a cherché à découvrir ce qu'il
croyait être les lois objectives qui le gouvernait. L'économie était confrontée
à la nécessité de lutter pour augmenter les moyens de production appartenant à
l'Etat et cela signifiait une lutte pour l'accumulation socialiste primitive
maximale.
« L'agrégat total des tendances, à la
fois conscientes et semi-conscientes, allant vers le développement maximum de
l'accumulation socialiste primitive, est aussi la nécessité économique, la loi
contraignante de l'existence et du développement de la totalité du système,
dont la pression incessante sur la conscience des producteurs collectifs de
l'économie d'Etat les conduit encore et encore à répéter les actions dirigées
vers l'atteinte de l'accumulation optimale dans une situation donnée. »
[27]
Cet accent mis sur le caractère objectif de
la loi de l'accumulation socialiste primitive, qui exerce une pression sur la
conscience, devient significative lorsque nous considérons les raisons de la
capitulation de Preobrazhensky devant Staline.
Preobrazhensky insistait pour dire qu'il ne
suffisait pas de se contenter de parler de la lutte entre le principe de la
planification et la spontanéité de l'économie marchande parce que cela ne
donnait aucune indication sur la phase particulière où se trouvait cette lutte
ni sur les conditions dans lesquelles elle se déroulait.
Qui plus est, il maintenait que la loi de
l'accumulation socialiste se fondait sur des tendances à l'intérieur du
capitalisme lui-même qui sapaient l'opération de la loi de la valeur. Etant
donné que cette analyse formait la base de sa rupture définitive avec
l'Opposition de gauche et avec Trotsky, il est nécessaire de développer les
questions fondamentales de l'économie politique marxiste, en particulier la loi
de la valeur, qui sont en jeu.
Dans Le Capital, Volume 1, Marx
démontre que la valeur de n'importe quelle marchandise est déterminée par la
quantité de travail social nécessaire incorporée en elle. Dans une société
marchande simple — une abstraction théorique utilisée par Marx — les
marchandises s'échangent sur le marché à leurs valeurs. Sur la base de cette
analyse, Marx montre comment la plus-value résulte de l'achat et de
l'utilisation de la marchandise, la force de travail, que les travailleurs
vendent au capitaliste dans le contrat de travail. Marx montre que la
plus-value est produite par les lois mêmes qui gouvernent l'échange des
marchandises et qu'elle émerge dès qu'intervient l'achat et la vente de la
force de travail. L'origine de la plus-value se trouve dans le fait que la
force de travail est une marchandise particulière du fait que sa consommation
dans le processus de production donne lieu à la création de plus de valeur que
ce qu'elle incorpore.
La méthode d'analyse de Marx implique un
mouvement continu de l'abstrait vers le concret. Dans Le Capital, Volume
3, nous ne sommes plus en présence de l'échange de marchandises simples, les
produits du travail de producteurs individuels. Les marchandises qui
apparaissent maintenant sur le marché sont les produits de firmes capitalistes,
dans lesquelles la part des moyens de production [le capital constant] par
rapport au travail vivant varie au sein de l'éventail des industries
existantes.
Le prix d'une marchandise, qui n'est plus le
produit d'un producteur individuel, mais celui d'une firme capitaliste, ne sera
plus déterminé directement par la quantité de travail nouveau qu'elle
incorpore, mais le prix de la marchandise sera fixé de telle façon qu’il
retourne au capital total qui l'a produite un taux de profit moyen. Ce taux
moyen est déterminé au travers de la société prise dans son ensemble par
l'intermédiaire de la relation entre le total du surplus de la valeur extraite
de la classe ouvrière et le capital total employé.
Sur la base de cette analyse, Marx démontre
que la concurrence est la forme de la lutte entre les différentes sections du capital pour s'approprier leur part de la masse
disponible de la plus-value. Si les prix dans un secteur de l'économie sont à
un niveau qui retourne au capital de ce secteur un profit plus élevé que le
taux moyen, alors le capital d'autres secteurs vont se déplacer dans ce
secteur, augmenter la production et diminuer les prix jusqu'à ce que les taux
de profit retrouvent à nouveau leur taux moyen. Toutefois, si les entreprises
déjà dans ce secteur sont en mesure de bloquer l'entrée de nouveaux capitaux,
c'est-à-dire que si pour une raison quelconque, elles sont en mesure d'exercer
un contrôle monopolistique, alors les profits de ce secteur demeureront à un
niveau plus élevé que le niveau moyen. La masse totale de la plus-value n'aura
pas augmenté, mais elle sera distribuée différemment. Les secteurs
monopolistiques de l'industrie capitaliste en auront tiré bénéfice au dépend de
secteurs plus compétitifs.
Preobrazhensky pensait que l'analyse de Marx
sur l'impact du monopole sur le fonctionnement de la loi de la valeur était
d'une pertinence immédiate pour l'économie soviétique où le secteur d'Etat
opérait comme un gigantesque trust ou un monopole vis-à-vis des producteurs
paysans en compétition sur le marché domestique. De plus, l’économie soviétique
dans son ensemble fonctionnait comme un monopole dans un marché mondial dominé
par des trusts géants et des compagnies monopolistiques.
L’économie d’Etat du prolétariat, écrivait-il,
était apparue d’un point de vue historique sur la base du capitalisme de
monopole. Ceci avait conduit à la création de prix de monopole sur le marché
domestique de l’industrie nationale, à l’exploitation des petits producteurs,
et à l’expropriation de la plus-value. Cette situation formait la base de la
politique des prix durant la période de l’accumulation socialiste primitive. Le
développement du processus de concentration de l’industrie dans un seul trust
étatique appartenant à l’Etat ouvrier « augmente dans d’énormes
proportions la possibilité de mettre en œuvre sur la base du monopole une
politique des prix qui sera seulement une autre forme de taxation de l’économie
privée. » [28]
Mais Preobrazhensky allait plus loin,
insistant pour dire qu’avec le développement du capitalisme de monopole, la loi
de la valeur avait au moins été « en partie abolie en même temps que
toutes les autres lois de la production des marchandises qui lui sont
associées. » [29]
La libre concurrence était non seulement éliminée
au sein des marchés nationaux mais de plus en plus de trusts géants sur le
marché mondial, en particulier ceux émanant des Etats-Unis, se retrouvaient en
position dominante. L’égalisation du taux de profit — le mécanisme à travers
lequel opère la loi de la valeur — était rendu quasiment inopérant entre les
branches de la production organisées en trusts qui s’étaient « transformés
en mondes clos, en royaumes féodaux d’organisations capitalistes
déterminées. » [30]
Nous pouvons commencer ici à discerner les
divergences entre l’approche de Preobrazhensky et celle de Trotsky. Dans ses
« Notes sur les questions économiques » préparées en mai 1926,
Trotsky soulignait certains des dangers contenus dans les analyses de
Preobrazhensky.
« L’analyse de notre économie du point
de vue de l’interaction (à la fois conflictuelle et harmonisante) entre la loi
de la valeur et la loi de l’accumulation socialiste est en principe une
approche particulièrement fructueuse — et plus précisément, la seule
correcte », écrivait-il, « Une telle analyse doit commencer dans le
cadre de l’isolement de l’économie soviétique. Mais actuellement il existe un
danger croissant que cette approche méthodologique soit transformée en une
perspective économique restrictive envisageant le “développement du socialisme
dans un seul pays”. Il y a de bonnes raisons de s’attendre et de redouter que
les partisans de cette philosophie, qui se sont appuyés jusqu’à présent sur une
citation mal comprise de Lénine, tentent d’adapter l’analyse de Preobrazhensky,
en transformant une approche méthodologique en une généralisation en faveur
d’un processus quasi autonome. Il est de toute première importance de résister
à cette forme de plagiat et de falsification. L’interaction entre la loi de la
valeur et la loi de l’accumulation socialiste doit être placée dans le contexte
de l’économie mondiale. Il deviendra alors clair que la loi de la valeur qui
opère dans le cadre limité de la NEP est complétée par la pression externe
croissante de la loi de la valeur qui domine le marché mondial et qui devient
toujours plus puissante. » [31]
Trotsky revient sur ce point en janvier
1927 : « Nous sommes une partie de l’économie mondiale et nous sommes
encerclés par le capitalisme. Cela signifie que la dualité de “notre” loi de l’accumulation
socialiste et de “notre” loi de la valeur se trouve intégrée dans la loi
mondiale de la valeur, ce qui modifie sérieusement la relation des forces entre
les deux lois. » [32]
Trotsky maintenait que l’industrie en Union
Soviétique devait être développée en accord avec la division internationale du
travail. Cela signifiait qu’il n’y avait pas un « abîme » entre la
structure de l’économie en Union Soviétique et celle qui se développerait
lorsque la classe ouvrière prendrait le pouvoir dans le reste de l’Europe.
Preobrazhensky avait une conception différente. Si la révolution prolétarienne
triomphait en Europe, alors non seulement le principe de la planification
triompherait comme méthode d’organisation de l’économie, « mais les
proportions et la distribution du travail et des moyens de production seraient
substantiellement différents. » [33]
Les divergences s’étendaient également aux
types d’industries qu’il convenait de développer. A de nombreuses occasions,
Trotsky avait souligné que dans la période d’avant-guerre, près des deux tiers
de l’équipement technique russe était importé, tandis que seulement un tiers
était produit localement et que même ce tiers était constitué des machines les
plus simples. Les machines les plus compliquées, les plus importantes,
provenaient de l’étranger. En d’autres mots, la politique économique devait
prendre en considération la division internationale d’avant-guerre.
Les analyses de Preobrazhensky allaient dans
une autre direction. La loi de la valeur, maintenait-il, exerçait le moins
d’influence dans la sphère de la production des moyens de production où l'Etat
exerçait un monopole à la fois en tant qu’acheteur et en tant que producteur.
« Cela signifie que l’industrie lourde est le lien le plus socialiste dans
le système de notre économie socialiste, le lien où ont été accomplis les
progrès les plus importants dans le processus consistant à remplacer, avec
l'organisme unifié de l'économie étatique, les relations de marché par un
système de commandes planifiées et stables et de prix stables. » [34]
En réalité, la loi de la valeur et la
division internationale du travail ne pouvaient pas plus être ignorées dans
cette sphère que dans aucune autre. La production des moyens de production,
l'industrie lourde, signifiait bloquer des montants importants de capital sur
une période de temps étendue et par conséquent détourner les ressources
d'autres secteurs de l'économie — l'industrie légère et la production de
textiles, par exemple. Une production accrue dans ces secteurs, si elle avait
pu avoir lieu, aurait pu amener en plus grande quantité du grain vers le marché
étant donné que les paysans y auraient trouvé davantage de biens qu'ils
souhaitaient acheter.
Ceci aurait ensuite permis à l'Etat de vendre
plus de grain sur le marché mondial et avec l'augmentation des revenus des
exportations, il aurait été possible d'acheter des biens en capitaux d'une
meilleure qualité et à un meilleur prix que ceux produits sur le marché
national. En d'autres mots, la décision de savoir s'il fallait ou non produire
une partie du capital d'équipement ne dépendait pas seulement des relations au
sein d'une industrie donnée, mais de celles qui prévalaient dans l'ensemble de
l'économie soviétique et plus généralement encore de celles du marché mondial.
Les mêmes différences émergeaient en relation
avec la politique des concessions — ouvrir l'économie soviétique à
l'investissement privé international. Preobrazhensky avertissait des dangers
des concessions tandis que Trotsky défendait un assouplissement de la politique
existante. Dans la période des débuts, les autorités soviétiques étaient
extrêmement prudentes, on pourrait dire excessivement prudentes, déclara-t-il à
une délégation de travailleurs allemands en juillet 1925 :
« Nous étions trop pauvres et faibles.
Notre industrie et toute notre économie étaient trop affaiblies et nous
redoutions que l'introduction de capital étranger puisse ébranler les
fondations toujours fragiles de l'industrie socialiste. … Nous sommes toujours
très en retard du point de vue technique. Nous nous intéressons à tous les
moyens possibles pour accélérer notre progrès technique. Les concessions sont
un des moyens d'y parvenir. En dépit de notre consolidation économique ou plus
précisément du fait de celle-ci, nous sommes aujourd'hui plus enclins qu'il y
a quelques années à payer aux capitalistes étrangers des montants significatifs
pour… leur participation dans le développement de nos forces
productives. » [35]
Que vaut-il mieux, demanda Trotsky à un
moment donné : la production de façon indépendante d'une turbine coûteuse
et de médiocre qualité ou la fabrication dépendante d'une turbine de meilleure
qualité ?
Quand la direction stalinienne prit son
tournant vers la planification et l'industrialisation à la fin de 1928, largement
en réponse à la crise dans la fourniture des grains qu'avait provoqué sa propre
politique, Preobrazhensky fut l'un des premiers à abandonner l'Opposition. En
avril 2009 il déclarait : « Il convient de tirer la conclusion
fondamentale et générale que la politique du parti n'a pas dévié vers la droite
après le 15e congrès, ainsi que l'a décrit l'Opposition... mais
qu'au contraire, sur certains points essentiels elle a progressé sérieusement
dans la bonne direction. » [36]
En passant en revue les positions contrastées
de Trotsky et de Preobrazhensky on peut constater que pour Preobrazhensky la
question fondamentale était la planification et le développement industriel de
l'Union soviétique. Pour Trotsky, toutefois, ces questions faisaient partie
d'une perspective plus large — le développement de la révolution socialiste
mondiale. En conséquence, le tournant « à gauche » par la
bureaucratie ne pouvait pas être séparé des politiques désastreuses qu'elle
avait poursuivies dans le cadre du Komintern, amenant à la défaite en Chine, ou
de la question du régime en vigueur au sein du parti.
Pour Trotsky la question du régime du parti
était inséparable de la question de l'industrialisation et du développement
socialiste. Il n'est pas possible, insistait-il en juin 1925, de construire le
socialisme par la voie de la bureaucratie et par des ordres administratifs,
mais seulement par l'initiative, la volonté et en prenant en compte le point de
vue des masses. « C'est pourquoi le bureaucratisme est un ennemi mortel du
socialisme. … La construction socialiste n'est possible que si elle est
accompagnée par le développement d'une démocratie révolutionnaire
authentique. » [37]
Quoique Trotsky se soit référé
occasionnellement à la « loi » de l'accumulation socialiste, il lui donnait
une signification différente de celle de Preobrazhensky. La loi de la valeur
dans la société capitaliste opère comme une tendance objective du développement
dans des conditions où l'organisation économique de la société n'est pas mise
en œuvre consciemment. Mais la même chose ne peut pas être dite de la
« loi » de l'accumulation socialiste — elle ne s'impose pas
simplement à ceux qui dirigent les politiques économiques de l'Etat. Il est
vrai qu'il existe des connexions et des relations objectives sur lesquelles les
décisions doivent être fondées, mais selon la nature des décisions prises les
résultats seront très différents.
Une fois libérées des restrictions imposées
par le féodalisme, les relations bourgeoises de marché se développent
spontanément, érodant et sapant les autres formations sociales. Il en va tout
autrement des relations socialistes. Elles doivent être développées
consciemment dans des conditions où il est possible qu'intervienne, si des
politiques incorrectes sont poursuivies, un retour en arrière.
Le régime stalinien entrepris son tournant
« à gauche » parce qu'il se sentait mis en danger par la crise
économique — des conditions objectives le contraignirent à l'action. Mais les
mesures qu'il mit en œuvre — la collectivisation forcée et une guerre civile de
fait dans les campagnes — créèrent les conditions où les puissances
impérialistes auraient pu, si elles n'avaient pas été fort occupées ailleurs,
tourner la situation à leur avantage.
Les divergences entre Trotsky et
Preobrazhensky ne sont en aucun cas d'un simple intérêt historique. Un examen
de cette question aide à éclairer les raisons sous-jacentes à l'effondrement de
l'Union soviétique et à clarifier la perspective socialiste pour le futur.
Preobrazhensky, comme nous l'avons vu,
fondait son analyse sur l'impact du capitalisme de monopole sur la loi de la
valeur. L'économie d'Etat établie en Union soviétique, écrivait-il, était
« historiquement la continuation et l'approfondissement des tendances au
monopole du capitalisme, et ainsi elle était aussi la continuation de ces
tendances en direction d’un déclin continu de l'économie marchande et d’une
liquidation plus avancée de la loi de la valeur. Si déjà dans la période du
capitalisme de monopole, l'économie marchande a été, selon l'expression de
Lénine, “ébranlée”, alors dans quelle mesure avait-elle été ébranlée, elle et
ses lois — et donc aussi sa loi de la valeur qui en est la base — dans le
système économique de l'URSS ? » [38]
En d'autres mots, Preobrazhensky fondait sa
perspective sur une certaine forme historique du développement du capitalisme —
le développement des monopoles et des trusts sur une base nationale.
Trotsky, toutefois se basait sur des
processus plus fondamentaux et par-dessus tout sur la tendance inhérente aux forces
productives de passer par dessus ou au travers des limites du système de l'Etat
nation bourgeois. L'internationalisme n'était pas pour Trotsky un principe
abstrait, mais comme le souligne Richard Day, le « reflet subjectif du
cours objectif de l'histoire économique ». [39]
Néanmoins, les tendances que Preobrazhensky
avait identifiées opéraient sur une période de temps considérable et dans la
mesure où l'économie mondiale était dominée par des corporations
monopolistiques organisées sur une base nationale, l'Union soviétique,
fonctionnant comme une sorte de trust économique géant, selon le programme du
socialisme dans un seul pays, était capable d'atteindre une certaine forme de
stabilité. On a dit, et ce n'est pas sans justification, que rien ne ressemblait
autant aux mécanismes de fonctionnement de l'Union soviétique que les
opérations internes de General Motors lorsqu'il fonctionnait en temps que
« champion national » des USA durant le boom d'après-guerre.
Les processus qui conduisirent au développement
du capitalisme de monopole sur une base nationale étaient très puissants. Mais
la loi de la valeur n'avait pas dit son dernier mot. Comme nous le savons, la
loi de la valeur détermine, en dernière analyse, le taux moyen de profit. Le
capitalisme de monopole sur une base nationale — le régime des champions
nationaux — pouvait continuer à fonctionner aussi longtemps que le taux de
profit ne s'effondrait pas. Mais au milieu des années 1970, le taux de profit
avait diminué brutalement. Ceci conduisit à une réorganisation fondamentale du
mode de production capitaliste sur une échelle mondiale. Les processus de la
mondialisation fondés sur le processus de la fragmentation de la production
au-delà des frontières et des limites nationales conduisirent à une nouvelle
division internationale du travail. Ils rendirent non viables les économies
d'Etat sur une base nationale de l'URSS et des autres régimes staliniens.
Preobrazhensky maintenait que l'économie d'Etat de l'URSS était une
continuation des tendances du capitalisme de monopole. Mais ces tendances
s'avérèrent historiquement limitées.
La nouvelle division internationale du
travail, façonnée en dernière analyse par le travail de la loi de la valeur
dont il affirmait qu'elle avait été surmontée, entraîna une crise dans
l'économie soviétique. Craignant que cette crise conduise à un mouvement d'en
bas, la bureaucratie stalinienne compléta le voyage qu'elle avait entamé avec
l'attaque contre Trotsky et l'Opposition de gauche dans les années 1920 et elle
organisa la restauration du capitalisme.
Dans l'analyse de Preobrazhensky, la question
la plus fondamentale était la croissance du monopole — c'est-à-dire le
changement dans les relations entre les différentes sections du capital tandis
qu'elles luttaient pour s'approprier la plus-value extraite de la classe
ouvrière. Pour Trotsky le fondement des fondements — plus fondamental que la
propriété ou la forme du marché — était la poussée globale des forces
productives.
Ici, l'analyse de Trotsky a une signification
immédiate pour le développement de la perspective du socialisme dans l'époque
présente de production mondialisée. Cette nouvelle structure de l'économie
mondiale ne signifie-t-elle pas qu'il sera seulement possible à la classe
ouvrière de venir au pouvoir à travers le monde toute ensemble, ou du moins
dans plusieurs pays en même temps ?
Si ce n’est pas le cas, alors la question
suivante se pose : étant donné la nature fragmentée de la production et le
fait qu'aujourd'hui, la fabrication de pratiquement n'importe quelle bien
nécessite des processus qui s'étendent sur plusieurs continents et zones
horaires et n'est plus accompli dans le cadre d'un Etat national, comment
sera-t-il possible pour la classe ouvrière, étant arrivée au pouvoir dans un
pays, de soutenir l'économie pendant la période de temps qui est nécessaire à
la révolution socialiste pour se propager ? En d'autres mots, si la
mondialisation de la production a sonné le glas des régimes fondés sur le
programme du « socialisme dans un seul pays », n'a-t-il pas également
rendu impossible la prise et la conservation du pouvoir politique ?
Seulement si l'on ne tient pas compte de la
signification objective de la division internationale du travail. Comme Trotsky
le soulignait, ceci se déroule sur la base de transformations fondamentales
dans les forces productives — le fondement des fondements — indépendamment de
l'idéologie et des formes de propriété. La bourgeoisie accueillera sans aucun
doute une révolution socialiste victorieuse dans n'importe quelle partie du monde
avec la même férocité avec laquelle elle a accueilli la Révolution russe.
Mais le caractère globalisé de la production
signifie que toute tentative d'isoler ou d’organiser le blocus d’un Etat
ouvrier qui serait établi à notre époque aura des conséquences de grande portée
pour l'économie capitaliste elle-même. Il suffit d'examiner de ce point de vue
la relation entre la Chine et les Etats-Unis.
En plus, la lutte compétitive féroce pour les
marchés et les profits, qui a été un élément moteur de la mondialisation,
fournira à un Etat ouvrier nouvellement établi des opportunités pour louvoyer
et manœuvrer entre les puissances capitalistes rivales tandis que la révolution
socialiste se développera sur le plan international.
Et par dessus tout, la nature même de la
mondialisation de la production, qui a forgé l'unité objective de la classe
ouvrière sur une échelle jamais atteinte jusqu'à présent, signifie que la
révolution socialiste prendra elle-même la forme d'un mouvement politique
global, qui comme les forces productives elles-mêmes, passera rapidement au
travers des zones horaires, des frontières nationales et des continents.
Fin
Notes:
24. E. Preobrazhensky, The New
Economics, Clarendon Press, 1965, p. 3. Traduit de
l'anglais.
25. Preobrazhensky, p. 84. Traduit de
l'anglais.
26. Preobrazhensky, The Crisis of
Soviet Industrialisation, Donald A. Filtzer ed., p. 62. Traduit de l'anglais.
27. Preobrazhensky, The New Economics,
p. 58. Traduit de l'anglais.
28. Preobrazhensky, The New Economics,
p. 111. Traduit de l'anglais.
29. Preobrazhensky, The New Economics,
p. 140. Traduit de l'anglais.
30. Preobrazhensky, The New Economics,
p. 152. Traduit de l'anglais.
31. Trotsky, Challengeof the
Left Opposition 1926-27, pp. 57-58. Traduit de l'anglais.
32. Day, p. 147. Traduit de l'anglais.
33. Preobrazhensky, The New Economics,
p. 65. Traduit de l'anglais.
34. Preobrazhensky, The New Economics,
p. 178. Traduit de l'anglais.
35. Day, p. 132. Traduit de l'anglais.
36. Daniels, p. 374. Traduit de l'anglais.
37. Day, p. 142. Traduit de l'anglais.
38. Preobrazhensky, The New Economics,
p. 141. Traduit de l'anglais.
39. Day, “Trotsky and Preobrazhensky,” in:
Studies in Comparative Communism, 1977. Traduit
de l'anglais.