Cette conférence a été prononcée par le
président du comité de rédaction du World Socialist Web Site, David North, à
l'occasion de l’université d'été du Parti de l'égalité socialiste
(Etats-Unis) et du WSWS qui s’est tenu du 14 au 20 août 2005 à Ann Arbor,
dans le Michigan.
Léon Trotsky, alors âgé de 25 ans, donna vers la fin de
1904, à l’aube des bouleversements révolutionnaires de l’année qui
allait suivre, les grandes lignes d'une analyse très originale de la dynamique
socio-économique et politique de la lutte anti-tsariste en Russie. Il rejetait,
dans l'élaboration des perspectives russes, toute approche formaliste. La
révolution démocratique du début du vingtième siècle ne pouvait simplement
reproduire les formes prises par les révolutions anti-autocratiques s'étant
déroulées il y a 50 ans et encore moins un siècle auparavant. En premier lieu,
le développement du capitalisme s'effectuait, à l’échelle européenne et
mondiale, à un niveau incomparablement plus élevé qu'aux périodes historiques
précédentes. Même le capitalisme russe, bien qu’en retard par rapport aux
Etats européens les plus avancés, possédait une industrie capitaliste
infiniment plus développée que celle qui avait existé au milieu du dix-neuvième
siècle, sans parler de la fin du dix-huitième siècle.
Le développement de l'industrie russe, financé par le
capital français, anglais et allemand, et hautement concentré dans plusieurs
industries stratégiques et des villes clés, avait produit une classe ouvrière
qui, bien que constituant un petit pourcentage de la population nationale,
remplissait un rôle immense dans sa vie économique. De plus, depuis le milieu
des années 1890, le mouvement des travailleurs russes avait adopté un caractère
hautement militant, atteint un haut niveau de conscience de classe, et jouait
un rôle beaucoup plus important et conséquent dans la lutte contre l'autocratie
tsariste.
L'objection soulevée par Trotsky, non seulement à l'égard
de la perspective des deux stades de la révolution de Plekhanov, mais aussi
vis-à-vis de l’hypothèse de la dictature démocratique avancée par Lénine,
était que les deux conceptions imposaient à la classe ouvrière une consigne
d'autolimitation qui se révélerait, au fur et à mesure du développement réel de
la révolution, totalement irréaliste. La supposition qu'il existait entre les
étapes démocratiques et socialistes de la révolution une grande muraille de
Chine et que la classe ouvrière, une fois qu'elle aurait renversé le tsar,
veillerait à restreindre ses luttes sociales à ce qui serait acceptable dans le
cadre du système capitaliste, était hautement contestable. Pendant que la
classe ouvrière chercherait à défendre et à étendre les gains de la révolution
démocratique et lutterait pour atteindre ses propres intérêts sociaux, elle entrerait
inévitablement en conflit avec les intérêts économiques du patronat et du
système capitaliste en général. Dans une telle situation — celle
d’une âpre lutte menée par les travailleurs contre un patronat
réactionnaire et récalcitrant — quelle attitude serait prise par les
députés ou les ministres de la classe ouvrière qui occuperaient des postes de
responsabilité dans le cadre d'une « dictature démocratique » ?
Seraient-ils du côté du patronat, disant aux travailleurs que leurs exigences
dépassaient ce qui était acceptable dans le cadre du capitalisme, et leur
ordonnant de mettre un terme à leur lutte ?
La position prise par Plekhanov et (à la suite de la
scission de 1903 au sein du Parti ouvrier social-démocrate russe) celle des
mencheviks, était que les socialistes éviteraient ce dilemme politique en
refusant de participer à un gouvernement bourgeois post tsariste. Leur
perspective des deux stades avait des impératifs exigeant, par principe,
l'abstention politique.
Cela signifiait, en pratique, que tout le pouvoir
politique serait cédé, par nécessité politique et historique, à la bourgeoisie.
Mis à part le caractère schématique et formaliste de cet argument, il ignorait
en fait cette réalité politique que la stratégie résultant de la perspective
des deux stades entraînerait selon toute vraisemblance le naufrage de la
révolution démocratique elle-même. Compte tenu du caractère lâche de la
bourgeoisie russe, de sa peur morbide de la classe ouvrière, de son attitude
hypocrite et essentiellement capitularde envers l'autocratie tsariste, il n'y
avait aucune raison de croire, argumentait Trotsky, que la bourgeoisie libérale
russe se comporterait de façon tant soit peu moins déloyale envers la
révolution que ne l'avait fait la bourgeoisie allemande en 1848-1849.
Quant à la formulation employée par Lénine, elle
envisageait une dictature révolutionnaire dans laquelle les socialistes
exerceraient le pouvoir à côté des représentants de la paysannerie. Mais elle
ne disait pas quelle classe serait dominante dans cet arrangement
gouvernemental, ou comment elle arbitrerait les tensions internes entre les
aspirations socialistes de la classe ouvrière et les limitations capitalistes
bourgeoises de la dictature démocratique. Trotsky insistait pour dire qu'aucune
issue ne pouvait être trouvée à ce dilemme sur la base du capitalisme ou dans
le cadre de la dictature démocratique envisagée par Lénine.
Le seul programme viable pour la classe ouvrière était
celui qui acceptait que la dynamique sociale et politique de la révolution
russe conduirait inexorablement à la conquête du pouvoir par la classe
ouvrière. La révolution démocratique en Russie (et, plus généralement, dans les
pays ayant un développement bourgeois tardif) ne pouvait être achevée, défendue
et consolidée que par l'appropriation du pouvoir d'Etat par la classe ouvrière,
avec le soutien de la paysannerie. Dans une telle situation, de sévères
empiètements sur la propriété bourgeoise seraient inévitables. La révolution
démocratique prendrait un caractère socialiste de plus en plus affirmé.
Il est difficile d'apprécier à sa juste valeur, en
particulier cent ans plus tard, l'impact du raisonnement de Trotsky sur les
socialistes russes et plus largement sur les socialistes européens. Soutenir
que la classe ouvrière de la Russie arriérée devait s'efforcer de conquérir le
pouvoir politique, que la révolution à venir prendrait un caractère socialiste,
semblait aller à l'encontre de toutes les conjectures faites par les marxistes
quant aux conditions économiques préalables objectives nécessaires du
socialisme. L'Angleterre économiquement avancée était mûre pour le socialisme
(bien que sa classe ouvrière soit l'une des plus conservatrices d'Europe). Peut-être
la France ou l'Allemagne. Mais la Russie arriérée ? Impossible ! Pure
folie !
L'anticipation par Trotsky d'une révolution prolétarienne
en Russie était certainement un tour de force [en français dans le texte
N.D.T.] intellectuel. Mais encore plus extraordinaire était le discernement
théorique qui permit à Trotsky de réfuter ce qui avait été accepté
universellement comme l'objection irréfutable à une conquête du pouvoir par la
classe ouvrière et à un développement de la révolution dans le sens du socialisme
plutôt que simplement dans le sens de la démocratie bourgeoise —
c'est-à-dire l'absence de conditions économiques préalables pour le socialisme
en Russie.
Cette objection ne pouvait pas être écartée si les
probabilités de l'avènement du socialisme en Russie étaient envisagées dans le
cadre du développement national de ce pays. On ne pouvait nier que le
développement national de l'économie russe n'avait pas atteint un niveau
indispensable au développement du socialisme. Mais qu'en était-il si la Russie
n’était par analysée simplement comme une entité nationale, mais comme
une partie indissociable de l'économie mondiale ? De fait, dans la mesure
où l'expansion du capitalisme russe était liée à l'afflux de capital
international, le développement de la situation en Russie ne pouvait être
compris que comme l'expression d'un processus mondial complexe et unifié.
Quand la Révolution russe de 1905 éclata, Trotsky soutint
que « le capitalisme a fait du monde entier un seul organisme économique
et politique.... Cela donne immédiatement aux événements qui se déroulent
actuellement un caractère international, et ouvre un large horizon.
L'émancipation politique de la Russie sous la direction de la classe ouvrière
élèvera cette classe à des sommets historiques inconnus jusqu'à ce jour et en
fera l'initiatrice de la liquidation du capitalisme mondial, dont l'histoire a
réalisé toutes les prémisses objectives. » [18]
Permettez-moi de citer l’évaluation que je fis il y a plusieurs années
de l’analyse par Trotsky des forces motrices des processus
révolutionnaires russes et internationaux : « L'approche de Trotsky
représentait une étonnante percée théorique. Comme la théorie de la relativité
d'Einstein, un autre cadeau de 1905 à l'humanité, qui a fondamentalement et
irréversiblement modifié le cadre conceptuel à travers lequel l'humanité
observe l'univers et a donné le moyen de résoudre les problèmes auxquels il
n'était pas possible de répondre à partir des conceptions rigides de la
mécanique newtonienne. La théorie de la révolution permanente de Trotsky a
fondamentalement basculé la perspective analytique à partir de laquelle les
processus révolutionnaires étaient envisagés. Avant 1905, le développement des
révolutions était vu comme une progression d'événements nationaux, dont le
résultat était déterminé par la logique de sa structure et de ses rapports
socio-économiques. Trotsky a proposé une tout autre approche : comprendre la
révolution, à l'époque moderne, comme un processus historique essentiellement
mondial de transition d'une société de classe, enraciné politiquement dans le
système des États-nations, vers une société sans classe se développant sur la
base d'une économie intégrée mondialement et d'une humanité unifiée
internationalement.
« Je ne crois pas que l'analogie avec Einstein soit si loin de la
réalité. D'un point de vue intellectuel, les problèmes auxquels devaient
s'attaquer les théoriciens révolutionnaires au tournant du XXe siècle étaient
semblables à ceux des physiciens. Il y avait de plus en plus de données
expérimentales de par l'Europe qui ne pouvaient plus être réconciliées avec les
formules établies de la physique newtonienne classique. La matière, au moins au
niveau des particules subatomiques, refusait de se comporter comme le dictait
M. Newton. La théorie de la relativité d'Einstein offrait un nouveau cadre
conceptuel pour comprendre l'univers matériel.
« De la même façon, le mouvement socialiste a été confronté à une
montagne de données politiques et socio-économiques qui ne pouvaient pas être
correctement prises en compte au sein du cadre théorique existant. La
complexité même de l'économie mondiale moderne défiait les définitions
simplistes. L'impact du développement économique mondial s'est manifesté à un
degré jusqu'alors inconnu dans les formes que prenait chaque économie
nationale. Même au sein des économies retardataires, l'on pouvait trouver en
vertu de l'investissement étranger certaines caractéristiques des économies les
plus avancées. Il existait des régimes féodaux ou semi-féodaux, dont les
structures politiques étaient encroûtées dans le moyen-âge, qui présidaient des
économies capitalistes dans lesquelles l'industrie lourde jouait un rôle
important. Dans les pays avec un développement capitaliste retardataire, il
n'était pas rare de trouver une bourgeoisie qui avait moins d'intérêt dans le
succès de "sa" révolution bourgeoise que la classe ouvrière locale.
De telles anomalies ne pouvaient trouver leur place dans les préceptes
stratégiques formels qui supposaient l'existence de phénomènes sociaux beaucoup
moins entachés de contradictions internes.
« La grande réalisation de Trotsky fut d'élaborer une nouvelle
structure théorique qui était à la hauteur des nouvelles complexités sociales,
économiques et politiques. Il n'y avait pas une once d'utopie dans l'approche
de Trotsky. Elle représentait plutôt une profonde compréhension de l'impact de
l'économie mondiale sur la vie politique et sociale. Une approche réaliste des
questions politiques et l'élaboration d'une stratégie révolutionnaire concrète
n'étaient possibles que dans la mesure où les partis socialistes prenaient
comme point de départ objectif la prédominance de l'international sur le
national. Cela ne signifie pas simplement la promotion de la solidarité
internationale du prolétariat. Sans compréhension de sa fondation essentielle
dans l'économie mondiale, et sans faire de la réalité objective de l'économie
mondiale la base de la pensée stratégique, l'internationalisme prolétarien ne
dépasserait pas l'idéal utopique, demeurant essentiellement sans relation avec
le programme et la pratique des partis socialistes nationaux.
« Partant de la réalité du capitalisme mondial, et reconnaissant que
les événements en Russie dépendent objectivement de l'environnement politique
et économique international, Trotsky a prévu l'inévitabilité pour la révolution
russe de prendre un cours socialiste. La classe ouvrière russe serait forcée de
prendre le pouvoir et d'adopter, d'une façon ou l'autre, des politiques de
caractère socialiste. Et pourtant, en adoptant un cours socialiste, la classe
ouvrière en Russie se buterait inévitablement aux limites que lui impose son
environnement national. Comment se sortir de ce dilemme ? En liant son
sort à celui de la révolution européenne et de la révolution mondiale, de
laquelle sa propre lutte était, en dernière analyse, une manifestation.
« C'était là la compréhension d'un homme qui, comme Einstein, venait
tout juste d'avoir vingt-six ans. La théorie de la révolution permanente de
Trotsky a permis une conception réaliste de la révolution mondiale. L'âge des
révolutions nationales venait de prendre fin, ou pour être plus précis, les
révolutions nationales ne pouvaient plus être comprises que dans le cadre de la
révolution socialiste internationale. » [19]
Permettez-moi de résumer la perspective de Trotsky
concernant la révolution permanente : Que les conditions préalables pour
le socialisme en Russie ou dans n’importe quel autre pays aient existées
ou non, ne dépendait pas en définitive de son propre niveau de développement
économique, mais, plutôt, du niveau général atteint par la croissance des
forces productives et la profondeur des contradictions du capitalisme à
l’échelle mondiale. Dans des pays à développement capitaliste tardif comme
la Russie, où la bourgeoisie était incapable et ne voulait pas mener à bien sa
propre révolution démocratique, la classe ouvrière serait obligée de se
proposer comme la force révolutionnaire, de rallier derrière elle la
paysannerie et tous les autres éléments progressistes au sein de la société, de
prendre le pouvoir entre ses mains, d’établir sa dictature
révolutionnaire et, selon ce que les conditions pourraient exiger,
d’empiéter sur la propriété bourgeoise et d’entreprendre des tâches
d’un caractère socialiste. Ainsi, la révolution démocratique se
développerait en une révolution socialiste, et de cette façon prendrait le
caractère d’une « révolution en permanence », brisant et
surmontant tous les obstacles qui se dressaient en travers du chemin de
l’émancipation de la classe ouvrière. Toutefois, manquant dans le cadre
national des ressources économiques nécessaire pour le socialisme, la classe
ouvrière serait obligée de rechercher à une échelle internationale le soutien
pour sa révolution.
Mais cette dépendance ne serait pas fondée sur des espoirs
utopiques. Le développement révolutionnaire, bien qu’il doive commencer
sur une base nationale, se répercuterait bien plutôt internationalement,
augmentant les tensions de classe internationales et contribuant à la
radicalisation des travailleurs partout dans le monde. Aussi Trotsky
maintenait-il que : « La révolution socialiste ne peut être achevée
dans les limites nationales… La révolution socialiste commence sur le
terrain national, se développe sur l'arène internationale et s'achève sur l'arène
mondiale. Ainsi la révolution socialiste devient permanente au sens nouveau et
le plus large du terme : elle ne s'achève que dans le triomphe définitif
de la nouvelle société sur toute notre planète. » [20]
La théorie trotskyste de la révolution permanente, qui
soutenait que la révolution démocratique pouvait seulement être menée à bien
sur la base de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière soutenue par la
paysannerie, renversait les postulats fondamentaux de la social-démocratie
russe. Même en 1905, alors que la révolution se déployait avec une énergie qui
étonnait toute l’Europe, la faction menchevique du Parti social-démocrate
russe ridiculisait la perspective de Trotsky comme une exagération dangereuse
et aventureuse des alternatives politiques ouvertes à la classe ouvrière. La
position des mencheviks était résumée comme suit dans un pamphlet de
Martynov :
« Quelle forme pourra prendre cette lutte pour
l’hégémonie révolutionnaire entre la bourgeoisie et le prolétariat ?
Nous ne devons pas nous leurrer. La révolution russe à venir sera une
révolution bourgeoise : cela signifie que quelles que soient ses
vicissitudes, même si le prolétariat devait se trouver momentanément au
pouvoir, en fin de compte il assurera dans une mesure plus ou moins étendue le
règne de tout ou partie des classes bourgeoises, et même s’il avait le
plus grand succès, même s’il remplaçait l’autocratie tsariste par
la République démocratique, même dans ce cas il assurerait le règne politique
total de la bourgeoisie. Le prolétariat ne peut obtenir ni la totalité ni une
partie du pouvoir politique sans avoir fait la révolution socialiste.
C’est la thèse indiscutable qui nous sépare du jauressisme
opportuniste. S’il en est ainsi, il est évident que la révolution
imminente ne pourra réaliser aucune forme politique contre la volonté de
toute la bourgeoisie (souligné par Martynov), car c’est à celle-ci
qu’appartiendra le lendemain… S’il en est ainsi, la lutte
révolutionnaire du prolétariat ne peut, en effrayant la plupart des éléments
bourgeois, avoir qu’un résultat, la restauration de l’absolutisme
sous sa forme primitive. Naturellement, le prolétariat ne s’arrêtera pas
devant ce résultat possible, il ne renoncera même pas à effrayer la bourgeoisie
au pis aller, s’il est à craindre que l’autocratie en voie de
désagrégation ne soit ranimée et renforcée par l’octroi d’une
pseudo-Constitution. Mais en engageant le combat, le prolétariat n’a
évidemment pas en vue ce pis aller. » [21]
Le pamphlet de Martynov exprime avec une franchise presque
embarrassante la psychologie politique des mencheviks — qui
n’insistait pas seulement sur le caractère bourgeois de la révolution,
mais qui considéraient également comme un désastre la perspective d’un
conflit ouvert avec la bourgeoisie. Un tel conflit devait être regretté parce
qu’il allait à l’encontre les limites bourgeoises inviolables de la
révolution. En opposition à Trotsky, les mencheviks insistaient sur le fait que
le mouvement russe social-démocrate « n’avait aucun droit de se
laisser tenter par l’illusion du pouvoir.... »
Il n’est pas possible dans le cadre de cette
conférence de passer en revue toute l’étendue de cette controverse
— qui se prolonge sur plus d’une décennie — provoquée par la
perspective de Trotsky. Je me limiterai aux seuls points cruciaux. Les
mencheviks rejetaient de façon catégorique la possibilité d’une
révolution socialiste en Russie, et les bolcheviks, tout en rejetant toute
forme d’adaptation à la bourgeoisie libérale, insistaient également sur
le caractère objectivement bourgeois de la révolution.
Comment expliquer alors le changement dans la ligne
politique des bolcheviks qui rendit possible la conquête du pouvoir en
1917 ? Je crois que la réponse à cette question peut se trouver dans
l’impact du déclenchement de la Première Guerre mondiale sur
l’appréciation de la dynamique de la Révolution russe par Lénine. Sa
reconnaissance que la guerre représentait un moment décisif dans le
développement et la crise du capitalisme en tant que système mondial a
contraint Lénine à reconsidérer sa perspective de la dictature démocratique en
Russie. La participation de la Russie dans la guerre impérialiste exprimait la
prédominance des facteurs internationaux sur les nationaux. La bourgeoisie
russe, inextricablement impliquée dans le réseau réactionnaire des relations
économiques et politiques impérialistes, était organiquement hostile à la
démocratie. La charge des obligations démocratiques non résolues auxquelles
était confrontée la Russie retombait sur la classe ouvrière, qui mobiliserait
derrière elle la paysannerie. Et même s’il n’existait pas, à
l’intérieur d’une Russie isolée, les prérequis pour le socialisme,
la crise du capitalisme européen — l’existence d’une crise
révolutionnaire en développement dont la guerre elle-même était une expression
distordue et réactionnaire — allait créer un environnement politique
international qui rendrait possible la connexion entre la révolution russe et
celle qui s’étendrait en Europe.
Le soulèvement révolutionnaire en Russie fournirait une
impulsion massive pour l’éruption de la révolution socialiste mondiale.
Lors de son retour en Russie en avril 1917, Lénine mis en oeuvre une lutte
politique pour réorienter le Parti bolchevik sur les bases d’une
perspective politique internationaliste qui était fondée, pour
l’essentiel, sur la théorie trotskyste de la révolution permanente. Ce
déplacement constitua la base politique pour l’alliance de Lénine et de
Trotsky et pour la victoire de la Révolution d’octobre 1917.
En dépit de l’objection de M. Popper qu’il
serait impossible de prédire l’avenir, les évènements de 1905, de 1917 et
les révolutions postérieures tout au long du vingtième siècle ont eu
obstinément tendance à se dérouler comme Trotsky l’avait prédit. Dans les
pays ayant connu un développement bourgeois tardif, la classe capitaliste
nationale allait prouver à maintes reprises qu’elle était incapable de
mener à bien sa propre révolution démocratique. La classe ouvrière allait y
être confrontée à la tâche de conquérir le pouvoir d’Etat, acceptant la
responsabilité de faire aboutir la révolution démocratique et ce faisant elle
allait attaquer les fondations de la société capitaliste et commencer la
transformation socialiste de l’économie. Encore et encore, dans un pays
ou un autre — en Russie en 1917, en Espagne en 1936-1937, en Chine,
Indochine, en Inde dans les années 1940, en Indonésie dans les années 1960, au
Chili et dans toute l’Amérique Latine dans les années 1970, en Iran en
1979, et dans d’innombrables pays du Moyen-Orient ou d’Afrique durant
la période post coloniale prolongée — le destin de la classe ouvrière a
dépendu de la mesure dans laquelle elle reconnaissait la logique des
développements socio-économiques et politiques tels qu’ils avaient été
analysés par Trotsky au début du vingtième siècle et agissait en accord avec
elle. Tragiquement, dans la plupart des cas, les bureaucraties qui dominaient
la classe ouvrière de ces pays se sont opposées à cette analyse. Le résultat
n’a pas seulement été la défaite du socialisme, mais la défaite de la
révolution démocratique elle-même.
Mais ces expériences, malgré leur caractère tragique, témoignent
de l’extraordinaire prescience de l’analyse de Trotsky, de sa
durable validité et finalement, de l’importance vitale du marxisme comme
science de la perspective révolutionnaire.