Cette conférence a été prononcée par le
président du comité de rédaction du World Socialist Web Site, David North, à
l'occasion de l’université d'été du Parti de l'égalité socialiste
(Etats-Unis) et du WSWS qui s’est tenu du 14 au 20 août 2005 à Ann Arbor,
dans le Michigan.
On peut affirmer, je crois, que ce fut au
sein du mouvement social-démocrate russe que le marxisme, en tant que science
d'une perspective historique et politique atteignit son plus grand
développement. Dans aucune autre section du mouvement ouvrier international, y
compris en Allemagne, il n'y eut un effort aussi persistant pour déduire les
formes adéquates de la pratique politique d'une analyse détaillée des conditions
socio-économiques. Ceci s'explique peut-être par le fait que la Russie compte
tenu de son retard, par rapport à l'Europe de l'Ouest du moins, présentait pour
le marxisme un défi exceptionnel.
Quand l'intelligentsia démocratique radicale
de Russie commença pour la première fois à s’intéresser au marxisme,
aucune des conditions socio-économiques objectives censées être essentielles au
développement d'un mouvement socialiste n'existait dans ce pays. Le
développement capitaliste en était encore à son stade le plus rudimentaire. L'industrie
était peu développée. Le prolétariat russe avait tout juste commencé à émerger
en tant que classe sociale distincte et la bourgeoisie du pays était
politiquement amorphe et impotente.
Dans ces conditions, quelle pertinence
pouvait avoir le marxisme, un mouvement du prolétariat urbain, pour le
développement politique de la Russie ? Dans sa « Lettre ouverte à M.
Freidrich Engels », le populiste Piotr Tkatchov argumentait sur le
fait que le marxisme n'était pas applicable à la Russie, que le socialisme ne
pourrait jamais, en Russie, être réalisé par les efforts de la classe ouvrière
et que si une révolution devait s’y produire ce serait sur la base des
luttes paysannes. Il écrivait : « Sachez, écrit-il à Engels, qu’en
Russie nous ne disposons d’aucun des moyens de lutte révolutionnaire qui
se trouvent à votre service en Occident en général, et en Allemagne en
particulier. Nous n’avons ni prolétariat urbain, ni liberté de la presse,
ni assemblée représentative, ni rien qui nous donne espoir (dans la situation
économique actuelle) de réunir en une association ouvrière organisée et
disciplinée… une population travailleuse hébétée et ignorante. »
[16]
La réfutation de tels arguments nécessita
des marxistes russes qu’ils s'engagent dans une analyse exhaustive de ce
qui était souvent évoqué sous le terme de « notre terrible réalité
russe ». Le quasi interminable débat sur les « perspectives »
portait sur des questions essentielles telles que : (1) Existait-il en Russie
des conditions objectives pour la construction d'un parti socialiste ? (2)
En supposant que de telles conditions existent, sur quelle classe ce parti
devrait-il baser ses efforts révolutionnaires ? (3) Quel serait le
caractère de classe, en conditions socio-économiques objectives, de la future
révolution en Russie — bourgeois-démocratique ou socialiste ? (4) Quelle
classe fournirait la direction politique à la lutte populaire de masse contre
l'autocratie tsariste ? (5) Au cours du développement de la lutte
révolutionnaire contre le tsarisme, quelle seraient les rapports entre les
différentes classes opposées au tsarisme (la bourgeoisie, la paysannerie et la
classe ouvrière) ? (6) Quel serait le résultat politique, la forme de
gouvernement et d'Etat qui apparaîtrait sur la base de cette révolution ?
Ce fut Plekhanov qui aborda le premier ces
questions de façon systématique dans les années 1880 et qui fournit le
fondement programmatique pour le développement du mouvement social-démocrate
russe. Il répondit de façon catégorique, comme c'était son habitude, que la
révolution à venir en Russie serait d'un caractère bourgeois-démocratique. La
tâche de cette révolution serait de renverser le régime tsariste, de
débarrasser l'Etat et la société de l'héritage féodal russe, de démocratiser la
vie politique et de créer les meilleures conditions pour le développement d'une
économie capitaliste moderne.
Le résultat politique de la révolution
serait, et ne pourrait être rien d’autre qu'un régime parlementaire
bourgeois-démocratique, sur le modèle de ce qui existait dans les Etats
bourgeois avancés d'Europe de l'Ouest. Le pouvoir politique reposerait dans cet
Etat entre les mains de la bourgeoisie. On ne pouvait pas, étant donné
l'arriération économique de la Russie dont l'écrasante majorité de la
population était constituée de paysans illettrés ou semi-illettrés dispersés
dans les campagnes, envisager une transition immédiate vers le socialisme. Les
conditions économiques préalables objectives d’une transition aussi
radicale n'existaient tout simplement pas à l'intérieur de la Russie.
La tâche de la classe ouvrière était de
conduire la lutte contre l'autocratie tsariste comme la force sociale la plus
combative au sein du camp démocratique, tout en reconnaissant et en acceptant
les limites bourgeoises-démocratiques objectives imposées à la révolution par
le niveau du développement socio-économique de la Russie. Ceci imposait
inévitablement une forme d'alliance politique avec la bourgeoisie libérale au
cours de la lutte contre le tsarisme. Tout en maintenant son indépendance
politique, le Parti social-démocrate ne devrait pas outrepasser le rôle qui lui
était assigné par l'histoire d’une force d’opposition dans le cadre
d'une démocratie dirigée par la bourgeoisie. Il chercherait à faire aller le
régime bourgeois le plus loin possible dans la réalisation de programmes à
caractère progressif, sans remettre en question le caractère capitaliste de
l'économie et le maintien de la propriété bourgeoise.
Le programme de Plekhanov ne constitue pas
un désaveu explicite des objectifs socialistes. Le « Père du marxisme
russe » aurait démenti avec indignation qu'on puisse déduire une telle
chose de son programme. Pour se conformer à l'état du développement
socio-économique de la Russie, les objectifs socialistes étaient bien plutôt
transférés dans un avenir indéterminé. Pendant que la Russie se développerait
progressivement dans le sens du capitalisme et atteindrait un niveau de
maturité économique rendant possible la transition vers le socialisme, le mouvement
social-démocrate mettrait à profit les opportunités fournies par le
parlementarisme bourgeois pour continuer l'éducation politique de la classe
ouvrière, la préparant pour une finale, quoique distante, conquête du pouvoir.
Pour résumer, Plekhanov développait dans sa forme la plus achevée une théorie de la
révolution en « deux étapes ». D'abord, il y aurait la
révolution bourgeoise-démocratique et la consolidation du pouvoir capitaliste.
Ensuite, après une phase plus ou moins prolongée de développement économique et
politique, la classe ouvrière (ayant achevé une période nécessairement
prolongée d'apprentissage politique) mènerait à bon terme le second stade,
socialiste, de la révolution.
L’analyse par Plekhanov des forces
motrices et du caractère socio-économique et politique de la révolution à venir
constitua pendant près de deux décennies l’imposante fondation
programmatique sur laquelle fut construit le Parti social-démocrate russe du
Travail. Au tournant du siècle toutefois — et certainement comme une conséquence de l'éclatement de la révolution en janvier 1905 — la faiblesse de
la perspective tracée par Plekhanov commença à devenir visible. Le cadre
historique employé par Plekhanov s'appuyait fortement sur l'expérience
révolutionnaire de l'Europe de l'ouest commençant avec la Révolution française de 1789-1794. La théorie des deux stades
de la révolution supposait que la situation se développerait en Russie suivant
l'ancien modèle familier. La révolution bourgeoise en Russie allait, comme en
France, amener la bourgeoisie au pouvoir. Aucune autre issue n'était possible.
Malgré ses commentaires souvent brillants
sur la dialectique — qu’en tant que logique abstraite, Plekhanov savait très bien expliquer — son
analyse de la Révolution russe tenait
visiblement de la logique formelle. Comme A = A, une révolution bourgeoise
égale une révolution bourgeoise. Ce que Plekhanov omettait de prendre en compte
c’était la façon dont de profondes différences dans la structure sociale
de la Russie, sans mentionner celle de l'Europe et du monde dans son ensemble,
affectaient son équation politique et les calculs politiques qui en
découlaient. La question qu'il fallait se poser était de savoir si la
révolution bourgeoise au vingtième siècle pouvait être considérée comme identique
à la révolution bourgeoise du dix-huitième siècle, ou même à celle du milieu du
dix-neuvième siècle. Il fallait
examiner la catégorie de la révolution bourgeoise non seulement du point
de vue de sa forme politique extérieure, mais de celui, plus profond et plus
large, de son contenu socio-économique.
Lénine et la dictature démocratique
Lénine s'attaqua à cette faiblesse dans son analyse de la révolution russe.
Quelles étaient les tâches historiques, demandait Lénine, associées aux grandes
révolutions bourgeoises ? C'est-à-dire quels furent les problèmes cruciaux du
développement social et économique aussi bien que politique qu’eurent à
aborder les révolutions bourgeoises des périodes historiques précédentes ?
Les deux tâches principales entreprises par
les révolutions bourgeoises furent la liquidation de tous les restes de
relations féodales dans les campagnes et l'achèvement de l'unité nationale. En
Russie, c’était le premier problème qui était le plus massif. Le
déroulement de la révolution bourgeoise-démocratique entraînerait un
soulèvement paysan de masse contre les vieux propriétaires terriens, et
l'expropriation et la nationalisation de leurs vastes domaines.
De telles mesures, toutefois, ne seraient
pas bien accueillies par la bourgeoisie russe qui, en tant que classe
possédante, n’avait aucune sympathie pour l'expropriation ni ne cherchait
à l’encourager quelque soit sa forme. Bien que la nationalisation de la
terre soit, dans un sens économique, une mesure bourgeoise qui
faciliterait à long terme le développement du capitalisme, la bourgeoisie était
trop profondément enracinée dans la défense de la propriété pour soutenir une
telle mesure. En d'autres mots, on ne pouvait pas compter sur la bourgeoisie
russe pour mener à son terme la révolution bourgeoise. Par conséquent, en
Russie, la révolution bourgeoise du début du vingtième siècle aurait une
dynamique sociale et une forme politique fondamentalement différentes de celles
des révolutions bourgeoises précédentes. Les tâches des révolutions bourgeoises
et démocratiques ne pourraient être menées à bien, confrontées qu'elles
seraient à une alliance de l'autocratie russe et de la grande bourgeoisie, que
sur la base d'une alliance entre la classe ouvrière russe et les masses
paysannes dépossédées et appauvries.
La question demeurait : quelle serait la
forme politique du pouvoir d'Etat qui sortirait de ce grand soulèvement des
travailleurs et des paysans ? Dans ce qui revenait à une nette rupture
avec la perspective de Plekhanov qui était celle d'un régime parlementaire
bourgeois plus ou moins conventionnel, Lénine proposait que le résultat du
renversement de l'autocratie soit quelque chose de nouveau et de très différent :
une dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie.
Avec cette formule, Lénine indiquait qu'il prévoyait un
gouvernement de caractère démocratique extrêmement radical, formé sur la base
d'une alliance de la social-démocratie russe et des représentants de la
paysannerie les plus radicaux politiquement. Toutefois, il démentait
explicitement qu'un tel régime révolutionnaire démocratique essaierait
d’appliquer des mesures d'un caractère socialiste. Il écrivait en mars 1905 :
«
Avec cette formule, Lénine indiquait qu'il prévoyait un
gouvernement de caractère démocratique extrêmement radical, formé sur la base
d'une alliance de la social-démocratie russe et des représentants de la
paysannerie les plus radicaux politiquement. Toutefois, il démentait
explicitement qu'un tel régime révolutionnaire démocratique essaierait
d’appliquer des mesures d'un caractère socialiste. Il écrivait en mars 1905 :
« La social-démocratie se déshonorerait, en
effet, si elle tentait de faire de la révolution socialiste son objectif
immédiat. Ce sont justement ces idées confuses et nuageuses qu’elle a toujours
combattues chez nos "socialistes-révolutionnaires". C’est précisément
pour cette raison qu’elle a toujours insisté sur le caractère bourgeois de la
prochaine révolution russe ; c’est bien pour cette raison qu’elle a
réclamé la distinction rigoureuse du programme minimum démocratique et du
programme maximum socialiste. Certains social-démocrates, enclins à céder aux
événements spontanés, peuvent oublier tout cela en temps de révolution ;
le parti ne peut pas l’oublier. Les tenants de cette opinion erronée tombent en
adoration devant les éléments et croient que le cours des choses obligera la social-démocratie
à déclencher, malgré elle, la révolution socialiste. S’il en était ainsi, notre
programme serait faux et ne correspondrait pas au "cours des choses" ;
c’est ce que craignent ceux qui s’inclinent devant la spontanéité ; ils
tremblent pour la justesse de notre programme. Mais leur frayeur (dont nous
avons tâché dans nos feuilletons de donner l’explication psychologique) est
tout à fait injustifiée. Notre programme est juste. C’est précisément le cours
des choses qui le démontrera à coup sûr et de plus en plus. C’est bien le cours
des choses qui nous "imposera" la nécessité absolue de lutter avec
acharnement pour la république, il orientera précisément de ce côté, dans
l’activité pratique, nos forces, celles du prolétariat politiquement actif.
C’est précisément le cours des choses qui nous imposera inévitablement, pendant
la révolution démocratique, une telle multitude d’alliés venus de la petite
bourgeoisie et de la paysannerie dont les intérêts vitaux exigeront justement
la réalisation de notre programme minimum, que toute crainte d’un passage trop
brusque au programme maximum est absolument ridicule. » [17]
Notes
[16] Cité par Plekhanov dans Nos controverses,
Oeuvres philosophiques, Tome I, (Éditions du progrès, Moscou), p. 120.
[17] Lénine, La dictature
révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie, Œuvres,
tome 8, p.297.