Cette conférence a été prononcée par le président du comité de rédaction du World Socialist Web Site, David North, à l'occasion de l’université d'été du Parti de l'égalité socialiste (Etats-Unis) et du WSWS qui s’est tenu du 14 au 20 août 2005 à Ann Arbor, dans le Michigan.
Ceci est la quatrième conférence de cette université d’été. La première, « La Révolution russe et les problèmes historiques non résolus du XXe siècle », la seconde, « Le Marxisme contre le révisionnisme à l’aube du vingtième siècle » et la troisième, « Les origines du bolchevisme et Que faire? », également données par David North, ainsi que la sixième « Le socialisme dans un seul pays et la Révolution permanente » par Bill Van Auken, sont accessibles en français sur le WSWS.
Une science de l'histoire est-elle possible ?
Il n'y a pas d'aspect du marxisme qui ait soulevé autant d'opposition que sa revendication d'avoir placé le socialisme sur une base scientifique. D'une façon ou d'une autre, ces critiques trouvent cette déclaration inacceptable, non plausible ou même impossible. Partant du fait évident que les lois du développement socio-économique que le marxisme revendique avoir découvertes n’ont pas la précision et la spécificité qui sont celles des lois découvertes par les physiciens, les chimistes et les mathématiciens, ces critiques affirment que le marxisme ne peut être considéré comme une science.
Si cette critique est valide, elle signifie qu'aucune théorie scientifique de l'histoire et du développement social n'est possible — simplement parce que, de par sa nature même, la société humaine ne peut pas être ramenée à et circonscrite par des formules mathématiques.
Mais le caractère scientifique du marxisme dépend, dans une grande mesure, du fait que 1) les lois qu'il dit avoir découvertes révèlent les mécanismes objectifs réels du développement socio-économique ; 2) la découverte de ces lois peut expliquer de façon adéquate l'évolution historique précédente de l'humanité; et 3) la compréhension de ces lois rend possible des prédictions significatives quant au développement futur de la société humaine.
Parmi les critiques les plus véhéments de la possibilité d'une science de la société capable de faire des prédictions d’avenir significatives se trouvait le philosophe austro-anglais Karl Popper. Il rejetait ce qu'il appelait l’« historicisme », ce par quoi il entendait « une approche des sciences sociales qui suppose que la prédiction historique est leur principal objectif et qui suppose que ce but peut être atteint en découvrant les "rythmes" ou les "modèles", les "lois" ou les "tendances" qui sous-tendent l'évolution de l'histoire. » Popper écrivit qu'il était « convaincu que de telles doctrines ou méthodes historicistes sont au fond responsables de l'état insatisfaisant de la théorie des sciences sociales... » [1]
Popper affirmait avoir démontré que la prédiction historique était impossible, une conclusion qu'il basait sur l'interrelation entre les axiomes suivants:
« Le cours de l'histoire humaine est fortement influencé par la croissance de la connaissance humaine.
« Nous ne pouvons prédire, par des méthodes rationnelles ou scientifiques, la croissance future de nos connaissances scientifiques.
« Nous ne pouvons de ce fait, prédire le cours futur de l'histoire humaine.
Cela signifie que nous devons rejeter la possibilité d'une histoire théorique ; c'est-à-dire d'une science sociale historique qui correspondrait à la physique théorique. Il ne peut pas y avoir de théorie scientifique du développement historique qui serve de base à la prédiction historique.
« Le but fondamental des méthodes historicistes est de ce fait une erreur de conception et l'historicisme s'effondre » [2]
La critique de Popper est idéaliste de part en part: la base du développement historique, argumente-t-il, est la pensée et la connaissance ; et puisque nous ne pouvons pas savoir aujourd'hui ce que nous saurons dans une semaine, un mois, un an ou même davantage, la prédiction historique est impossible.
La conception idéaliste de l’histoire de Popper échoue à prendre en compte la question des origines historiques de la pensée et de la connaissance. La tentative de Popper d’invoquer les limites de la connaissance comme une barrière absolue pour une histoire scientifique échoue dans la mesure où l’on peut montrer que la croissance de la connaissance humaine est elle-même un produit du développement historique et qu’elle est soumise à ses lois. Le fondement de l'histoire humaine se trouve non pas dans l’accroissement de la connaissance, mais dans le développement du travail — l'essentielle et première catégorie ontologique de l'être social. J'entends cela dans le sens indiqué par Engels — que l'apparition de l'espèce humaine, la croissance du cerveau humain, et le développement de formes de conscience spécifiquement humaines sont le résultat de l'évolution du travail.
L'établissement de la primauté ontologique du travail a servi dans l’œuvre de Marx de fondation à la conception matérialiste de l'histoire, qui fournit une explication du processus de transformation sociale qui n’est pas dépendant de la conscience — sans, bien sûr, en être jamais absolument indépendant.
On peut montrer que son identification de l'interaction des rapports de production (dans lesquels les hommes entrent indépendamment de leur conscience) et des forces de production matérielles conserve sa validité sur une durée significative de temps historique pendant lequel, on peut le présumer sans risque, la connaissance humaine s’est développée.
Ce qui fournit l'impulsion essentielle du changement historique, ce n'est pas l'ampleur ni le niveau de la connaissance en elle-même, mais les interactions dialectiques des forces productives et des rapports sociaux de production, qui constituent, dans leur unité et leur conflictualité, les fondations économiques de la société.
Pour revenir à Popper, ce qu'il veut dire, quand il déclare que la prédiction historique est impossible parce que nous ne savons pas ce que nous saurons demain, n'est pas clair. Une interprétation de cet axiome est que l'acquisition de quelque forme ou type de connaissance nouveau pourrait modifier la condition humaine de façon si radicale qu'elle pourrait placer l'humanité sur une trajectoire nouvelle et jamais imaginée jusque-là de développement social, invalidant par là toutes les prédictions.
Mais qu'est-ce que cela pourrait être ? Imaginons quelque chose de vraiment exceptionnel, la découverte soudaine d'une technologie qui multiplierait du jour au lendemain la productivité de l'humanité par 1000. Pourtant, même dans un cas aussi extraordinaire, l'ossature théorique du marxisme ne serait pas réduite à néant. Cette croissance jusque-là inimaginable du pouvoir des forces productives aurait un impact énorme sur les rapports de propriété existants. De plus, comme toujours sous le capitalisme, l’usage et l'impact des avancées de la connaissance et de la technique seraient déterminés par les besoins et les intérêts du marché capitaliste.
Envisageons une autre signification possible de l'axiome de Popper : une connaissance nouvelle viendrait invalider le matérialisme historique en tant que théorie du développement socio-économique de l'homme. Si nous admettons la possibilité que le développement à venir de la connaissance vienne démontrer le caractère inadéquat du matérialisme historique, cela impliquerait qu'il a été remplacé par une théorie qui rendrait possible une compréhension plus profonde de la nature du développement historique. Si cette nouvelle théorie venait démontrer que l'accent mis par Marx sur les fondations socio-économique était inadéquat ou incorrect, elle ferait cela en mettant à jour une autre impulsion, préalablement non découverte, du développement historique.
En d'autres mots, l'expansion de la connaissance ne rendrait pas la prédiction historique impossible, elle rendrait bien plutôt possible des prédictions de nature plus profonde, plus exhaustive et plus précise. Il est bien plus facile de retourner contre Popper lui-même la croissance de la connaissance, dont il fait la pierre d’angle de son procès contre Marx
Au cours de son argumentation, Popper est obligé de reconnaître que « l'historicisme », c’est-à-dire le marxisme, établit bien qu'il existe « des directions ou tendances » dans le changement social dont « l'existence peut difficilement être contestée... » Mais, insiste-t-il « les tendances ne sont pas des lois. » Une loi est intemporelle, universellement valable pour toutes époques et conditions. Une direction ou une tendance, d'un autre côté, bien qu'elle puisse avoir persisté « pendant des centaines ou des milliers d'années peut changer en une décennie, ou même plus rapidement que cela... Il est important de faire remarquer que lois et tendances sont des choses radicalement différentes. » [3]
Sur la base d’un tel raisonnement il serait possible à Popper d'argumenter que l'unité et le conflit entre les forces productives et les relations sociales, bien qu'ils persistent depuis des milliers d'années dans l'histoire humaine ne sont qu'une tendance. La même chose pourrait être dite de la lutte des classes en général. Que la lutte des classes ait joué un rôle clé dans l'histoire depuis cinq mille ans est bien possible, mais cela pourrait ne plus être vrai à l’avenir et par conséquent la lutte des classes est seulement une tendance.
Le postulat d'une distinction absolue entre loi et tendance est un exercice de logique métaphysique, qui viole la nature d'une réalité sociale complexe. La vaste hétérogénéité du phénomène social, dans lequel des millions d'individus poursuivent consciemment ce qu'ils perçoivent, de façon correcte ou incorrecte, comme étant leurs intérêts, produit une situation dans laquelle les lois « peuvent seulement s'accomplir elles-mêmes dans le monde réel en tant que tendances et en tant que nécessités seulement dans l’enchevêtrement de force en opposition, seulement dans une médiation se faisant par l'intermédiaire d'accidents sans fin. » [4]
La base ultime du rejet du marxisme par Popper (qui, avec toutes sortes de variations mineures, est largement partagé) est la conception qu'il y a tout simplement trop de facteurs, trop d'interactions, trop de variables imprévues dans la conduite humaine. Comment une vision déterministe de la société humaine peut-elle être réconciliée avec le fait social indéniable que des évènements insensés, qui semblent provenir de nulle part, se produisent ? Il y a juste trop de Texas Book Depositories et de Dealey Plazas (respectivement l’immeuble d’où furent tirés les coups de feu lors de l’assassinat de J.F. Kennedy, le 22 novembre 1963 et l’endroit où se trouvait alors la voiture du président américain, N.D.T) dans le monde pour nous autoriser à faire des prédictions avec le degré de certitude exigé par la science véritable. C'est pourquoi, pour parler comme feu Sir Popper « Les sciences sociales ne semblent pas avoir jusqu'à présent trouvé leur Galilée. »[5]
En laissant de côté pour une autre fois les problèmes complexes des relations entre hasard et nécessité, il faut dire que l'histoire partage avec beaucoup d'autres sciences l'impossibilité de faire des prédictions absolues à propos des évènements futurs. La météorologie est une science, mais les météorologues ne peuvent garantir la justesse de leur prévision pour le lendemain sans même parler de la semaine suivante. Bien qu'il soit probable que leurs capacités de prévision continueront à s'améliorer, il est peu probable que les météorologues atteignent une prédictibilité absolue. Néanmoins, même s’ils ne peuvent pas prédire si le barbecue que nous avons prévu de faire dans notre jardin la semaine prochaine aura lieu, comme souhaité, sous des cieux sans nuages, leur capacité à analyser des modèles météorologiques et de prévoir des tendances climatiques joue un rôle déterminant et indispensable dans d’innombrables aspects de la vie socio-économique. La prédictibilité rencontre tout aussi bien des limites dans les sciences biologiques, l'astronomie et la géologie. Comme l'explique le physicien prix Nobel Steven Weinberg:
« Même un système très simple peut présenter un phénomène connu sous la dénomination de chaos et qui fait échouer nos efforts pour prédire l’avenir de ce système. La caractéristique d'un système chaotique est qu'à partir de conditions initiales similaires, il peut aboutir, après un certain temps, à des résultats entièrement différents. La possibilité du chaos dans des systèmes simples est en fait connue depuis le début du siècle ; le mathématicien et physicien Henri Poincaré a montré à cette époque que le chaos peut se développer même dans un système aussi simple qu'un système solaire avec seulement deux planètes. On a compris pendant des années les espaces sombres entre les anneaux de Saturne comme se produisant précisément aux endroits de l'anneau d'où toute particule en orbite serait éjectée par son mouvement chaotique. Ce qui est nouveau et excitant à propos de l'étude du chaos, ce n'est pas que le chaos existe, mais que certaines formes de chaos montrent des propriétés quasi universelles qui peuvent être analysées mathématiquement.
« L'existence du chaos ne signifie pas que le comportement d'un système comme les anneaux de Saturne ne soit pas, de quelque façon, complètement déterminé par les lois du mouvement et de la gravitation et par ses conditions initiales, mais signifie seulement que, de façon pratique, nous ne pouvons pas calculer comment certaines choses (comme l'orbite des particules dans les espaces sombres entre les anneaux de Saturne) évoluent. Pour être un peu plus précis : la présence du chaos dans un système signifie que pour n'importe quelle précision donnée avec laquelle nous décrivons les conditions initiales, il arrivera finalement un moment où nous perdrons la capacité de prédire comment le système se comportera... En d'autres mots, la découverte du chaos n'abolit pas le déterminisme de la physique pré-quantique, mais il nous force à être un peu plus prudent lorsque nous disons ce que nous entendons par ce déterminisme. La mécanique quantique n'est pas déterministe dans le même sens que la mécanique de Newton; le principe d'incertitude de Heisenberg nous avertit de ce que nous ne pouvons pas mesurer précisément en même temps la position et la vélocité d'une particule, et, même si nous effectuons toutes les mesures qui sont possibles à un moment donné, nous ne pouvons émettre que des probabilités pour ce qui est des résultats d’expériences à tout autre moment futur. Néanmoins, nous verrons que même dans la physique quantique, il y a toujours un sens dans lequel le comportement de n'importe quel système physique est entièrement déterminé par les conditions initiales et les lois de la nature. » [6]
Le caractère scientifique du marxisme ne dépend pas de sa capacité à prédire les manchettes sur la première page du New York Times de demain. Ceux qui recherchent ce type de prédiction devraient consulter un astrologue. Le marxisme, en tant que méthode d'analyse et conception matérialiste du monde, a bien plutôt mis à jour les lois qui gouvernent les processus sociaux-économiques et politiques. La connaissance de ces lois dévoile des directions et des tendances sur la base desquelles peuvent être fondées des « prédictions » historiques solides et qui donnent la possibilité d'intervenir consciemment, de façon à pouvoir atteindre un résultat favorable à la classe ouvrière.
L'attaque de Popper sur la légitimité du marxisme et son rejet de la possibilité d'une prédiction historique manque dans ce sens le test le plus crucial de tous : celui de l'expérience historique concrète. Le développement du matérialisme historique a représenté un bond majeur dans la compréhension de la société humaine, une avancée de la théorie sociale scientifique qui donnait à la pratique sociale humaine, en tout premier lieu dans la sphère politique, un degré de prise de conscience historique de soi sans précédent. A un degré qui ne pouvait pas être atteint auparavant, la révélation des lois du développement socio-économique a permis à l'homme de situer sa propre pratique dans un processus objectif de causalité historique. La prophétie a été remplacée par la science de la perspective politique.
A suivre
Notes
[1] Traduit de
l’anglais: “Historicism,” in Popper, Selections, ed. David Miller (Princeton: Princeton
University Press, 1985), p. 290.
[2] Traduit de l’anglais: The Poverty of Historicism (London and New
York: Routledge, 2002), pp.
xi-xii.
[3] Traduit de l’anglais: The Poverty of Historicism, p. 106.
[4] Traduit de l’anglais: Georg Lukács, The Ontology of Social Being, Volume
2: Marx (London: Merlin Press, 1978), p. 103.
[5] Traduit de l’anglais: The Poverty of Historicism, p. 1.
[6] Traduit de l’anglais: Dreams of a Final Theory: The Scientist’s Search
for the Ultimate Laws of Nature (New York: Vintage, 1994), pp. 36-37.
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