Le jeudi 9 février, la Cour suprême
espagnole a prononcé contre le juge d'instruction de l'Audience nationale,
Baltasar Garzón, une peine de 11 ans d'interdiction d'exercer la fonction de
juge ou de magistrat.
A la fin de son interdiction
professionnelle, Garzón aura 68 ans. Dans les faits, cette peine met un terme à
sa carrière juridique. Dans son jugement, qui est ferme et sans appel, le panel
de sept magistrats du tribunal suprême, a dit que Garzón ne pourra plus jamais
remplir une quelconque fonction de juge.
Les juges Joaquín Giménez, Andrés Martínez
Arrieta, Miguel Colmenero, Francisco Monterde, Juan Ramón Berdugo, Luciano
Varela et Manuel Marchena, ont déclaré à l'unanimité Garzón coupable d'abus de
pouvoir en ordonnant des écoutes téléphoniques de conversations entre des
personnes suspectées dans une affaire de corruption impliquant le Parti
populaire (PP) droitier, à présent au gouvernement. Le juge avait enregistré
des conversations entre les accusés incarcérés et leurs avocats.
Cette plainte contre Garzón avait été
déposée par les deux principaux accusés dans la tristement célèbre affaire de
corruption « Gürtel » : l'homme d'affaires Francisco Correa et
son bras droit, Pablo Crespo. Correa avait entretenu des liens avec des
responsables du PP et est accusé de corruption, de blanchiment d'argent et
d'évasion fiscale.
Après quatre ans d'enquête, Garzón est
devenu la première personne à être punie dans cette affaire.
Garzón est également accusé d'entrave
présumée au cours de la justice et d'avoir enfreint la Loi d'Amnistie votée en
1977 qui amnistie les crimes de l'ère franquiste, du fait de son enquête sur la
disparition de 114.000 personnes durant la guerre civile espagnole et la
dictature franquiste qui s'ensuivit. Le verdict est attendu le mois prochain.
Le véritable objectif de cette chasse aux
sorcières contre Garzón et de sa suspension est de le punir pour avoir menacé
de miner l'accord corrompu auquel avait abouti l'ensemble des factions de
l'élite politique et de la classe dirigeante espagnole. La constitution d'un
régime parlementaire en Espagne et l'intégration du pays dans les institutions
bourgeoises d'Europe, telle l'Union européenne (UE), à partir de la fin des
années 1970, avaient été conditionnées par la dissimulation des crimes des
fascistes et de leurs héritiers au PP.
En 2005, Garzón avait réclamé la création
d'une « commission vérité » pour enquêter sur les crimes contre
l'humanité commis durant la dictature du général Francisco Franco qui avait
régné en Espagne à partir de la fin de la guerre civile en 1939 jusqu'à sa mort
en 1975.
En 2008, Garzón avait ouvert une enquête à
la demande de proches de victimes. Il avait ordonné l'exhumation de 19
charniers de masse anonymes dont l'un était supposé contenir les restes du
poète Federico Garcia Lorca.
L'enquête de Garzón aurait couvert trois
périodes - la guerre civile du 17 juillet 1936 à février 1937, l'état d'urgence
entre mars 1937 et début 1945 et l'« action répressive » entre 1945
et 1952, « marquée par l'élimination des guérillas et des gens qui les ont
soutenus. »
L'acte d'accusation de Garzón montre
clairement que ses intentions étaient limitées, qu'il ne comptait pas soulever
des questions politiques mais quelque chose « de bien plus modéré » -
l'enquête sur les « disparitions forcées ». Un mois plus tard, sous
la pression des procureurs il avait abandonné la procédure contre Franco et ses
alliés, disant vouloir confier aux tribunaux régionaux la responsabilité de
l'ouverture de 19 fosses communes supposées contenir les restes de centaines de
victimes.
Ceci ne sauva pas le juge. Garzón fut
suspendu en 2010, dans l'attente d'un procès, pour avoir outrepassé son
autorité en ordonnant une enquête sur les meurtres de masse durant la guerre
civile de 1936 à 1939. Les deux autres plaintes ont été déposées plus tard.
L'élite dirigeante craint qu'une telle
enquête dévoile non seulement les exécutions sommaires, les fosses communes,
les disparitions, les enfants volés et les répressions fascistes, mais qu'elle
identifie également les responsables de ces crimes. Bon nombre de leurs
descendants et partisans occupent des postes aux niveaux les plus élevés de
l'Etat, dans le gouvernement PP et au sein du pouvoir judiciaire lui-même.
Avant tout, une telle enquête remettrait en
cause l'accord politique conclu après la mort du dictateur et qui a accordé
l'amnistie politique aux fascistes, à l'armée, à la garde civile, aux juges,
aux chefs religieux et à tous ceux qui furent impliqués dans les crimes du
régime Franco.
Grâce au Parti communiste et aux
sociaux-démocrates du PSOE, le régime démocratique établi durant les années qui
ont suivi la mort de Franco a sauvé le capitalisme espagnol du châtiment exigé
par la classe ouvrière. Mais ces arrangements sont de plus en soumis à des
tensions, au fur et à mesure que les tensions sociales augmentent une fois de
plus en Espagne. Une section de l'élite dirigeante a décidé qu'il était temps
de régler des comptes et a décidé de lancer une contre-attaque préventive
contre Garzón, et qui aura des conséquences majeures pour l'Etat de droit.
L'impact immédiat de ce verdict et de cette
sanction est de garantir que personne au sein du système judiciaire ne fera
plus jamais rien qui aille à l'encontre des intérêts de l'élite dirigeante.
Garzón a délaré, « Cette sanction
écarte toutes les chances d'enquêter sur la corruption et ses crimes associés;
elle ouvre une ère d'impunité, et, en cherchant à se débarrasser d'un juge en
particulier, compromet l'indépendance du pouvoir judiciaire espagnol. »
La sanction a été accueillie par des
protestations impliquant quelque 10.000 personnes scandant « La mafia
judiciaire, ça suffit! » « Purification des juges franquistes »
et « Non aux franquistes à la Cour suprême ». Sur des pancartes, on
pouvait lire, « L'Espagne sens dessus dessous, les corrompus et les
fascistes jugent le juge » et « Ils dissimulent leurs délits en se
débarrassant de Garzón. »
La porte-parole du Conseil général du
pouvoir judiciaire (CGP), Gabriela Bravo, a répondu à l'indignation publique
largement répandue en défendant la Cour suprême. « Je sais qu'une partie
des citoyens n'accepte pas ce jugement, » a-t-elle dit, « mais je
pense qu'il est intolérable qu'ils (les juges de la Cour suprême) soient
appelés fascistes pour autant. »
Plusieurs membres du pouvoir judiciaire ont
aussi exprimé leur stupéfaction et leur indignation devant cette sanction dans
le dossier Gürtel et mis en garde contre les effets qu'elle aura sur les
enquêtes menées par d'autres magistrats. Jaume Asens, du Comité de défense de
l'Ecole des avocats de Barcelone, a considéré le jugement « comme une
attaque contre l'indépendance des juges. Ce que les juges de la Cour suprême
ont clairement montré c'est qu'il est risqué d'enquêter sur les puissants. »
On ne trouve pas un sentiment d'indignation
comparable dans les remarques faites par le coordinateur fédéral de la Gauche
unie (Izquierda Unida, IU), Cayo Lara. IU est une coalition politique dirigée
par le Parti communiste. Lara a déclaré complaisamment, « Aujourd'hui est
un bien triste jour pour la justice espagnole et pour les démocrates. »
Toutefois, il a poursuivi en minimisant les
implications du jugement. A son avis, le jugement contre Garzón « ne va
pas forcément créer un précédent, » a-t-il dit. Il s'est dit persuadé que
les autres procès ne vont pas « suivre la même voie. »