Des reportages sont apparus dans les médias européens
prétendant que les efforts déployés par les services secrets français pour
déstabiliser ou renverser le gouvernement libyen du colonel Mouammar Kadhafi
auraient joué un rôle dans les protestations du mois derniers à Benghazi et qui
ont finalement mené à la guerre en Libye.
Le Conseil national, un groupe rebelle libyen basé à
Benghazi et dirigé par d’anciens responsables du régime, a réclamé des
pouvoirs occidentaux un soutien militaire. Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne
et le gouvernement français du président Nicolas Sarkozy ont alors lancé une
guerre contre la Libye le 19 mars.
Des allégations sur l’implication des services
secrets français tournent autour d’un article du journaliste Franco
Bechis publié le 23 mars dans le quotidien italien de droite Libero, et intitulé
« ‘Sarko’ a manigancé la révolte libyenne. » Il met
l’accent sur l’étrange affaire de Nouri Mesmari – ancien chef
du protocole de Kadhafi qui s’était enfui à Paris en octobre – et
affirme que Mesmari avait mis les fonctionnaires français en contact avec des
officiers de l’armée et des activistes à Benghazi complotant contre
Kadhafi.
Bechis s’appuie en grande partie sur des dépêches du
portail français de l’intelligence économique Maghreb Confidential.
Le 21 octobre de l’année dernière, Maghreb Confidential avait
rapporté que le « chef du protocole de Mouammar Kadhafi, Nouri Mesmari,
[était] présentement à Paris après une escale en Tunisie. Normalement, Mesmari
ne quitte pas son patron d’une semelle et donc des bruits courent
qu’il pourrait avoir rompu ses relations de longue date avec le dirigeant
libyen. »
Un influent réformateur pro libre-échange de l’élite
dirigeante libyenne, Mesmari a joué un rôle crucial au sein du régime Kadhafi.
Il a coordonné les visites en Libye des chefs d’Etat étrangers et leur
utilisation de la flotte d’avions privés de la Libye. Il a aussi
supervisé les versements d'argent de l’Etat aux enfants de Kadhafi qui
sont devenus d’importants dirigeants d’entreprises en Libye en
s’octroyantdes fonds de l’Etat.
Jeune Afrique,
magazine d’informations français sur les affaires africaines, a observé
que l’affaire Mesmari « alimente les rumeurs les plus
contradictoires. Le ‘Guide’ [c’est-à-dire
Kadhafi] aurait, dit-on, giflé et insulté Mesmari lors du sommet arabo-africain
qui s’est tenu à Syrte les 9 et 10 octobre. Ce fut en tout cas la
dernière apparition publique de l’intéressé avant que ne filtre, le 22
octobre, l’information selon laquelle il aurait fui pour la
France. »
Le 18 novembre, Maghreb Confidential écrivait, « Les allées et venues de Nouri
Mesmari ont suscité beaucoup de curiosité ces dernières semaines. Le chef du
protocole de Mouammar Kadhafi qui semblait être le frère siamois du dirigeant
libyen, s’était rendu en France fin octobre, en passant par la Tunisie.
Officiellement, Mesmari, qui souffre d’une maladie chronique, était venu
à Paris pour subir une intervention chirurgicale. Sa femme et sa fille lui
avaient en effet rendu visite et résider un temps à l’Hôtel Concorde
Lafayette de Paris. Il a été perdu de vue depuis. Mesmari qui voudrait prendre
sa retraite est l’un des plus proches confidents de Kadhafi et connaît
parfaitement tous ses secrets. »
Le même jour, Maghreb Confidential faisait état de pourparlers entre des opérateurs
français et américains du marché du blé – dont France Export Céréales,
FranceAgrimer, des managers de Soufflet, de Louis Dreyfus, de Glencore, de Cani
Céréales, Cargill et Conagra – et les moulins d’Etat libyen.
Ceux-ci incluaient le Moulin à farine national & Cie à Benghazi et la
Compagnie des Moulins à farine & à Fourrage à Tripoli.
La classe dirigeante française était déterminée à
développer sa part de marché en Libye. Avant la visite du 14-17 décembre
– des banques française Crédit Agricole et Société Générale, les firmes
d’ingénierie Alstom et Thales, le groupe Lafarge [matériaux de
construction] –Maghreb Confidential écrivait : « Les firmes françaises sont déterminées à
grimper dans la hiérarchie des partenaires commerciaux de la Libye.
L’Italie est actuellement le numéro un, avec la Chine arrivant en
deuxième position et la France loin derrière au sixième rang. »
Mais, selon Bechis, ces visites ont fourni un prétexte aux
responsables de l’armée française pour sonder l’opposition des
militaires libyens.
Fait intéressant, la visite du négoce du blé avait été
initialement prévue en octobre, mais les fonctionnaires français
l’avaient reportée à novembre, en mentionnant les grèves d’octobre
dans les terminaux pétrolier en France. Ceci a signifié que la visite a eu lieu
après la signature finale du 2 novembre de l’alliance militaire entre la
Grande-Bretagne et la France, les deux principales puissances qui bombardent la
Libye.
L’alliance franco-britannique comprenait un accord
pour effectuer un long exercice de bombardement du 21 au 25 mars, portant le
nom de code « Southern Mistral » (Mistral du Sud), et ressemblant au
bombardement à longue distance de la Libye qui a débuté le 19 mars.
L’opération a été annulée en raison du déclenchement de la guerre.
Selon le site Internet de l’armée de l’air française
Southern Mistral, « La France et la Grande-Bretagne ont signé le 2
novembre 2010 des accords sans précédent sur la défense et la sécurité.
L’opération franco-britannique Southern Mistral qui s’inscrit dans
le cadre de ces accords devrait se dérouler du 21 au 25 mars 2011 sur plusieurs
bases aériennes françaises. A cette occasion, les forces françaises et
britanniques effectueront des missions aériennes de type COMAO (Composite Air
Operation, [missions aériennes combinées]) et un raid aérien spécifique
(Southern Storm, Tempête du Sud) en vue de délivrer une frappe conventionnelle
à très longue distance. (Retraduit de l’anglais)
En commentant la visite de négoce du blé de novembre,
Bechis écrit que « sur le papier, il s’agi[ssai]t d’une
mission commerciale française pour essayer d’obtenir à Benghazi de juteux
contrats. Mais, des militaires français se trouv[aient] aussi dans le groupe,
déguisés en hommes d’affaires. A Benghazi, ils vont rencontrer, Abdallah
Gehani, un colonel de l’aviation libyenne. Il est au-dessus de tout
soupçon, mais l’ancien chef du protocole de Kadhafi a révélé qu’il
était prêt à déserter et qu’il avait aussi de bons contacts dans les
cercles dissidents tunisiens. L’opération est menée en grand secret, mais
quelque chose filtre jusqu’aux hommes les plus proches de Kadhafi. Le colonel se doute de quelque chose. »
Le 28 novembre, Kadhafi a lancé un mandat d’arrêt
international à l’encontre de Mesmari pour détournement de fonds et
Mesmari a été arrêté le lendemain en France.
Lors de sa garde à vue, il aurait fourni des informations
extensives sur la Libye au gouvernement français. Maghreb Confidential avait écrit le 9 décembre, « Craignant pour sa
vie, Mesmari a demandé l’asile politique. Officiellement, la Libye
affirme qu’il a détourné de l’argent. Jadis, un proche de Mouammar
Kadhafi, il a été décrit comme le « WikiLeak libyen » en raison de
tout ce qu’il sait sur le régime. S’attendant à ce que
d’autres fassent défection, Tripoli a confisqué les passeports de
plusieurs fonctionnaires, dont le ministre des Affaires étrangères, Moussa
Koussa, qui fait également l’objet d’une enquête pour
fraude. »
Mais, le 15 décembre, la cour d’appel de Versailles
relâche Mesmari, en jugeant que sa détention était « irrégulière. »
Après sa libération, Mesmari est descendu dans une sélection d’hôtels de
luxe à Paris, sous la protection du gouvernement français.
Au cours du mois suivant, une série de fonctionnaires
libyens ont été envoyés à Paris pour faire revenir Mesmari en Libye. Bechis
écrit, « Le 16 décembre, c’est Abdallah Mansour, le chef de la
télévision libyenne qui essaie. Les autorités françaises l’arrêtent dans
le hall d’entrée de l’hôtel [Concorde Lafayette]. Le 23 décembre,
d’autres Libyens arrivent à Paris : Farj Charrani, Fathi Boukhris et
All Ounes Mansouri. » Ceux-ci seraient des membres du mouvement
anti-Kadhafi lancé le 17 février à Benghazi.
En janvier, la situation devenait plus tendue en Libye
alors que les protestations de la classe ouvrière s’étendaient partout
dans le pays voisin, en Tunisie, en forçant le président tunisien Zine El
Abidine Ben Ali à démissionner le 14 janvier.
Le fils de Kadhafi, Moatassim, a passé une semaine à Paris
en tentant en vain de convaincre Mesmari de revenir en Libye :
« Moatassim Kadhafi, a quitté Paris bredouille le 5 février. Le fils de
Mouammar Kadhafi qui séjournait depuis fin janvier à l’hôtel de luxe
Bristol, n’a pas réussi à persuader Nouri Mesmarai de rentrer au pays.
L’ancien chef du protocole de Kadhafi, Mesmari se trouvait officiellement
à Paris pour des raisons médicales mais fut brièvement interpellé par les
autorités françaises après le lancement du mandat d’arrêt international à
son encontre. Tout en affirmant que ‘tout a à présent été résolu’,
Mesmari semble peu disposé à rentrer sans disposer de ‘garanties’ à
toute épreuve. »
Comme le régime Kadhafi prenait des mesures de sécurité de
plus en plus extensives, il a arrêté l’homme nommé par Bechis comme le
principal contact de la France à Benghazi, le colonel Abdallah Gehani. Le 27
janvier, Maghreb Confidential a
rapporté, « Le général Aoudh Saati, chef du service de renseignement dans
l’Est de la Libye (Benghazi), une région historiquement rebelle, a reçu
l’ordre d’écraser toute manifestation de solidarité avec la
révolution tunisienne. Le gouvernement central reproche à certains officiers de
perdre trop de temps sur les réseaux sociaux de l’Internet qui ont
tendance à propager des protestations. Plusieurs officiers ont été arrêtés,
dont le colonel des forces aériennes Abdallah Gehani. »
Le 17 février, Maghreb Confidential a écrit, « Benghazi est depuis longtemps une
épine dans le pied du colonel Kadhafi. La deuxième ville
‘égyptienne’ de la Libye est historiquement un foyer de la
rébellion et elle est à la hauteur de sa réputation. Sur huit activistes
arrêtés ces derniers jours, six appartiennent au mouvement du 17 février, nommé
d’après la répression sanglante contre les manifestants anti-gouvernement
à Benghazi du 17 février 2006. Ceux sont Farj Charrani, Fathi Boukhris, Ali
Ounes Mansouri, Safiddin Hilal Sahrif, Jalal Kouafi et, bien sûr, [Jamal]Al Hajji »
Le commentaire de Bechis, « Mais c’était trop
tard: Gehani avait déjà préparé une révolte avec les Français à
Benghazi. »