Au
même moment où les électeurs canadiens s’apprêtent prétendument à choisir leur prochain gouvernement
et ses politiques, la grande entreprise canadienne est en train de préparer le
vrai programme qui sera implanté par l’élite
politique.
Parmi
ses priorités se trouve une offensive majeure sur ce qui reste des
programmes sociaux, dont la principale cible sera le système de
soins santé public.
Pendant
la campagne électorale ou dans les mois qui l’ont précédé, des hommes d’affaires et des lobbys d’entreprise, des ex-politiciens, des éditorialistes
et des chroniqueurs ainsi que des académiciens se sont succédé pour
demander que les Canadiens aient une «conversation
adulte» sur le système de
soins de santé.
En
lisant tous les commentaires parus récemment, il n’est pas difficile de trouver ce que cette
«conversation adulte» signifie. Alors qu’elle
prétend
que le système de santé public existant est financièrement
«non viable», la
grande entreprise et ses représentants idéologiques demandent que la
responsabilité pour le financement du système de santé soit
transférée en
grande partie sur le dos des individus et de leurs familles plutôt que
de l’État
et que, au nom de l’«efficacité», les compagnies privées
jouent un rôle beaucoup plus grand dans la prestation de soins.
Le
système
de santé public du Canada a été ravagé par des années de
coupes et de sous-financement. Le déclin subséquent
de la qualité des soins a servi de prétexte pour une décision
de la Cour suprême permettant une expansion importante
des cliniques de santé privées. Néanmoins, la grande entreprise
est très
insatisfaite et déterminée à fortement accélérer
le démantèlement
du système de santé, soi-disant « non viable».
Consciente
d’une importante résistance
dans la population contre la tentative de démanteler le système de
santé
public et de la réticence conséquente de ses porte-drapeaux
politiques à promouvoir la privatisation ainsi qu’un système à plusieurs vitesses où l’argent détermine la vitesse d’accès aux soins et leurs qualités, la
grande entreprise cherche à développer un mécanisme
politique pour imposer son programme. Voilà pourquoi elle appelle à une «conversation adulte», c’est-à-dire à un débat de droite qui accepte non
seulement l’ordre social capitaliste, mais
aussi le cadre fiscal créé par des années de baisses d’impôts pour les entreprises et les
riches.
Comme
elle le fait habituellement, l’élite
dirigeante cherche à masquer ses intentions. Elle prétend
que son but n’est pas de détruire
le système de santé public, mais seulement de le «réformer» dans
le but de le «sauver».
John
Manley, ancien ministre libéral fédéral des Finances et maintenant
le chef du Conseil canadien des chefs d’entreprise (CCCE), le plus puissant lobby d’entreprises du pays, a donné le
ton à
la campagne des médias et de différents groupes de droite vers
la fin mars, au début de la campagne électorale.
Il a déclaré que
les «Canadiens et leurs
gouvernements doivent adopter une attitude sérieuse concernant la réforme
(et donc le sauvetage) du système de soins de santé.» Dans son«Programme pour le prochain gouvernement», le CCCE lui conseille de «mener une conversation sérieuse
sur la santé».
Peu
après le discours de Manley, la C.D. Howe Institute et l’Institut
Fraser, deux influents think tank de droite, ont publié des rapports
défendant l’idée que les dépenses reliées au système de santé augmentent
beaucoup trop rapidement par rapport aux revenus des gouvernements et que des
coupes et des privatisations seront nécessaires afin de neutraliser ce que la C.D.
Howe Institute appelle la « maladie chronique des dépenses en soin de
santé ».
Un des auteurs du rapport de la C.D. Howe Institute,
David Dodge, est un ancien gouverneur de la Banque du Canada et un ancien
sous-ministre des Finances dans les années 1990, lorsque le parti libéral de
Chrétien-Martin avait imposé les plus grandes coupes budgétaires de l’histoire
du pays.
Le 18 avril, au beau milieu de la campagne électorale, Neil
Fraser, le président
de Medtronic of Canada limited, une compagnie qui produit des médicaments et des
instruments contre le diabète, a présenté une conférence à la Bourse de
Toronto intitulé« Pourquoi le secteur
privé peut et
doit faire partie de la solution concernant les soins de santé au Canada».
Le 19 avril, un historien conservateur bien connu,
Michael Bliss, a publié une chronique dans le Globe and Mail intitulée
« Voici la bonne façon de réformer le système de santé ». Bliss
argumente qu’une commission royale sur le système de soins de santé
serait le bon mécanisme pour mettre de l’avant
des mesures nettement impopulaires. Cette même proposition a aussi été faite
par l’ex-premier
ministre du parti progressiste-conservateur, Brian Mulroney.
Parlant
en tant que membre de l’élite, Bliss, de manière
pragmatique, commence sa chronique en déclarant : « Tout le monde
sait que des mesures doivent être prises dans les prochaines années afin de
réformer le système de santé canadien. » Il déplore ensuite que
« personne ne sait comment le faire ».
Critiquant
les groupes de réflexion et les groupes d’études universitaires pour ne
pas être en mesure d’ « obtenir un large appui pour remplir le
vide » laissé par « des politiciens qui recherchent des votes [et qui
sont] terrifiés de ne pas correspondre à l’opinion publique », Bliss
argumente qu’une commission royale pourrait formuler un consensus dans la
classe dirigeante que le gouvernement pourrait ensuite « utiliser comme la
base d’un programme de réforme qui pourrait devenir une question centrale
dans la prochaine élection ». Sans utiliser un tel moyen pour
« dépolitiser » le débat sur la santé et développer un
« consensus national » en se servant d’ « experts »
attitrés plutôt que des personnes redevables envers les électeurs, « nous
nous condamnons à la dérive, à l’incohérence, à davantage de démagogie et
à une augmentation de la colère et l’apathie du public ».
Vers la fin avril, un autre groupe de réflexion de
droite influent, le Conference Board of Canada, a annoncé la formation de l’Alliance
canadienne pour un système de santé viable, qui sera financée par certaines des
plus grandes banques du pays, des compagnies d’assurances
et des grandes entreprises. Cette initiative de la grande entreprise a été chaudement
accueillie par le Globe and Mail, qui déclare dans un article élogieux
que la mission de l’Alliance est de « développer des idées [qui]
peuvent assurer le mieux possible que les coûts de la santé ne deviennent pas
hors de contrôle pour les contribuables – et pour
les sociétés ».
Les
chefs des quatre principaux partis ont réagi à ce tollé de la bourgeoisie en se
présentant, de manière complètement hypocrite, comme de grands défenseurs du
système de santé public. Au même moment, ils ont envoyé des signaux clairs à la
grande entreprise pour lui dire qu’ils
sont prêts à aller de l’avant avec les attaques sur le
système de santé une fois qu’ils seront élus.
Lors
d’un des débats des chefs, lorsque le premier ministre et chef du parti
conservateur, Stephen Harper, a été questionné sur le rapport de la C.D.
Howe Institute, il a dit qu’il n’y a aucun doute que son
gouvernement n’attaquerait pas le système de soins de santé public auquel
« ma famille et moi avons recours ». Michael Ignatieff, le chef du
parti libéral, a présenté son parti comme un grand défenseur du système de
santé public et a dit que les Canadiens ne pouvaient pas faire confiance à
Harper pour défendre le système de santé, reprenant les dénonciations que Harper
avait faites des soins de santé « socialistes » avant de devenir
premier ministre.
Mais les Canadiens ne peuvent faire confiance à aucun
parti concernant la défense du système de santé et des programmes sociaux. Tous
les partis sont redevables envers la grande entreprise et ont tous coupé dans
les services publics, incluant la santé, tout en réduisant les impôts des
riches et des grandes entreprises.
Le premier ministre Harper a une longue histoire d’opposition
au système public de santé. Bien avant qu’un
consensus n’émerge dans l’élite dirigeante canadienne sur la
« non viabilité » du système de santé public, Harper, membre du
Reform Party et ensuite du Conseil national des citoyens pour les frais d’utilisateurs,
faisait la promotion de la privatisation, du « droit » d’acheter
les soins de santé et de la limitation du rôle du gouvernement fédéral dans la
santé. Son gouvernement conservateur minoritaire a mis en oeuvre l’accord
entre le fédéral et les provinces sur la santé négocié par ses prédécesseurs
libéraux, mais son gouvernement a préparé le terrain pour des attaques sur le
système de santé public en lançant un programme de baisses d’impôt,
incluant une baisse d'impôt pour les entreprises de plus de 50 milliards sur 5
ans, avec comme objectif d’empiéter sur la capacité fiscale du gouvernement fédéral
dans le but de rendre de futurs coupes budgétaires inévitables.
La
campagne de Harper pour obtenir un gouvernement majoritaire a pour but d’avoir les « mains libres » pour
accélérer ce processus, utilisant les accords dans les paiements de transferts
aux provinces, qui échoueront en 2014, afin de mettre de l’avant son programme de droite.
Pendant
la campagne électorale, les libéraux, tout comme les
conservateurs, ont appuyé les « expérimentations» dans les soins de santé, un
mot code utilisé par les rapports comme ceux de l’Institut Fraser désignant l’introduction de l’entreprise privée dans les soins de santé.
Appuyant les «expérimentations» réalisées dans la province du Québec
dans les dernières années, où il y a maintenant 300
cliniques privées, Michael Ignatieff a déclaré : «J’ai dit que la grande chose au sujet de notre système de
soins de santé, c’est qu’il a ce caractère national, ce caractère
pancanadien. Il a la souplesse, il offre une variété régionale, il a des variations
provinciales, et c’est souhaitable.»
Pendant
la campagne, Ignatieff a fait l’éloge
des anciens premiers ministres libéraux, Jean Chrétien
et Paul Martin pour leur «responsabilité
fiscale» et a contrasté cela
avec les «dépenses sans contrôle» de Harper. Le gouvernement libéral,
qui a été en
place de 1993 à 2006, a une grande responsabilité pour
la détérioration
lamentable du système de soins de santé
public canadien. Au nom de l’élimination
du déficit
fédéral,
il avait réalisé les plus grandes coupes budgétaires
de l’histoire du pays, et les
coupes dans les paiements de transfert aux provinces avaient obligé
celles-ci à diminuer leurs dépenses, notamment en santé.
Ensuite, à partir de l’an 2000, les libéraux
avaient massivement abaissé les impôts aux entreprises, sur les
gains en capitaux et sur les revenus de plus en plus élevés des riches.
Quant
au NPD, un parti appuyé par les syndicats, qui a été au pouvoir dans de
nombreuses provinces au cours des vingt dernières années il a poursuivi un
programme à peine différent des libéraux et des conservateurs, coupant dans les
dépenses afin de réduire les impôts aux entreprises et aux plus riches et
contribuant ainsi à une forte hausse des inégalités sociales. De plus, dans la
mesure où la bureaucratie syndicale a argumenté en faveur du maintien du
système public actuel, cela a été à partir du point de vue que le système
canadien est moins coûteux que celui aux États-Unis et représente ainsi un
« avantage compétitif » important pour les entreprises canadiennes. (Voir, en anglais : Canada: NDP
leader Layton concedes he has no substantive differences with big business
Liberals ),
Le
Bloc québécois s’est aussi présenté comme un
parti de la « gauche », mais son parti frère, le parti québécois, a
lancé le programme de déficit-zéro dans les années 1990, coupant massivement
dans la santé et d’autres programmes sociaux et
créant ainsi un sous-financement chronique du système de santé. Aussi, tout
comme les libéraux et les conservateurs, le BQ, au nom de la défense des
prérogatives constitutionnelles du Québec dans les politiques sociales, a
défendu l’expansion des cliniques de
santé privées sous le gouvernement libéral de Jean Charest.
Certaines
sections de la bourgeoisie ont été frustrées par le fait que les chefs de parti
n’ont pas eu la « conversation adulte » attendue pendant la
campagne électorale. Jeffrey Simpson, le plus important chroniqueur du Globe
and Mail sur les questions nationales, s’est plaint, dans un article du 23 avril que la
« santé au Canada est iconique, intouchable et idéologique, et ne peut
être sérieusement débattue ».
Mais
Jim Flaherty, le ministre conservateur des Finances, a conseillé à l’élite dirigeante d’être patiente : Son message a été
entendu et la réaction aura lieu lorsque la présente élection fédérale et les
nombreuses élections provinciales à venir seront terminées. Il a déclaré, au
début du mois d’avril que « de manière
réaliste, il n’y aura pas de discussions
sérieuses [sur la santé] cette année ». Il poursuit : « Il y a
six ou sept élections provinciales cet automne, je ne suis pas certain si tel
ou tel politicien soulèvera la question. » Il a ajouté qu’à un certain moment « quelqu’un va prendre les devants ».
Mais,
ce qui a encore plus dérangé la bourgeoisie, c’est que les chefs de parti, incluant
Harper et Ignatieff, ont promis qu’ils
allaient continuer l’indexation de 6 pour cent dans
les paiements de transfert aux provinces à compter de 2014, lorsque le
présent
accord arrivera àéchéance.
Cela
est présenté par
les médias
comme étant
excessif et non viable. En fait, cette hausse de 6 pour cent couvre
partiellement, sinon pas du tout, la hausse et le vieillissement de la
population ainsi que l’inflation. Il faut aussi
rajouter à cela les deux décennies de coupes au niveau fédéral
qui ont précédé la hausse de 6 pour cent.
Des
exemples des politiciens canadiens qui disent une chose pendant la campagne
électorale pour ensuite faire l’opposé est courant. Pour ne citer qu’un
exemple, les libéraux ont été élu en 1993 sur des promesses d’abroger la
TPS, de renégocier l’ALÉNA, et en critiquant la « fixation »
des conservateurs de réduire le déficit. Néanmoins, les promesses des chefs qu’ils
vont maintenir la hausse de 6 pour cent a soulevé l’ire du Globe and
Mail et d’autres porte-parole de la grande entreprise.
Dans un éditorial du 25 avril intitulé « Le fétiche
canadien du 6 pour cent en santé », le Globe aécrit :
« Ouvrir les portes de la voûte n’est pas le travail d’un chef.
C’est de
démontrer que, lorsque l’appétit sans borne du public pour davantage de soins de
santé de meilleure qualité fait face à la réalité d’une
économie qui pourrait s'effondrer (encore), il peut utiliser le poids du
fédéral pour promouvoir un changement durable. »
Les
travailleurs doivent voir cela comme un avertissement sérieux. Le Globe
et l’élite condamne la « maladie chronique des dépenses en
santé » et qualifie le désir de larges couches de la population de
maintenir le système universel d’accès aux soins de santé et d’améliorer
sa qualité d’« appétit sans borne ».
Bien sûr, l’attitude de la bourgeoisie est tout
autre lorsque vient le temps d’abaisser les impôts payés par les entreprises et par les
plus riches, de sauver l’aristocratie financière lors de la crise financière de
2008-2009, ou d’augmenter les dépenses militaires canadiennes, qui n’ont
jamais été aussi hautes, en termes réels, depuis la fin de la deuxième guerre
mondiale. Jamais il n’est question d’ « appétit sans borne ». Par
les attaques sur le système de soins de santé public, la classe dirigeante
cherche à accélérer le transfert d’argent et de ressources vers les
échelons les plus élevés de la société canadienne, au détriment de la classe
ouvrière, des malades et des plus vulnérables, et de la vaste majorité de la
population.