De toutes les images que l'on a pu voir sur les événements moralement
malsains de dimanche soir, la plus significative politiquement et, il y a
des raisons de le croire, la plus durable se révèlera être la photographie
officielle publiée par la Maison Blanche montrant le président Barack Obama,
le vice-président Joseph Biden, la secrétaire d’Etat Hillary Clinton, le
secrétaire à la Défense Robert Gates et d’autres responsables de haut rang
du gouvernement des Etats-Unis, assis ensemble dans la salle de gestion de
crise en train d'assister au meurtre d’Oussama ben Laden et de plusieurs
autres êtres humains, dont une femme.
Normalement, les témoins d’une exécution ne sont pas photographiés. Mais,
la Maison Blanche a manifestement voulu que ce « moment historique » soit
capturé pour la postérité. Les regards de tous les participants de ce
tableau macabre – à l’exception d’un officier militaire qui est occupé à son
ordinateur – sont manifestement rivés sur un écran de télévision. Obama
impassible, le regard fixe est penché en avant. Le visage de Gates porte
l’expression de quelqu’un qui connaît bien de telles opérations. La main
droite d'Hillary Clinton est posée sur sa bouche dans un geste qui trahit
l’horreur de ce qui se déroule sous ses yeux.
Après que ben Laden a été liquidé, la Maison Blanche et les médias ont
rapidement décidé d’orchestrer la célébration de ce qui est en fait un
meurtre d’Etat extra-légal. Le président a choisi la chambre Est (East Room)
pour annoncer à la nation, dans la nuit de dimanche, la mort de ben Laden.
Obama, brûlant d'impatience de s’associer au meurtre, croit sans aucun
doute que ceci est l’événement « charnière » de sa présidence. Mais,
qu'est-ce que cette conception – soutenue avec autant d’enthousiasme par les
médias – nous dit de l'état politique et moral du gouvernement des
Etats-Unis ?
Les scènes qui ont suivi l’annonce de la liquidation de ben Laden – ou
pour être plus précis, celles rapportées et encouragées par les médias –
étaient très laides et dégradantes. Les hurlements de « USA ! USA ! » – un
slogan inconnu aux Etats-Unis jusqu’à ce qu'il soit encouragé par le
chauvinisme sordide des commentateurs sportifs qui ont déshonoré les Jeux
olympiques de 1984 à Los Angeles – ont pris depuis ce dernier quart de
siècle le caractère d'un rituel public. Bien sûr, il y a très peu de gens
qui prennent part à un pareil étalage de comportement politique arriéré. Ces
scènes sont présentées et encouragées par les médias dans le but d’intimider
l’opinion publique, de supprimer toute pensée critique et de promouvoir un
sentiment d’isolement politique et émotionnel parmi tous ceux qui ne veulent
pas renoncer à leurs principes démocratiques et à leur intégrité morale.
Et maintenant, quels mots peut-on utiliser pour décrire les médias de
masse aux Etats-Unis ? La réaction au meurtre de ben Laden révèle une fois
de plus à quel point la distinction entre information et propagande est
quasiment effacée. Dans un commentaire involontairement révélateur, tandis
que les réseaux attendaient le discours d'Obama, le journaliste pilier de
CNN, Wolf Blitzer a informé son auditoire que le réseau avait reçu un
message de la Maison Blanche félicitant CNN pour sa couverture
« responsable » des événements en cours. Ce compliment, qui serait reçu avec
honte par tout journaliste sérieux, a été rapporté avec fierté par Blitzer.
L’édition de mardi du New York Times a titré à la Une : « Ce qui
se cache derrière la traque de ben Laden. » L’article qui s’ensuit n’est pas
un article d’actualité mais plutôt un article propagandiste lèche-bottes. On
y lit : « Pour le monde du renseignement qui a souffert de critiques
cinglantes pour toute une série d’échecs du service de renseignement durant
ces dix dernières années, le meurtre de ben Laden a apporté une dose de
rédemption. Pour un militaire qui a participé à deux, et maintenant trois
guerres épineuses dans des pays musulmans, ce meurtre représente un succès
total. Et, pour un président dont la direction de la sécurité nationale a
été remise en question, il représente un moment décisif qui fera son entrée
dans les livres d’histoire. »
Et voilà pour un examen critique de l’illégalité évidente de l’incursion
au Pakistan et du meurtre en soi, sans parler de l’enquête sur la quantité
de questions restées sans réponses et des contradictions soulevées par la
version des faits rapportée par le gouvernement Obama. En fait, dès mardi
soir, les affirmations initiales selon lesquelles ben Laden avait été tué
fusil en main ont été réfutées par des rapports fournis plus tard et selon
lesquels il n'était pas armé au moment où il a été tué par balle.
L’éditorial principal du Times a tout autant un caractère de
célébration. Il débute ainsi: « La nouvelle qu’Oussama ben Laden a été
localisé et tué par des forces américaines nous procure, ainsi qu'à tous les
Américains, un grand sentiment de soulagement. »
Mis à part la présomption injustifiée du Times qui prétend
s’exprimer au nom de « tous les Américains, » pourquoi le meurtre d’un homme
qui se cache depuis une décennie et qui était, comme cela est presque
universellement reconnu, incapable d’influencer les événements de manière
significative, et encore moins de les diriger, devrait-il produire le
« soulagement ? » Pourquoi le « soulagement » quant à son meurtre devrait-il
peser plus que l’inquiétude profonde qui devrait être suscitée par les
conséquences et les implications de grande portée et durables du meurtre
extra-légal d’un individu par les Etats-Unis ? Il n’est guère surprenant que
le Times ait manqué de relever que le meurtre de ben Laden a eu lieu
à peine un jour après que les Etats-Unis et l’OTAN ont tué le fils et trois
petits-enfants de Mouammar Kadhafi, lors d’une tentative infructueuse
d’assassiner le dirigeant libyen.
Les médias ne cessent de proclamer la signification « historique » du
meurtre de ben Laden. Mais ils n'ont pas été capables d’expliquer
précisément les raisons pour lesquelles cet événement est d'une
signification aussi monumentale. Ni Obama ni les médias n’ont cherché à
suggérer que la mort de ben Laden mettra fin aux guerres et aux occupations
dans lesquelles les Etats-Unis sont engagés. Bien au contraire : le New
York Times a déclaré, dans l’éditorial précité, « Même au moment où nous
respirons mieux, il ne faut pas oublier que le combat contre les extrémistes
est loin d’être terminé. » En d’autres termes, les guerres continueront. On
trouvera bien vite une nouvelle bête noire en remplacement de ben Laden.
L’emploi à tort du terme « historique » pour qualifier le meurtre de
dimanche n’est pas simplement un exemple d’exagération journalistique. Il
exprime une conviction fantaisiste de l’élite dirigeante américaine qui se
croit capable, par des actes de violence gratuite, de déterminer le cours de
l’histoire.
Mais, le mouvement de l’histoire est façonné par des processus
économiques et sociaux qui sont bien plus puissants que l’armée américaine.
La décrépitude inexorable du capitalisme américain se poursuit. Durant
ces vingt dernières années, et malgré l'interminable série d’engagements
militaires et de guerres, il n’a pas été possible à la classe dirigeante de
rétablir la position économique mondiale des Etats-Unis. Au cours de la
semaine qui a précédé le meurtre de ben Laden, le dollar américain a chuté à
son plus bas niveau historique.
Le capitalisme américain reste embourbé dans la pire récession économique
depuis la Grande dépression. Le gouvernement national est au bord de la
faillite. Les Etats sont privés de ressources. L’infrastructure sociale est
en train de se désagréger. La cupidité, la corruption et le parasitisme des
ultra-riches provoquent une indignation populaire de plus en plus grande.
Mais, le système politique est incapable de satisfaire les revendications
populaires en faveur de réformes sociales et d’aide économique.
Comme dans le cas de tant d’événements antérieurs jugés « historiques »
par des présidents américains et les médias américains – la capture de
Saddam Hussein compte parmi les plus récents – celui-ci aussi sera
rapidement dépassé par les conséquences imprévues des décisions
irresponsables qui l’ont engendré. Le « moment historique » d’Obama se
révèlera bientôt n’être qu’un épisode ignoble de plus de la putréfaction
politique, économique et morale de la classe dirigeante américaine.
(Article original paru le 4 mai 2011)