Ce
qui suit est un addenda à la conférence « L'Impérialisme et l'économie politique de
l'Holocauste » donnée à la San Diego State University le29 avril. La
conférence est disponibleici : L'impérialisme
et l'économie politique de l’Holocauste.
L'effondrement des régimes staliniens est-européens et la
liquidation de l'Union soviétique au début des années 1990 ont vu une vague de
triomphalisme déferler sur les cercles politiques et académiques bourgeois.
C'était la fin de socialisme, la mort du marxisme et même la fin de l'histoire.
Que ces régimes n'aient pas été socialistes, que la bureaucratie stalinienne en
URSS ait consolidé son pouvoir par le meurtre de masse de l'intelligentsia
marxiste, sur une échelle bien plus vaste que celle menée par Hitler, et que
les marxistes, et avant tout Léon Trotsky, aient prédit au cours des années
1930 que les staliniens rétabliraient le capitalisme en Russie à moins qu’ils
ne soient renversés par la classe ouvrière, tout cela ne comptait pour rien.
Cette vague de célébration ignorante a trouvé sa
transposition intellectuelle dans les cercles académiques et
marxistes "de gauche", en particulier parmi ceux examinant
l'Holocauste. Le marxisme, était-il affirmé, ne pouvait proposer aucune
explication de cette catastrophe. Fondé comme il l’est, sur une vision du
progrès humain issue des Lumières, le marxisme ne pouvait pas expliquer le meurtre
de masse systématique des Juifs européens. Comment était-il possible de fournir
une analyse matérialiste de ce désastre historique ? Où était la motivation
économique sous-jacente “dans la solution finale” ? Il n'était pas possible
d'expliquer l'Holocauste du point de vue d'une analyse de classe. Quelque chose
de plus fondamental — un examen de la condition humaine et de sa capacité à
faire le mal — était nécessaire et le marxisme ne pouvait pas le fournir.
Ces positions ne reflétaient moins les insuffisances du
marxisme dans sa capacité à comprendre l'Holocauste que l'incapacité de leurs
auteurs à comprendre le marxisme, par opposition à diverses caricatures
mécanistes, et à leur abandon de convictions socialistes autrefois soutenues,
pour s’orienter vers les positions politiques bourgeoises. Ce n’est pas la
première fois, et sans doute pas la dernière, qu’un tournant soudain dans la
situation a trouvé un certain nombre d'intellectuels faisant retraite. Le
marxisme, ont-ils soutenu, n’avait pas seulement échoué à expliquer
l'Holocauste, le fait même qu'il se soit produit a mis en défaut la conception
marxiste selon lequel le socialisme résulterait de processus historiques et
économiques fondamentaux. Le génocide mécanisé des Juifs avait montré que
c'était une conception fausse — le développement même de la société moderne ne
conduisait pas au socialisme, mais pouvait bien entraîner la barbarie.
Un examen des positions de deux représentants de cette
école, Enzo Traverso et Norman Geras, aidera à clarifier certaines des
questions fondamentales qui ont été le sujet de cette conférence. Dans un essai
publié en 2001, le principal théoricien du Socialist Workers Party britannique,
Alex Callinicos a cité ces deux auteurs comme ayant effectué « une
contribution importante au développement d'une réponse nettement marxiste à
l'Holocauste au cours de ces dernières années. » [1] En
fait, c'est l'opposé est qui est vrai : plutôt que de développer le marxisme,
ils cherchent à le saper.
Enzo Traverso, né en Italie en 1957, entra en politique
dans sa jeunesse en tant que membre d'une soi-disant organisation politique
« d'extrême gauche ». Il est devenu membre de la Ligue Communiste
Révolutionnaire après son installation en France en 1985. Il était un disciple
bien connu de feu Ernest Mandel, l'ancien théoricien en chef de la tendance
pabliste internationale qui a rompu avec le trotskisme au début des années
1950. Dans son livre Understanding the Nazi Genocide: Marxism after
Auschwitz [Comprendre le génocide Nazi : Le marxisme après Auschwitz, ouvrage
non traduit, ndt], Traverso indique clairement son opposition croissante
au marxisme en tant que méthode pour l'analyse historique et comme base d'une
perspective politique.
Dans l'introduction il écrit : « entre l'émancipation
et le génocide, l'histoire des Juifs européens, autant dans ses métamorphoses
que dans ses blessures, peut être vue comme un excellent laboratoire dans
lequel étudier les différents visages de la modernité : ses espoirs et
aspirations à la liberté d'une part, ses forces destructrices de l'autre. Cette
histoire montre tant l'ambiguïté des Lumières et de ses héritiers, en y
incluant le marxisme, que les formes extrêmes de barbarie que la civilisation
moderne peut prendre.” [2]
Cette approche, dans laquelle la
"modernité" est rendue responsable des crimes contre le peuple juif —
on pourrait dire les crimes contre l'humanité commis sur le corps du peuple
juif — joue un rôle politique très important. Cette approche
obscurcit les forces politiques et les classes sociales dans l’intérêt
desquelles elles ont agi et qui étaient réellement responsables. La modernité
est une abstraction vide. Elle est ravagée par les divisions de classe et les
conflits de classe.
Pour autant qu'il s'agit de l'émancipation des juifs,
l'histoire de l'Europe montre qu'à partir de la Révolution française jusqu'au
trois premiers quarts du dix-neuvième siècle, les Juifs de l'Europe
occidentale, à travers des tours et des détours variés, ont connu une amélioration
de leurs droits civiques et démocratiques. Mais à partir du dernier quart de ce
siècle, coïncidant avec le développement de la Grande Dépression qui a commencé
en 1873 et avec l'augmentation de l'impérialisme et du militarisme, nous voyons
un changement bien déterminé qui est le développement d'un antisémitisme
nouveau et "moderne", fondé sur des doctrines raciales et
nationalistes plutôt que religieuses. Dans la période précédente,
l'émancipation a été liée au pouvoir grandissant de la bourgeoisie libérale au fur
et à mesure qu'elle éliminait les vieilles restrictions de l'Ancien Régime. Le
nouvel antisémitisme a été lié aux changements dans la situation qu'affrontait
la bourgeoisie, un reflet de l'approfondissement de sa peur et de son hostilité
face à l'ascension du mouvement ouvrier et au développement du marxisme. De
plus en plus, la défense des droits des Juifs a été menée par le mouvement
socialiste et ouvrier.
Rendre "la modernité" responsable de l'Holocauste
est la pièce maîtresse de l'analyse de Traverso. Dans un article publié le 15
février 2005 dans Le Monde Diplomatique sur le 60ème anniversaire de la
libération d'Auschwitz-Birkenau, il désigne le « nationalisme exacerbé et
le racisme biologique » des nazis, les précédents établis dans la « culture
et les pratiques de l'impérialisme », le fait que le Lebensraum
était « essentiellement une transposition dans l'Ancien Monde du modèle de
la domination coloniale que d'autres grandes puissances avaient poursuivi en
Afrique et Asie » et que « la destruction de l'Union soviétique et
l'extermination des Juifs était des buts complémentaires qui ont convergé dans
une seule guerre. »
Mais, dans un essai d'environ 1 700 mots le terme
"capitalisme" n'apparaît pas une seule fois. Le nazisme, écrit-il
était « profondément enraciné dans l'histoire, la culture et la
technologie du monde moderne et dans les formes modernes d'organisation, de
production et de domination. »
Pour Traverso, n'importe quelle analyse de classe est de
facto exclue dès le départ : « A Auschwitz nous voyons un génocide dans
lequel la haine raciale était pratiquement le seul et unique motif, réalisé au
mépris de n'importe quelle considération économique, politique ou
militaire. » [3]
Envisagées dans un contexte très étroit de telles
déclarations ont l'air d'être vraies. Mais le cadre doit être élargi. Le
génocide des juifs et l'établissement d'Auschwitz ont leur origine dans la poussée
du régime nazi pour établir un Empire allemand en Europe. Une composante clé de
cette perspective était le retrait des Juifs des régions sous domination
allemande du fait qu'ils étaient considérés, de par leur existence même, comme
une source potentielle d'opposition. Auschwitz était un produit de la poussée
en direction du Lebensraum autrement dit pour l'espace vital. Le Lebensraum
avait des motivations économiques bien déterminées qui étaient enracinées dans
la crise qu'affrontait le capitalisme allemand au moment où il cherchait à
surmonter l'effondrement du marché mondial et la montée de la domination
économique américaine.
En présentant son livre Comprendre le Génocide Nazi,
Traverso a noté que certains de ses essais contenaient des critiques « très
dures » de la tradition marxiste : « Auschwitz demeure "une
épreuve de vérité" pour les théoriciens, quelle que soit leur orientation,
qui s'identifient à la pensée de Marx. L'incapacité du marxisme — le corpus le
plus puissant et le plus vigoureux de pensée émancipatrice du monde moderne —
d'abord pour voir, ensuite pour comprendre le génocide juif soulève un doute
important quant à la pertinence de ses réponses aux défis du vingtième siècle.”
[5]
En premier lieu, c'est une falsification
absolue. Le mouvement Marxiste, mené par Léon Trotsky, d'abord sous la forme de
l'Opposition de gauche et ensuite dans la Quatrième Internationale, a prévenu
des conséquences de la victoire Nazie et a lutté pour l'empêcher, en se battant
pour renverser les politiques désastreuses du KPD et de l'Internationale
Communiste sous contrôle stalinien. Comme l'antisémitisme du régime nazi
s'approfondissait, et que les pays capitalistes les plus importants fermaient
leurs portes aux réfugiés juifs, Trotsky a prévenu des dangers qui menaçaient
les Juifs européens.
Dans un appel aux juifs américains de décembre 1938, il
écrivait « Il est possible d'imaginer sans difficulté ce qui attend les
Juifs dès le début de la future guerre mondiale. Mais, même sans guerre, le
prochain développement de la réaction mondiale signifie presque avec certitude
l'extermination physique des Juifs. »
Dans un de ses derniers écrits les plus importants, le
Manifeste de la Quatrième internationale sur l'Impérialisme et la guerre,
publié en mai de 1940, Trotsky s'est à nouveau tourné vers la terrible
situation dans laquelle se trouvaient les Juifs : « A l'époque de sa
montée, le capitalisme a sorti le peuple juif du ghetto et en a fait
l'instrument de son expansion commerciale. Aujourd'hui, la société capitaliste
en déclin essaie de presser le peuple juif par tous ses pores : dix‑sept
millions d'individus sur les deux milliards qui habitent la terre, c'est‑à-dire
moins de 1 %, ne peuvent plus trouver de place sur notre planète ! Au milieu
des vastes étendues de terres et des merveilles de la technique qui a conquis
pour l'homme le ciel comme la terre, la bourgeoisie s'est arrangée pour faire
de notre planète une abominable prison. » [6]
Le point de vue de Traverso est à rattacher au cours suivi
par les évènements pendant les quatre décennies passées. Il est loin d'être le
seul intellectuel, radicalisé vers la fin des années 1960 et 1970 et ensuite
désillusionné dans une période plus récente, à avoir découvert que la source de
ses problèmes se trouvait dans "les échecs" du marxisme.
Expliquant son évolution, Traverso a écrit : « j'ai
fait mes premiers pas dans le monde politique et intellectuel au début des
années 1970, en Italie, quand j'ai cru que je vivais dans un temps sur lequel
planait la perspective de la révolution, en Europe comme au Vietnam ou en
Amérique latine. Plus récemment je suis devenu convaincu que la caractéristique
dominante du vingtième siècle est la barbarie. Cela ne m'a pas amené à renoncer
à mes convictions ou à abandonner mon engagement, mais plutôt à modifier leur
horizon. Si la conscience de vivre dans un temps de barbarie rend la tâche de
transformer le monde d'autant plus impérative, cela montre que la
transformation " n'ira pas dans le sens du courant" de
l'histoire, mais plutôt à contre-courant. Cette approche a changé ma lecture du
passé.” [7]
Voici le point de vue du radical
désillusionné : J'ai cherché la révolution mais elle n'est pas venue. Mais au
lieu d'analyser pourquoi elle ne s'est pas produite — ce qui exige un examen du
rôle des différentes directions de la classe ouvrière, en incluant la tendance
pabliste menée par Ernest Mandel à laquelle il a appartenu —Traverso conclut
que l'époque actuelle est dominée par la barbarie et que le marxisme est
lui-même en cause pour ne pas avoir été capable de reconnaître cela. Il
maintient son engagement envers le socialisme mais la transformation du monde
peut seulement survenir “à contre-courant”. Cela signifie que la transformation
socialiste est vraiment la lutte pour une perspective utopique — il n'existe
aucune base objective qu'on puisse lui trouver dans le cadre du développement
historique du capitalisme lui-même.
Selon Traverso les camps d'extermination étaient
parfaitement "rationnels", "scientifiques" et
"modernes". « Auschwitz a consommé le mariage si typique du
vingtième siècle, entre la plus grande rationalité des moyens (le système de
camp) et l'irrationalité complète des fins. » Auschwitz révèle les « possibilités
cachées de la société moderne. »
Mais “la société moderne” a une structure sociale, c'est
une société de classe. Sous les relations sociales du capitalisme — dans lequel
les producteurs doivent vendre leur force de travail aux propriétaires des
moyens de production pour pouvoir vivre — les êtres humains sont traités comme
un moyen pour une fin qui est l'accumulation de la plus-value dans le processus
de travail. Le capitalisme est fondé sur un système de relations sociales dans
lesquelles la production — nécessaire pour la sauvegarde de la vie humaine et
de la civilisation — n'est pas réalisée dans l’intérêt des besoins humains,
mais selon la logique du capital lui-même. Le capital a la prédominance sur les
êtres humains, qui sont séparés des moyens de production et, si la logique du
capital devait l'exiger, de la vie elle-même. L'irrationalité est introduite
dans la structure même du système de profit. Par exemple, sous ce système, une
augmentation dans la productivité du travail — la base de tout le progrès
humain — peut produire un déclin dans le taux de profit, qui entraîne une crise
économique conduisant à la récession, au chômage et finalement à la guerre.
Comme beaucoup d'autres, Traverso insiste sur le caractère
unique de l'Holocauste. Dans la mesure où il est survenu dans des circonstances
qui, de par leur nature même, ne se sont pas produites auparavant et ne peuvent
pas être répétées exactement sous la même forme, chaque événement historique
est unique. Considérée à ce niveau l'assertion est banale. Mais les partisans
de cette conception veulent dire beaucoup plus. Ils ont l'intention de suggérer
que l'Holocauste est un événement si terrible qu'il est au-delà de la portée
des méthodes de l'analyse historique, dont celle du marxisme.
Dans le corps de la conférence nous avons mis en évidence
que la violence sans précédent de l'Holocauste a émané de la confluence de deux
processus enracinés dans la crise historique du capitalisme allemand et mondial
: la guerre de colonisation contre l'Union soviétique — qui est le transfert
des méthodes employées jusqu'à présent en Asie et en Afrique au continent
européen — et la "contre-révolution sociale" — le renversement des
relations de propriété établies par la révolution d'Octobre de 1917.
Selon Traverso : « le caractère historique unique du
génocide juif ne consiste pas, toutefois, dans le système des camps de
concentration, mais dans l'extermination raciale : Auschwitz a été le produit
de la fusion de la biologie raciale avec la technologie moderne. C'était une
vraie rupture de civilisation, qui a déchiré le tissu de la solidarité
humaine élémentaire sur laquelle l'existence humaine sur la planète avait
jusque-là été fondée. » [8]
Traverso cherche à séparer l'Holocauste
des processus historiques qui l'ont précédé et l'ont rendu possible. La fusion
de la biologie raciale avec la technologie moderne, conduisant au meurtre de
masse, n'a pas commencé avec Hitler et les nazis. Ses origines se trouvent dans
les dernières années du Dix-neuvième siècle quand la mitrailleuse Maxim a été
utilisée pour faucher des dizaines de milliers d'être humains qui résistaient à
la colonisation. Où, peut-on se demander, était le "tissu de solidarité
humaine élémentaire" lors de la Bataille d'Omdurman, près de Khartoum, au
Soudan le 2 septembre 1898 où, à 11.30 du matin presque 11.000 mahdistes
opposés aux forces britanniques avait été tués et 16 000 blessés, ce qui amena
le chef des forces britanniques, le major-général Kitchener (qui plus tard fut
fait Lord) à remarquer que l'on avait donné à l'ennemi "un bon coup de
balai".
Winston Churchill, qui participa à cette boucherie, tant
comme soldat que comme journaliste, a écrit plus tard qu'elle était « le
plus magnifique triomphe jamais remporté par les armes de la science sur les barbares. »
« En l'espace de cinq heures l'armée la plus forte et la mieux armée
jusque-là déployée contre une puissance européenne moderne avait été détruite
et dispersée, pratiquement sans la moindre difficulté et relativement très peu
de risque et des pertes insignifiantes pour les vainqueurs.” [9]
Où était le "tissu de solidarité
humaine élémentaire" dans la campagne meurtrière menée par l'impérialisme
allemand contre le peuple Herero au Sud-Ouest de l'Afrique au début du vingtième
siècle ? Le 2 octobre 1904 où, après la bataille de Waterberg, les Hereros ont
tenté de fuir, le chef des forces allemandes, le général Lothar von Trotha a
publié une déclaration : « Le peuple Herero doit … quitter le pays. Si le
peuple ne le fait pas, je les y forcerai à coup de Groote Rohr [le
canon]. A l'intérieur des frontières allemandes chaque Herero, avec ou sans son
fusil, avec ou sans bétail, sera fusillé. Je n'accepterai plus les femmes et
les enfants, je les repousserai vers leur peuple ou je permettrai qu'on leur
tire dessus. »
Ceux sur qui on n'avait pas tiré et qui n'avaient pas été
tués furent conduits dans le désert où des milliers sont morts de soif. Selon
le rapport officiel : « comme un animal sauvage chassé, à demi mort,
l'ennemi a été conduit d'une source d'eau à la suivante, jusqu'à ce que, sa
volonté l'ayant abandonné, il est finalement devenu une victime de la nature de
son propre pays. Ainsi le Omaheke désertique accomplira ce que les armes
allemandes ont commencé : la destruction du peuple Herero. » [10]
La réunion de l'idéologie raciste et de
la bureaucratie n'a pas non plus commencé avec Hitler. Comme Hannah Arendt l'a
noté : « deux nouveaux outils pour l'organisation politique et la
domination des peuples étrangers ont été découverts pendant les premières
décennies de l'impérialisme. L'un était la race comme principe du corps
politique et l'autre la bureaucratie comme principe de domination à
l'étranger. » [11] Dans le régime de Hitler, le Ministère de l'Est à Berlin est
dit avoir été modelé sur le Bureau des Indes britanniques.
Pour Traverso, l'Holocauste, plutôt que de souligner la nécessité
historique du renversement des relations sociales capitalistes, à la base des
perspectives marxistes, met au contraire en question la viabilité du marxisme
lui-même.
« Relire Marx après la catastrophe, » écrit-il,
« dans l'ombre d'Auschwitz, n'est pas une tâche inutile parce que les
chambres à gaz soulèvent des questions à propos de la tradition intellectuelle
dont il a été le fondateur. Auschwitz met en question certains paradigmes de
la pensée socialiste, certains d'entre eux contenus dans les propres textes de
Marx, certains construits et développés à partir des lacunes de son
travail. » [12]
Traverso est forcé de faire état de l'avertissement lancé
par Rosa Luxembourg au début de la première Guerre mondiale que le futur auquel
devait faire face l'humanité était celui du socialisme ou de la barbarie.
Pourtant, il écarte tout de suite cette citation comme étant un « écran de
fumée évasif, désorientant » parce qu'elle « agite le spectre d'un
déclin de la civilisation sans admettre qu'Auschwitz était la barbarie.
A peu d'exceptions, avant tout Walter Benjamin, les marxistes avaient conçu le
déclin de l'humanité comme une régression, un retour aux formes
sociales pré-modernes, même primitives. Cela les a laissé désarmé, désorienté
et parfois aveugles face à une nouvelle et moderne "barbarie",
qui s'est intégrée aux tendances fondamentales du développement historique au
lieu de les dévier et de les faire reculer : autrement dit, une barbarie
technologique, industrielle, organisée et dirigée par sa propre rationalité
instrumentale. » [13]
Cet argument n'est tout simplement pas
crédible. Les avertissements de Rosa Luxemburg étaient fondés sur une analyse
des tendances au sein de l'impérialisme tels qu'ils avaient émergé à la fin du
dix-neuvième siècle. En outre, deux décennies plus tôt, Frederick Engels avait
montré que la technologie moderne signifiait que toute guerre future en Europe
provoquerait des horreurs inimaginables. Le marxisme ne concevait pas
l'humanité retournant à un stade précédent de développement, mais indiquait que
l'énorme pouvoir de la technologie aurait des effets destructeurs — menaçant la
continuité même de la civilisation — s'il n'était pas libéré des griffes de la
classe capitaliste et utilisé pour satisfaire les besoins humains.
Traverso fait abstraction de tout cela parce que cela ne
correspond pas à son argument que la barbarie d'Auschwitz et toute la barbarie
moderne est finalement logée dans le processus de la raison elle-même, au moins
telle qu'elle trouve son expression dans l'organisation de la technologie.
L'homme lui-même est le problème, pas les relations sociales du capitalisme
qui, comme Marx l'expliquait, a un moment donné a conduit au développement des
forces productives, mais qui les menace maintenant de destruction, en même tant
que l'humanité elle-même.
Traverso insiste sur le fait que : « En même temps que
de l'idée de Progrès, Auschwitz nous a débarrassé une bonne fois pour toutes de
la conception du socialisme comme le résultat naturel, automatique et
inévitable de l'histoire. » [14]
Le marxisme n'a jamais eu une telle
perspective. Marx lui-même a noté que le capitalisme « transforme chaque
progrès économique en calamité sociale » et dans son article fameux
« Les Résultats Futurs de la domination britannique en Inde » il
expliquait que la conquête anglaise de l'Inde a révélé dans sa forme la plus
nue « l'hypocrisie profonde et la barbarie inhérente à la civilisation
bourgeoise... » C'est seulement quand les résultats de l'époque bourgeoise
auront été maîtrisés par un contrôle commun que « ...le progrès humain
cessera de ressembler à cette idole païenne hideuse, qui ne voulait boire le
nectar que dans le crâne des victimes. »
Dans le Programme de transition, Trotsky a écrit : « Sans
révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la
civilisation humaine tout entière est menacée d'être emportée dans une
catastrophe. » La clé de la situation insistait-il, était la résolution de
la crise de la direction de la classe ouvrière. Pour Traverso et ceux qui
partagent sa perspective, cette question ne doit jamais être examinée et le
problème se trouve dans le marxisme lui-même. Auschwitz signifie « Jeter
par-dessus bord l'optimisme naïf d'un mode de pensée qui a prétendu être
l'expression consciente du "mouvement de l'histoire", et d'un
mouvement qui a cru qu'il "nageait porté par la marée". Cela veut
aussi dire restaurer la dimension utopique du socialisme. » [15]
En donnant libre cours au pessimisme qui
s'est emparé de sections de l'intelligentsia petite-bourgeoise à propos des
échecs allégués du marxisme et de la classe ouvrière, et qui en a mené certains
dans une direction très droitière, Traverso rejette la conception que le
marxisme est l'expression consciente d'un processus historique inconscient.
Dans le Manifeste du Parti Communiste, Marx a expliqué que les conclusions
théoriques des Communistes « ne reposent nullement sur des idées, des
principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. »
mais n'étaient que l'expression générale « des conditions réelles d'une
lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos
yeux. »
Cela ne veut pas dire que l'histoire est simplement “de
notre côté” ou que finalement les forces historiques, en et par elles-mêmes,
provoqueront la ruine de capitalisme. Tout au contraire. Comme Rosa Luxemburg
l'a si bien exprimée, l'histoire est un “Via Dolorosa” [la voie douloureuse]
pour la classe ouvrière. C'est seulement dans la mesure où la classe ouvrière
apprend de l'histoire les leçons de ses victoires et avant tout de ses échecs
amers, qu'elle peut intervenir consciemment dans le processus historique,
changer le cours de l'histoire et réaliser le renversement du capitalisme.
Cette lutte, pour comprendre et donc pour faire l'histoire,
est menée par le mouvement marxiste. L'histoire est à l’origine de tous les
problèmes quelle rencontre. L'histoire est, en même temps, à l’origine de leur
résolution. La lutte pour le socialisme ne peut pas être résolue via des
projets utopiques, qui enflamment sans doute d'une manière ou d'une autre
l'imagination de l'opprimé. Plutôt, le mouvement marxiste cherche à analyser
les expériences historiques par lesquelles il est passé, retenant avant tout
les problèmes de direction de la classe ouvrière. Traverso rejette une telle
approche.
Selon lui, « Marx concevait le développement du
capitalisme comme un processus dialectique, dans laquelle la "mission
civilisatrice" (la croissance de forces productives) et "la
régression sociale" (de classe, nationale, etc. l'oppression) étaient
inextricablement reliées. Cette dichotomie était destinée à ses yeux à
s’approfondir jusqu'à ce qu’elle conduise à une rupture révolutionnaire. Le
vingtième siècle devait montrer, par contraste, que cette dialectique pouvait
aussi avoir un caractère négatif : au lieu de briser la cage de fer des
relations sociales capitalistes, la croissance des forces productives et le
progrès technologique pouvaient devenir la base de Béhémoths modernes et
totalitaires, comme le fascisme, le national-socialisme ou, dans une autre
forme, le stalinisme. » [16]
La question de savoir pourquoi la classe ouvrière a pour
l'instant été incapable d'arracher le pouvoir à la bourgeoisie est complètement
absente de cette évaluation qui n’en propose aucune analyse. Ici, il est
nécessaire d’examiner ce que Marx a vraiment écrit, plutôt que
l'interprétation complètement unilatérale proposée par Traverso.
Dans sa fameuse Préface à la Critique
de l’Économie Politique, Marx a défini la méthode d’analyse du matérialisme
historique : « À un certain stade de leur développement, les forces
productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les
rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression
juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues
jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient
ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution
sociale. »
Ayant établi les fondations objectives de la révolution
sociale, Marx se tourne alors vers la façon dont la transformation s’effectue,
en insistant qu'il fallait « toujours distinguer entre le bouleversement
matériel - qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse - des
conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques,
religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous
lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent
jusqu'au bout.” (souligné ajouté).
C'est là, en étudiant l'histoire du vingtième siècle — la
manière dont les conflits politiques ont été menés — et en cherchant à en
extraire les leçons nécessaires, que l’attention doit être dirigée. L'analyse
de Traverso pourrait peut-être avoir une validité si le vingtième siècle s’était
passé sans le développement d'un mouvement socialiste de masse et l'émergence
de situations révolutionnaires dans lesquelles il était possible pour la classe
ouvrière de renverser le capitalisme. L'histoire montre qu'il y eut de telles
conditions — la période qui s’est ouverte avec la Révolution russe en 1917 et a
continué jusqu'à "l’Octobre allemand" avorté de 1923, la série de
bouleversements au cours des années 1930, dont le point culminant a été la
Révolution espagnole de 1936-39, la poussée de l’après Seconde Guerre mondiale
et la série de luttes potentiellement révolutionnaires qui ont commencé par les
événements de mai-juin 1968 en France et ont continué jusqu'à 1975. Une étude
de cette histoire montre que les conditions objectives ont été certainement
présentes pour la prise de pouvoir par la classe ouvrière et que ce qui
manquait était la direction révolutionnaire nécessaire.
Les “Béhémoths totalitaires” — le stalinisme et le nazisme
— n'étaient pas le résultat d'une “dialectique négative” dont le marxisme
aurait manqué de tenir compte, mais les échecs subis par la classe ouvrière. La
trahison des luttes révolutionnaires de la classe ouvrière par la sociale
démocratie dans la suite immédiate de la Révolution russe a laissé le premier
Etat ouvrier isolé, et a créé les conditions de sa dégénérescence et finalement
de l'usurpation du pouvoir politique par la bureaucratie stalinienne suite à
l'échec politique de la tendance marxiste et internationaliste menée par Léon
Trotsky. L'appareil stalinien, étant alors à la tête de l’Internationale Communiste,
a porté la responsabilité principale d'imposer la théorie désastreuse du
“fascisme social” au Parti communiste allemand. Cela a joué un rôle décisif
pour ouvrir la voie de l'accession au pouvoir de Hitler, entraînant le plus
grand échec historique de la classe ouvrière. Le stalinisme et le nazisme
étaient tous les deux, à leur manière, une expression de la crise de direction
révolutionnaire de la classe ouvrière, non du pouvoir de la technologie et des
forces productives.
Traverso critique son ancien mentor Ernest Mandel pour
l'insistance de ce dernier sur ce que « l'Allemagne de Hitler poussait
simplement à l'extrême la violence inhérente de la société capitaliste et de
l'impérialisme. » [17] Le problème avec cette conception était que Mandel « avait
de la difficulté à admettre » que le génocide des Juifs « a[vait] été
déterminé ‘en dernière analyse’ par l'idéologie, malgré les intérêts
matériels (et les priorités militaires) de l'impérialisme allemand. » [18]
« Le génocide juif ne peut pas être compris comme une
fonction des intérêts de classe du grand capital allemand ce qui est, en
vérité, le critère interprétatif ‘en dernière analyse’ de toutes les théories
marxistes du fascisme, il peut de cette façon seulement être caricaturé. »
[19]
Ainsi à la fin, on nous laisse avec la
conclusion que vraiment se sont seulement les nazis et avant tout parmi eux,
Hitler, qui sont les responsables. Ici nous voyons où "en dernière
analyse" nous conduit tout ce laborieux effortdu
post-modernisme et du post-marxisme. L'impérialisme allemand n'est pas
responsable du génocide juif, tout peut être ramené aux nazis et à Hitler. Mais
en fin de compte, ils ne sont pas vraiment responsables non plus parce que le
génocide était inhérent à l'irrationalité destructrice de la technologie
moderne et des forces productives et à la raison humaine elle-même.
Comme nous l’avons noté, si l'on
considère la question dans un contexte très étroit, alors il est facile de
montrer que le meurtre de masse des Juifs allait à l'encontre des intérêts
économiques et militaires immédiats de l'impérialisme allemand. Mais c'est là
qu'est le problème, la perspective étroite au travers de laquelle la question
est envisagée. Si nous élargissons l'horizon alors les intérêts sous-jacents
apparaissent. L'Holocauste est survenu du fait de la guerre contre l'Union
soviétique et des plans de l'impérialisme allemand pour la domination de
l'Europe. Le capital allemand avait remis les rênes du pouvoir aux nazis pour
réaliser ces tâches. Certes, comme cela s'est produit avant la guerre,
certaines de leurs actions ont été en conflit avec les intérêts à court terme
immédiats des milieux d'affaires allemands — bien qu'il n'y ait pas de document
attestant d'une opposition de l'intérieur des élites dirigeantes allemandes à l'égard
du meurtre de masse des Juifs — mais il y avait une coïncidence directe entre
la poussée des nazis pour le Lebensraum à l'Est et les intérêts et les
besoins de l'impérialisme allemand.
Le mouvement nazi a reçu les rênes du pouvoir de la part
des élites dirigeantes allemandes parce qu'il n'y avait aucun autre parti
capable de mener à bien la destruction de l'organisation de la classe ouvrière
et du mouvement socialiste. Elles ont bien sûr espéré qu'elles pourraient être
en mesure de réduire certains des "excès" nazis. Mais à chaque étape
le prix était trop élevé. Il y avait toujours le danger que tout conflit avec
les nazis n'enflamment un mouvement à la base de la société, de sorte qu'à la
fin "les excès" étaient un prix acceptable dont il fallait s'acquitter.
Dans les réflexions de la direction nazie, le racisme et la
dynamique d'extermination des juifs peuvent certes avoir pris la priorité sur
toute autre considération. Mais cela ne règle pas la question. En insistant sur
le primat de l'économie, le marxisme ne prétend pas que, en fin de compte,
derrière les décisions de chaque chef politique, il y a une motivation
économique, que l'idéologie permet de dissimuler. Ce que cela signifie c'est
que les intérêts économiques, les intérêts matériels de la classe dirigeante,
déterminent l'éventail des politiques possibles. Et il n'y a aucun doute que la
destruction du mouvement socialiste et ouvrier, une précondition indispensable
pour l'Holocauste, et la guerre visant à la conquête et à la colonisation de l'Union
soviétique, dont il est issu, ont été tous les deux déterminés par les « intérêts
de classe du grand capital allemand. »
Comme Traverso, Norman Geras met en question les
explications de l'Holocauste qui situent ses origines dans l'impérialisme allemand
et plus généralement dans le système capitaliste. Quelque chose de plus
fondamental est nécessaire pour fournir une explication et Geras la trouve dans
la capacité humaine pour le mal.
L'évolution de Geras met en évidence les pressions
politiques contemporaines qui trouvent chez lui leur expression dans son
opposition à une analyse marxiste de l'Holocauste. Anciennement membre du
conseil éditorial de la New Left Review, admirateur de Rosa Luxemburg
et marxiste autoproclamé, Geras, comme un certain nombre d'autres ex-radicaux,
s'est rallié à la guerre menée par les Etats-Unis en Iraq et à la "guerre
contre la terreur”.
Les positions de Geras sur l'Holocauste sont exposées dans
un article intitulé « Les marxistes devant l'Holocauste » publié dans
l'édition de juillet - août 1997 de la New Left Review. L'article est
consacré à une critique de l'analyse par Ernest Mandel de l'Holocauste. Selon
Geras, « l'Holocauste est encore présenté par lui [Mandel] comme étant un
effet du capitalisme ; comme le produit de son irrationalité globale, sa
rationalité (fonctionnelle) partielle, et de l'idéologie raciste produite par
ses formes impérialistes. » Mais aucune explication développée dans cet
ordre d'idées, insiste-t-il, ne sera pas suffisante.
En abordant l'Holocauste on voit qu’« il y a là
quelque chose qui ne concerne pas la modernité; quelque chose qui ne concerne
pas le capitalisme non plus. Il s'agit de l'humanité.” Et les marxistes,
soutient-il, ont rechigné à faire face à cette « monstruosité du mal
radical. »
Cela nous ramène à l'argument de toujours que le socialisme
et l'avancement de la civilisation sont, finalement, impossibles parce qu'il y
a, logé au sein de l'humanité elle-même, un noyau de mal qui ne peut jamais
être surmonté. Vers la conclusion de son article, Geras écrit : « Ecrivant
sur la question juive, tant Mandel que Trotsky ont soutenu qu'il ne pourrait y
avoir aucune résolution satisfaisante à celle-ci, sauf par la réalisation du
socialisme. Tous les faits précités indiquent, j'espère, toutes les lacunes que
je vois dans cette formule. »
Dans son article de la New Left Review, Geras a
aussi souligné la « complicité servile et le manque de jugement critique de
dizaines de milliers des gens » qui ont rendu l'Holocauste possible.
Il a approfondi plus avant cette question dans un livre
publié l'année suivante, en 1998 : « C'était là un monde peuplé non pas
par des monstres et des brutes — ou pas seulement par des monstres et des
brutes, car dans un sens moral nécessaire et toujours utilisable il y avait un
plus qu'assez grand nombre de ceux-là — mais par des êtres qui étaient
précisément des êtres humains, avec des caractéristiques bien trop
reconnaissables, dont les vices et les faiblesses des hommes, ces fragilités
communes.
« Les plus facilement reconnaissables à cet égard sont
les spectateurs : ceux-là qui ne sont pas directement actifs dans le processus
du meurtre de masse, mais n'ont rien fait non plus pour essayer de l'arrêter.
Ceux-ci sont les gens qui affectent de ne pas savoir, ou qui ne se donnent pas
la peine de savoir et ainsi ne trouvent pas ; ou qui savent, mais ne s’en
soucient pas de toute façon, ou qui sont indifférents; ou qui ont peur, pour
eux-mêmes, ou pour d'autres, ou qui se sentent impuissants ; ou qui sont
surchargés, ou distraits, ou sont juste occupés (comme la plupart d'entre nous)
dans la poursuite des buts de leurs propres vies. De tels gens ont formé le
fond à la tragédie des Juifs européens et ils continuent partout à fournir la
condition de possibilité d'autres tragédies, grandes et petites, et pour de
grandes mais évitables souffrances. L'omniprésence du spectateur témoigne
sûrement d'une capacité remarquable des membres de notre espèce à vivre
confortablement avec les énormes souffrances que subissent d'autres. » [20]
Ainsi à la fin ce sont non seulement "les
monstres" qui sont responsables, l'humanité elle-même est à blâmer.
Permettez-moi d'examiner cette question de plus de près,
car de cette manière nous pourrons tirer certaines des leçons politiques et
historiques les plus importantes de l'Holocauste pour notre propre époque.
Nous sommes, tout à fait naturellement, remplis d'horreur
et consternés, par ce qui est survenu, et notamment par l'attitude "des
spectateurs" qui n'ont rien fait pour le prévenir. Mais la question clé
est : quelles leçons en tirons-nous ? Notre tâche ici, comme Spinoza l’a
exprimé dans une phrase souvent rappelée par Trotsky, n'est pas de rire, n’est
pas de pleurer, mais de comprendre.
Pour Geras l'indifférence insensible est enracinée dans la
nature humaine elle-même, et avec elle la capacité pour le mal radical.
L'analyse marxiste tire des conclusions radicalement
différentes. L'indifférence consternante qui a aidé à rendre l'Holocauste
possible était une des conséquences les plus tragiques de l'échec historique du
mouvement ouvrier allemand qui a ouvert la voie à l'accession au pouvoir de
Hitler et des nazis.
Une opinion publique critique, dans la sphère de la politique,
sur les questions sociales ou d'ailleurs pour les arts, n'est pas le résultat
des opinions et des décisions d'individus en tant qu’individus. La formation de
la perspective des individus est un processus social. Et la question clé ici a
été la destruction et l'atomisation par le nazisme du mouvement ouvrier
socialiste. Ce mouvement était le porteur des plus hautes réalisations de la
pensée humaine et de la culture. Avec sa destruction, d'autres processus ont
façonné la société. Comme Trotsky l’a exprimé : « Tout ce qu'un
développement sans obstacle de la société aurait dû rejeter de l'organisme
national, sous la forme d'excréments de la culture, est maintenant vomi : la
civilisation capitaliste vomit une barbarie non digérée. Telle est la physiologie
du national-socialisme. » [21]
Quelles sont les leçons pour aujourd'hui
? Pouvons-nous d'une manière ou d'une autre espérer que les conditions qui ont
causé l'Holocauste sont maintenant bel et bien derrière nous, qu'une telle
catastrophe ne pourrait jamais se reproduire et que, quels que soit les
problèmes qu'elle affronte, l'humanité se débrouillera d'une manière ou d'une
autre pour y échapper ? Bien difficilement.
Les rivalités inter-impérialistes et les antagonismes qui
ont causé 30 ans de guerre dans la première moitié du vingtième siècle et d’où
l'Holocauste a surgi sont toujours plus apparentes. De même, les contradictions
économiques du capitalisme, loin d'avoir été surmontées, ont explosé. Les vies
de milliards de travailleurs, partout dans le monde, sont dominées par
l'incertitude économique au fur et à mesure que l'inégalité sociale et
économique grandit.
Ces contradictions produiront un mouvement de masse de la
classe ouvrière — dont les signes sont déjà perceptibles. Mais en lui-même,
cela seul n’est pas suffisant. La situation politique est caractérisée par
l'absence d'un mouvement socialiste indépendant de masse. Plus longtemps cette
situation continuera, plus la crise historique du système capitaliste prendra
des formes politiques malignes.
Quelle est notre perspective ? La résolution de la crise de
direction par la construction du parti mondial de révolution socialiste, le
Comité international de la Quatrième internationale. Pour le dire dans les mots
même du document fondateur de notre mouvement, des mots qui prennent une encore
plus grande signification que quand ils ont été écrits : « La crise
historique de l'humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. »
Notes:
1.Alex
Callinicos, “Plumbing the Depths: Marxism and the Holocaust” in The Yale
Journal of Criticism, Vol.14, No. 2 (2001). Traduction de
l'anglais. [retour]
2. Enzo Traverso, Understanding the Nazi
Genocide: Marxism after Auschwitz (Pluto Press London 1999), pp.2-3.
Traduction de l'anglais. [retour]
4. Enzo Traverso, The
Jews and Germany (University of Nebraska Press Lincoln 1995), p. 127. [Les
Juifs et l'Allemagne, de la symbiose judéo-allemande à la mémoire d'Auschwitz,
La Découverte, Paris, 1992]. Traduction de l'anglais. [retour]
5. Traverso, Understanding
the Nazi Genocide, p. 4. [retour]
9. Winston Churchill, The
River War (Kessinger Publishing 2004), p. 161. Ces questions n'ont
perdu aucune de leur actualité. Si vous allez sur Amazon.com vous
trouverez une critique du livre de Churchill par Newt Gingrich, écrite le 22
juillet 2002, c'est-à-dire entre l'invasion de l'Afghanistan et le lancement de
la guerre contre l'Iraq. Gingrich écrit que c'est un “livre très utile quand
nous pensons aux complexités du tiers-monde du 21e siècle et à ses problèmes de
pauvreté, de violence, de désorganisation et de petits tyrans sans pitié.” Traduction de l'anglais pour le livre de Churchill. [retour]
10. Cited in Jürgen
Zimmerer, “The birth of the Ostland out of the spirit of colonialism:
a postcolonial perspective on the Nazi policy of conquest and extermination” in
Patterns of Prejudice, Vol. 39, No. 2, 2005, pp. 209-210. [“La
naissance de l'Ostland à partir de l'esprit du colonialisme : une
perspective post-coloniale sur la politique Nazi de conquête et d'extermination”].
Traduction de l'anglais. [retour]
11. Hannah Arendt, The
Origins of Totalitarianism (Harcourt Brace and Company 1979), p. 185. Traduction
de l'anglais. [retour]
12. Traverso, Understanding the Nazi
Genocide, p. 19. Traduction de l'anglais. [retour]
13. Ibid., p. 20. Traduction de l'anglais. [retour]
14. Ibid., p. 22. Traduction de l'anglais. [retour]
16. Ibid.,p. 25.
Traduction de l'anglais. [retour]
17. Ibid., p. 54. Traduction de l'anglais. [retour]
18. Ibid., p. 59. Traduction de l'anglais. [retour]
19. Ibid., p. 60. Traduction de l'anglais. [retour]
20. Norman Geras, The
Contract of Mutual Indifference: Political Philosophy After the Holocaust
(Verso London 1998), p. 96. Traduction de l'anglais. [retour]