Le président Ali Abdullah Saleh a quitté le Yémen dimanche matin et a
trouvé refuge dans un hôpital militaire à Riyad, capitale de l'Arabie
saoudite, mettant apparemment fin à 33 années de régime autoritaire. Il
était accompagné par une demi-douzaine de membres en vue du gouvernement,
tous blessés dans une même explosion survenue vendredi dans une mosquée du
complexe présidentiel à Sanaa, la capitale yéménite.
Il a été indiqué que 31 membres de sa famille élargie vont rejoindre
Saleh dans ce qui semble être un exil à long terme. Cependant son fils Ahmed
et plusieurs de ses neveux, qui dirigent l'élite militaire des forces
spéciales et les services de renseignement, sont restés au Yémen,
s'accrochant encore aux rênes du pouvoir.
Le vice-président du pays, Abd al-Rab Mansur al-Hadi, a pris en charge la
fonction de chef d'Etat. Sa première rencontre, avant même toute discussion
avec les militaires yéménites et les fils et neveux de Saleh, a eu lieu avec
l'ambassadeur américain au Yémen, Gerald Feierstein, qui semble donc être le
décideur de fait à Sanaa.
Saleh n'a pas formellement démissionné, mesure qui nécessiterait une
nouvelle élection présidentielle dans les 60 jours en application de la
constitution yéménite. Mais des dizaines de milliers de Yéménites se sont
rendus en foule Place du Changement à Sanaa, devant l'Université de Sanaa,
et dans d'autres lieux de manifestation dans tout le pays, pour célébrer son
départ.
Saleh est le troisième dirigeant de longue date arabe à être démis depuis
que le mouvement populaire au Moyen-Orient et en Afrique du Nord a éclaté en
Tunisie. Il rejoint l'ancien président tunisien Zine el Abidine Ben Ali,
également en exil en Arabie saoudite, et l'ancien président égyptien Hosni
Moubarak, actuellement emprisonné dans un hôpital militaire dans la station
balnéaire de Charm el-Cheikh.
Les circonstances entourant le départ de Saleh du Yémen sont obscures et
peuvent donner lieu à de multiples interprétations. Le rapport officiel des
faits par le gouvernement yéménite est que les milices tribales contrôlées
par la famille de Sadiq al-Ahmar, chef de la tribu Hashed, la plus
importante du pays, ont procédé à des tirs de roquettes sur le complexe
présidentiel au cours de la prière du vendredi, tuant 11 membres de la garde
de Saleh et blessant la plus grande partie des personnalités en vue du
gouvernement, y compris Saleh, le Premier ministre Ali Mohammed Mujawar,
vice-Premier ministre, le gouverneur de Sanaa, et les principaux dirigeants
du parlement fantoche du pays.
Les médias occidentaux ont largement fait écho à cette thèse, ne
divergeant que sur le point de savoir si une roquette ou un obus de mortier
était à l'origine du dommage. Un article de McClatchy News Service,
toutefois, relève les contradictions de la thèse. Voici ce qu'on peut y lire
:
« Saleh a été blessé vendredi, ainsi que de nombreuses personnalités
d'importance, lors d'une explosion qui s'est produite à la mosquée du
complexe présidentiel du Yémen. La cause de l'explosion demeure inconnue.
Des responsables yéménites ont initialement fait porter la responsabilité de
l'attaque par les forces loyales à la puissante famille Ahmar.
« La famille Ahmar, cependant, a nié toute culpabilité. Certains ont fait
valoir que l'attaque contre le complexe présidentiel avait bénéficié de
complicité interne. Le complexe de Saleh, communément considéré comme le
bâtiment le plus sécurisé de la capitale, se trouve dans le sud de la ville,
loin du quartier nord de Hasaba où les affrontements s'étaient concentrés. "
Cette lecture des événements suggère plusieurs autres possibilités, y
compris une tentative de putsch interne au sein de l'armée yéménite,
peut-être encouragée ou dirigée par l'Arabie saoudite, qui s'est ouvertement
retournée contre le gouvernement Saleh à la suite du refus par Saleh, à
trois reprises, d'exécuter des accords organisant sa démission, accords
négociés par le Conseil de coopération du Golfe dominé par l'Arabie Saoudite
.
En outre, une paternité américaine de l'attaque du complexe de Saleh ne
peut assurément pas être exclue. La CIA a tiré des missiles depuis des
drones Predator sur de nombreuses cibles au Yémen, et dernièrement là où
l'Agence a estimé qu'elle pourrait atteindre Anwar al-Awlaki, citoyen
américain ayant des liens avec Al-Qaïda dans la péninsule arabique, la
filiale d'Al-Qaïda active au Yémen et en Arabie saoudite.
La description de l'attaque de la mosquée du complexe présidentiel de
Saleh, une explosion soudaine, venue apparemment de nulle part, sur une
cible qui, comme le souligne McClatchy, a été « communément considéré comme
le bâtiment le plus sécurisé de la capitale, » relativement loin de la zone
de guerre, est parfaitement compatible avec une frappe par Predator.
Saleh était assurément, pour ses anciens « sponsors » aux Etats-Unis, une
cible potentielle à retirer du pouvoir. Ceux-ci considéraient son refus
obstiné de quitter le pouvoir comme un obstacle à leurs manœuvres politiques
et diplomatiques visant à contenir le mouvement politique au Yémen et à
l'empêcher de se développer en une explosion révolutionnaire qui pourrait se
propager dans toute la péninsule d'Arabie riche en pétrole.
S'il s'est agi d'une « opération » américaine, le rôle décisif a
vraisemblablement été joué par John O. Brennan, conseiller en chef de la
Maison Blanche en matière de lutte contre le terrorisme, qui s'est rendu en
Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis cette semaine pour discuter de la
crise au Yémen. Brennan avait prévu de retourner vendredi aux États-Unis,
mais a retardé son retour après l'explosion qui a blessé Saleh. Il s'est
entretenu directement avec le vice-président al-Hadi samedi, selon un
article publié par le Wall Street Journal.
Brennan a passé 25 ans à la CIA, principalement au Moyen-Orient, y
compris en tant que chef de poste à Riyad, en Arabie saoudite, avant de
devenir chef de cabinet du directeur de la CIA George Tenet, puis directeur
du Centre national de lutte contre le terrorisme. Il était le choix initial
d'Obama pour diriger la CIA, mais s'était retiré plutôt que d'affronter les
questions sur son passé de soutien à la capture et au transfert
extra-judiciaire (Rendition) ainsi que la torture par la CIA de « suspects »
de terrorisme. Obama l'avait alors placé à un poste à la Maison Blanche qui
ne nécessite pas de confirmation du Sénat.
Quelle que soit l'origine de de l'attaque de vendredi sur le complexe
présidentiel, le départ de Saleh n'a pas mis fin à la violence au Yémen. Un
cessez-le-feu négocié par l'Arabie saoudite entre forces pro-Saleh et
al-Ahmar n'a duré que quelques heures samedi, avant que l'échange des coups
de feu et de tirs d'artillerie ne reprenne dans la partie nord de la
capitale. Une bombe a explosé au siège de la 1ère division blindée yéménite
à Sanaa et tué deux personnes et blessé 15 autres.
Les unités pro-Saleh se sont retirées de Taiz, une grande ville sur les
haut plateaux au centre du Yémen où les forces de sécurité ont massacré des
dizaines de manifestants non armés le 31 mai. Selon des articles de presse,
des miliciens tribaux armés sont entrés dans la ville, et des chars et des
soldats en uniforme en avaient été retirés samedi. Des dizaines d'hommes
armés ont ensuite attaqué un palais présidentiel à Taiz dimanche, tuant
quatre soldats, a rapporté l'Associated Press.
L'AP a également relaté l'embuscade d'un convoi militaire dans le sud du
Yémen, et la mort de neuf soldats. En outre, les combattants
antigouvernementaux ont attaqué un poste de contrôle militaire dans la ville
méridionale d'Aden. Après que l'annonce du départ de Saleh fut parvenue dans
cette ville, - ancienne capitale du Yémen du Sud indépendant - les forces
armées ont été retirées des positions qu'elles y occupaient.
L'armée américaine surveille de près les activités des forces militaires
yéménites, en particulier les unités antiterroristes d'élite qui ont reçu la
majeure partie des 200 millions de dollars d'équipement et de formation du
Pentagone au cours des quatre dernières années. Selon un porte-parole du
Pentagone, le colonel David Lapan, des formateurs militaires américains sont
restés au sein de ces unités yéménites, mais prennent « les précautions
nécessaires. » Il a déclaré qu'il n'y avait « aucune preuve que les forces
de lutte contre le terrorisme que nous avons formées aient été [déployées]
contre des manifestants non armés. »
Dans un communiqué cité par le Washington Post, le porte-parole du
Pentagone a semblé reconnaître que l'éviction de Saleh était un fait
accompli, réaffirmant «Notre intérêt commun avec le gouvernement yéménite
pour vaincre Al-Qaïda dépasse (la prise en considération) d'une personne. »