De Hiroshima à Fukushima : le contexte politique du désastre nucléaire
japonais
Par Contribution d'un lecteur
30 juin 2011
Imprimez cet
article | Ecrivez
à l'auteur
Deuxième partie
Voici la première des deux parties d'un article sur les antécédents
historiques du désastre nucléaire de Fukushima
Après le désastre causé par un tremblement de terre suivi d'un
raz-de-marée au Japon le 11 mars, la fusion du réacteur nucléaire de
Fukushima continue à inquiéter les gens dans le monde entier. Le monde a vu
pratiquement en direct les explosions successives d'un bâtiment de réacteur
après l'autre et l'un des pays les plus évolués techniquement tenter de
contrer les 770 000 terabecquerels [1] de radioactivité relâchés par la
fusion avec des sceaux et des tuyaux d'arrosage. Le Japon a tenté sans y
parvenir de convaincre le monde que tout était sous contrôle.
Ayant vu les reportages sur le Japon, beaucoup de gens se demandent
pourquoi les gouvernements successifs ont choisi de miser sur l'énergie
nucléaire dans un pays aussi propice aux tremblements de terre – après les
États-Unis et la France, le Japon est le troisième pays le plus nucléarisé
du monde – et pourquoi le peuple de ce pays semblait si indifférent aux
dangers de l'énergie nucléaire.
Ce sont les questions auxquelles nous allons tenter de répondre.
Le changement d'orientation d'Eisenhower
La propagation de la technologie nucléaire au Japon a été une conséquence
directe des tentatives militaires américaines de gagner de l'influence sur
le développement de ce pays immédiatement après la Seconde Guerre mondiale.
Peu après la fin de la guerre, les États-Unis ont commencé à transformer le
Japon en un rempart face à l'Union soviétique. Cette politique a été
intensifiée après la prise de pouvoir par les régimes staliniens en Chine et
en Corée du Nord. Ayant perdu le monopole des armes nucléaires, les
États-Unis ont dû rendre le Japon réceptif à l'énergie nucléaire.
Le 20 avril dernier, le journal japonais Mainichi Shimbu a écrit :
« au cours de la huitième assemblée générale des Nations unies de décembre
1954, l'ex-président Eisenhower a donné un discours intitulé « Atomes pour
la paix. » Sa stratégie a été d'assigner des technologies importantes à
d'autres pays pour les intégrer dans le bloc américain, assurant ainsi son
hégémonie dans la guerre froide contre l'Union soviétique. Que le Japon, le
seul pays à avoir souffert de toute la puissance d'armes nucléaires, accepte
d'accueillir la technologie nucléaire était d'une énorme importance
stratégique. »
L'agent de la CIA "Podam"
Ce même article de journal cite Tetsuo Arima, chercheur en sciences de la
communication et professeur de sciences sociales à l'université de Waseda,
au sujet du politicien pro-nucléaire japonais Matsutaro Shoriki, qui est
aussi un grand patron du secteur médiatique : « Après la guerre mondiale, la
CIA a travaillé en étroite collaboration avec M. Shoriki pour faire
progresser la campagne en faveur de l'introduction de l'énergie nucléaire au
Japon. Elle l'a fait parce que cet homme disposait non seulement des
relations nécessaires dans la politique et l'économie, mais également du
pouvoir de mobiliser son empire de presse et de télévision. »
Durant des années de recherches aux Archives nationales des États-Unis,
Arima a découvert 474 pages de dossiers de la CIA, documentant en détail les
progrès de l'introduction de la technologie nucléaire au Japon. Il en cite
le passage suivant : « Les relations avec Podam ont maintenant atteint le
point où une coopération complète peut être initiée. »
« Podam » était le nom de code d'un membre du Parlement et informateur de
la CIA, Matsutaro Shoriki, qui allait devenir plus tard président de
l'Autorité de l'énergie atomique qu'il avait fondé lui-même, et aussi
ministre des sciences et de la technologie. Shoriki est aujourd'hui
considéré comme le père de l'énergie nucléaire japonaise.
Le Goebbels japonais
La carrière de Shoriki aurait été impensable sans ses relations étroites
avec la CIA et le Pentagone. En tant que chef de la police politique durant
la guerre, il était directement responsable de la chasse et de l'écrasement
des syndicats, des communistes, socialistes et tous opposants à la guerre.
Plus tard, il est devenu membre de la chambre haute du Parlement [Sénat] et
chef du service de renseignement du ministère de l'intérieur, qui était en
charge de la guerre idéologique et de la propagande. Il avait acheté le
journal Yomiuri Shimbun dès 1924. Ce journal allait devenir le
principal porte-parole des va-t-en-guerre et de la dictature militaire dans
les années 1930 et 1940. C'est aujourd'hui le journal le plus lu au Japon,
avec près de dix millions de lecteurs. On peut dire que Shoriki était le
Joseph Goebbels du Japon.
Après la Guerre, il a été emprisonné en tant que criminel de guerre
majeur durant trois ans. Cependant, son cas n'a jamais été poursuivi. En
fait il a été relâché sans procès. La CIA et le ministère de la défense
américain avaient besoin de ses talents et de son influence pour appliquer
la politique d'Eisenhower au Japon. Des fichiers secrets du gouvernement
américain montrent que la CIA et le Pentagone ont fourni des fonds, des
dizaines de millions de dollars, pour la construction de l'empire médiatique
de Shoriki – il était également le fondateur de la première chaîne de
télévision privée au Japon, Japan TV, ainsi que de la fédération
professionnelle de Baseball japonaise. [2]
À cette époque, le peuple japonais était toujours traumatisé par la
destruction de Hiroshima et Nagasaki, et réagissait avec horreur à toute
mention de l'énergie atomique, que ce soit pour un usage pacifique ou comme
arme. En mars 1954, un autre événement a secoué le public japonais. Un
chalutier japonais a été tellement contaminé par les radiations au cours
d'un test d'une bombe à hydrogène sur l'atoll de Bikini qu'un membre
d'équipage est mort et beaucoup d'autres ont été sérieusement blessés, alors
que le bateau était dans une zone déclarée sans dangers par les autorités
américaines. Le sentiment anti-nucléaire s'est alors développé en un large
mouvement populaire contre les États-Unis. Pour pouvoir appliquer la
politique d'Eisenhower au Japon, la CIA avait besoin de ce criminel de
guerre, Shoriki, pour créer un climat favorable à l'énergie nucléaire et
distraire l'attention de la population des questions politiques en général.
[3]
La remilitarisation du Japon
Cela correspondait aux intérêts de Shoriki, bien qu'il ait des intentions
quelque peu différentes de celles de la CIA. Le 20 avril 1952, son journal,
le Yomiuri Shimbu publiait un article intitulé : « Le gouvernement
commande un plan concret pour l'établissement d'un ministère des sciences et
de la technologie en préparation du réarmement et de la production d'armes.
» L'article se poursuivait en citant Kantaro Suzuki, le dernier amiral de la
flotte impériale et Premier ministre lors de la capitulation du Japon : «
Nous avons perdu cette guerre à cause de notre manque de science. Par
conséquent, il est de notre devoir de promouvoir la science afin de
reconstruire le Japon. » Pour Suzuki, cependant, « reconstruire le Japon »
signifiait restaurer l'empire japonais.
Shoriki, ardent nationaliste, était réticent à n'être qu'un pion de la
CIA pour sa propagande. Au contraire, il voulait utiliser la CIA et le
pentagone pour ses propres fins. Son plan était d'exploiter ses relations
avec eux pour devenir chef du gouvernement, et refaire du japon une
superpuissance militaire.
Le ministère de la science et de la technologie – prédécesseur du
ministère de l'éducation et de la science – a été créé par Shoriki lui-même.
Avec pour slogan de campagne, « une nouvelle révolution industrielle grâce à
l'énergie nucléaire, » il est devenu député, puis président de sa propre
création, l'Autorité de l'énergie atomique, qui est devenue par la suite le
ministère des sciences et de la technologie. Masao Maeda, l'un des collègues
de Shoriki au Parti libéral démocrate (PLD), a rédigé le projet de loi de
création de ce ministère. Il définissait la tâche d'un des services de ce
ministère, l'Institut central pour la science et la technologie dans ces
termes : « la recherche sur les technologies d'armement, y compris les armes
nucléaires. » [4]
Karl Mundt, un sénateur républicain de droite qui avait rédigé la loi
créant la Voice of America (VOA, la radio de propagande
anti-communiste pour les forces armées américaines en Asie), avait envoyé un
de ses assistants, Henry Holthusen, au Japon rencontrer Shoriki pour y
monter une version télévisée de VOA. Il y coopérait avec la compagnie Unitel
pour diriger une station de télévision pour l'armée américaine qui diffusait
dans tout l'Extrême-Orient. [5]
Shoriki collaborait avec Holthusen. Il usa de ses relations avec le
Pentagone – par l'intermédiaire du cabinet d'avocats Murphy, Duiker, Smith
et Burwell à Washington – pour passer un accord avec le ministère de la
défense américain concernant l'argent dont il aurait besoin pour monter la
station de télévision. [6]
Nakasone, le bras droit de Shoriki
Il devenait de plus en plus difficile à la CIA et au Pentagone de
contrôler Shoriki. Les États-Unis n'avaient aucune intention d'équiper leur
ex-ennemi de la seconde Guerre mondiale en technologies d'armes
nucléaires. La politique d'Eisenhower était plutôt de rendre la société
japonaise bienveillante envers l'énergie nucléaire pour que, d'une part, les
armes atomiques américaines puissent être stockées partout où on en avaient
besoin, et en second lieu qu'un grand marché s'ouvre au Japon pour
l'industrie nucléaire civile américaine.
C'est la raison pour laquelle le savoir-faire technologique nucléaire n'a
été communiqué que sous la stricte supervision du gouvernement américain et
seulement sur le sol américain. Ainsi, la plupart des ingénieurs nucléaires
de la Compagnie d'électricité de Tokyo ont été "formés" dans une école
établie en Illinois, l'International School of Nuclear Engineering,
qui était gérée par la Commission de l'énergie atomique. Cependant, le
savoir-faire transmit était insuffisant pour développer des réacteurs au
Japon, et ne permettait que de faire fonctionner les centrales clefs en main
que les États-Unis leur vendaient. [7]
Mais Shoriki s'intéressait d'abord à la technologie militaire. Les
premiers réacteurs qu'il a construits en tant que chef de l'Agence de
l'énergie atomique au Japon étaient d'un autre type : les réacteurs Calder
Hall anglais, développés au départ pour la production de plutonium
militaire. L'utilisation de leur chaleur résiduelle pour la production
d'électricité n'était qu'un sous-produit.
Les États-Unis ont été atterrés par la machination de Shoriki, et
celui-ci a eu de plus en plus de mal d'obtenir un soutien de la part de la
CIA ou du Pentagone. Son objectif de s'emparer du gouvernement au Japon ne
pouvait plus se réaliser.
À suivre
Notes
[1] 1 terabecquerel est égal à 10 à la puissance 12 becquerels
[2] Arima : Genpatsu, Shoriki, CIA (Les centrales nucléaires,
Shoriki et la CIA), éditions Shinchosha, 2008.