Au moins cinq
ministres ont été forcés de quitter le gouvernement d'union nationale moins
d'un jour après sa formation, face à l'hostilité de masse de le voir dominé par
le parti du président déchu Zine El Abidine Ben Ali.
Plusieurs membres du parti d'opposition
avaient pris des postes ministériels mineurs mais personne n'était dupe que le
nouveau gouvernement n'était rien d'autre qu'un front pour la continuation du
régime du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) de Ben Ali.
Le premier ministre Mohammed Ghannouchi
était l'un des huit ministres issus du gouvernement précédent, dont le
président intérimaire, Foued Mebazaa, le ministre de l'Intérieur Ahmed Friaa,
le ministre des Affaires étrangères Kamal Morjane et les ministres de la
Défense et des Finances. Le gens du RCD occupaient tous les postes clé, tandis
que les opposants servent de façade dans des ministères mineurs, parfois créés
à dessein.
Mais, avec les protestations qui se
poursuivent et se concentrent sur le rôle du RCD dans le nouveau gouvernement,
trois ministres appartenant à l'Union générale des travailleurs tunisiens
(UGTT) - le secrétaire d'Etat au Transport Anouar Ben Gueddour, ministre sans
portefeuille, Abdeljelil Bedoui et le ministre de la Formation et de l'Emploi,
Houssine Dimassi - ont démissionné. Le ministre de la Santé, Mustapha Ben
Jaafar du Forum démocratique pour le Travail et les Libertés (FDTL) a fait de
même.
La ministre de la Culture, Moufida Tlatl
« envisageait de démissionner »
Ghannouchi se trouvait déjà confronté à des
difficultés grandissantes pour justifier son gouvernement. En proclamant la
bonne foi des anciens acolytes de Ben Ali en matière de démocratie, il a dit
dans une interview radiophonique, « Ce qu'il faut éviter, c'est la chasse
aux sorcières. Ce qu'il faut assurer, c'est la réconciliation nationale.
Beaucoup de ministres qui faisaient déjà partie du gouvernement précédent avec
l'ancien président, ont tout fait pour lutter pour l'intérêt général. »
Ils ont tous « les mains propres et une
grande compétence, » a-t-il ajouté, « Grâce à leur dévouement, ils
ont réussi à réduire la capacité de nuisance de certains. »
Une réunion du plus grand parti
d'opposition, le Parti démocratique progressiste dirigé par Ahmed Najib Chebbi,
nouveau secrétaire du développement régional, avait été explosive. Alors que
Chebbi restait assis, la tête entre les mains, un membre du parti a demandé,
« Comment le meurtrier peut-il être notre dirigeant aujourd'hui ? »
En début de soirée, le premier ministre et
le président intérimaire avaient déjà tous deux annoncé leur démission tardive
du RCD.
Ces manoeuvres avaient été rendues
nécessaires par les protestations de colère dans la capitale, Tunis, ainsi qu'à
Sfax, Regueb, Kasserine et Sidi Bouzid.
Des heures durant, des manifestants ont
défié la brutalité policière grandissante afin d'exprimer leur hostilité à la
tentative de reconstituer la dictature de Ben Ali sans Ben Ali. Les
manifestations avaient débuté par quelques centaines de personnes marchant vers
les quartiers généraux de l'UGTT pour protester contre sa participation dans le
gouvernement. « Pas de reste de l'ancien régime ! » scandaient
les manifestants. « Citoyens et martyrs, le gouvernement est toujours le
même. Nous protesterons, nous protesterons jusqu'à l'effondrement du
gouvernement ! »
La police anti-émeute a répliqué avec des
matraques, des boucliers et du gaz lacrymogène. L'on a vu un manifestant à
terre roué de coups puis frappé à coups de pied à plusieurs reprises. Un autre
a eu le bras cassé. Ceux qui essayaient de s'enfuir ont été frappés à coups de
matraque. Une vidéo a été diffusée montrant des tireurs d'élite tirant à
maintes reprises sur les manifestants dans la ville de Bizerte, au nord de la
Tunisie.
Le nouveau ministre de l'Intérieur, Ahmed
Friaa, du RCD, a fait une déclaration publique : « Nous remercions le
peuple qui s'est battu pour la liberté et aidé le pays durant la crise mais
nous punirons aussi tous les criminels qui nous ont terrorisés. Oui à la
liberté, oui à la démocratie, non à l'anarchie et au chaos. »
Les commentaires publics montrent la colère
intense que le gouvernement bidon de Ghannouchi est en train d'essayer
d'étouffer.
« Le nouveau gouvernement est une mascarade.
C'est une insulte à la révolution qui a fait des victimes et fait couler du
sang, » a dit un manifestant.
« Rien n'a changé, » a dit un
enseignant, Mohamed Cherni, qui a été torturé par la police de Ben Ali.
« C'est toujours le même régime qu'avant, et donc nous continuerons à
lutter. »
« Je crains qu'on nous vole à moi et à
mon peuple notre révolution. Ce sont eux qui ont opprimé le peuple pendant 22
ans, » a dit Ines Mawdud, étudiante de 22 ans.
Sur une page tunisienne de Facebook on peut
lire, « Le RCD, parti de la dictature et symbole du totalitarisme et de la
tyrannie, est encore aux commandes. »
Sur une autre page de Facebook on lit,
« Le dictateur est tombé mais pas encore la dictature. Il faut que les
Tunisiens poursuivent leur mission. »
Les bureaucrates syndicaux et les opposants
ont été obligés de démissionner, mais ils n'ont donné ni explication ni excuse
pour avoir rejoint le gouvernement en premier lieu. Le fait est que leur
participation était devenue intenable.
Plus tôt dans la journée, une réunion
extraordinaire de l'UGTT avait décidé de ne pas reconnaître le nouveau
gouvernement. « C'est en réponse aux revendications de la rue, » a
dit l'organisateur syndical Abid al-Briki.
Toutefois, le fait que ces individus aient
quitté le pouvoir ne change pas leurs objectifs essentiels -décapiter
l'opposition au sein de la classe ouvrière et sauver le capitalisme tunisien.
Chaque jour qui passe, les contradictions
sociales sous-jacentes à ce qu'on appelle la « Révolution du Jasmin »
deviennent plus apparentes. L'une des observations les plus importantes
concernant les protestations de masse en Tunisie a été faite par David D.
Kirkpatrick du New York Times. Il écrit, « Dans les rues, la
révolution tunisienne continue d'évoluer. Elle a débuté dans les provinces en
grande difficulté par des revendications pour plus d'emplois, notamment de la
part d'un nombre grandissant de jeunes diplômés universitaires tunisiens, dont
on estime que près d'un tiers sont sans emploi ou sérieusement sous-employés.
Elle s'est propagée aux travailleurs, aux petits entrepreneurs et aux
professions libérales de la côte, comme une révolte dirigée surtout contre la
corruption flagrante liée à la famille de M. Ben Ali.
« Mais, lundi, les manifestants dans
les rues semblaient davantage être issus de la classe ouvrière, et parmi eux il
y avait quelques anciens dissidents endurcis qui avaient été maltraités par le
gouvernement de M. Ben Ali. »
Contrairement à cela, écrit-il, « Loin
de la rue, certains Tunisiens exerçant des professions libérales et qui la
semaine passée pestaient contre le gouvernement de M. Ben Ali, ont dit qu'ils
étaient enthousiasmés par les premiers pas prudents du nouveau
gouvernement. »
Un autre aspect important des protestations
est leur volonté de défendre le droit démocratique du mouvement islamiste El
Nahda pour qu'il puisse fonctionner légalement. Néanmoins les manifestations
demeurent, de manière générale, hostiles à l'Islam politique qui avait très peu
d'influence dans le mouvement d'opposition principalement laïc.
Le gouvernement a dit que le dirigeant d'El
Nadhar, Cheik Rashid el-Ghannouchi, ne serait en mesure de revenir en Tunisie
qu'après qu'une loi d'amnistie a été adoptée invalidant un ordre d'exclusion de
1991.
Le danger de voir une telle insurrection
véritablement populaire se propager au-delà de la Tunisie est la préoccupation
centrale des puissances impérialistes tout comme des régimes arabes.
Cela ne s'est pas produit jusqu'à présent.
Mais des manifestants en Egypte, en Algérie et en Mauritanie ont imité
l'immolation par le feu qui avait initialement déclenché les protestations de
masse en Tunisie.
Avant-hier, en Egypte, un homme s'est immolé
au Caire - le troisième en à peine deux jour et le deuxième dans la même
journée.
Un jour plus tôt, des manifestants en
Mauritanie et en Algérie s'étaient immolés par le feu. Quatre personnes ont
tenté de s'immoler en Algérie depuis le début de la révolte en Tunisie.
La Ligue arabe s'est réunie aujourd'hui à
Charm el-Cheick, en Egypte, dans le but défini de discuter du commerce et du
développement. C'est la Tunisie qui a fixé son véritable ordre du jour. Hier,
Mohammad al-Sabah du Koweït a dit, lors d'une réunion préparatoire des
ministres des Affaires étrangères, « Le monde arabe assiste aujourd'hui à
un développement politique sans pareil et connaît de réels défis dans le
domaine de la sécurité nationale arabe. Des pays se désagrègent, des gens
organisent des soulèvements. et les citoyens arabes se demandent : Est-ce
que le régime arabe actuel est capable de faire face à ces défis de manière
dynamique ? »
Le ministre tunisien nouvellement nommé,
Kamel Morjane, était présent à la réunion. Il aura fait comprendre clairement à
ses homologues à quel point leur position est subitement devenue précaire.
Pour souligner l'ampleur de la crise à
laquelle les régimes arabes sont confrontés, l'indice de référence égyptien a
enregistré hier sa plus forte baisse depuis mai dernier suite au mouvement de
retrait d'investisseurs étrangers. Selon Bloomberg, « Des étrangers, si on
exclut les investisseurs arabes, ont été des vendeurs net de 226,5 millions de
livres égyptiennes (38,9 millions de dollars). 'Les investisseurs d'outre-mer
réduisent leurs positions en raison du risque politique accru émanant de ce que
nous avons vu en Tunisie,' a dit Ahmed Alseesi, le chef des activités de vente
pour les institutions du Moyen Orient et de l'Afrique du Nord chez Acumen
Securities au Caire. »