Le gouvernement d'union nationale annoncé
par le premier ministre Mohamed Ghannouchi est une réunion de l'ensemble des
factions de l'élite dirigeante tunisienne contre la classe ouvrière, les
étudiants et les paysans.
Le gouvernement a été hâtivement formé par
Ghannouchi, allié clé du président destitué Zine El Abidine Ben Ali, sous un
prétendu mandat que lui a conféré une autre figure loyale à Ben Ali, le
président par intérim Fouad Mebazaa, l'ancien président du parlement.
Le gouvernement est dominé par les
dirigeants au plus haut niveau du Rassemblement constitutionnel démocratique
(RCD) de Ben Ali. Les anciens ministres de la Défense, des Affaires étrangères,
de l'Intérieur et des Finances ont tous conservé leurs postes. Ghannouchi reste
premier ministre, un poste qu'il occupe depuis 1999.
Ceux-ci ne sont que les figures les plus en
vue. Un article du journal britannique The Guardian a remarqué :
« D'autres figures connues existent aussi. L'une d'entre elles se trouvait
à la gauche du premier ministre, Mohamed Ghannouchi, au moment où il annonçait
qu'il allait prendre provisoirement le pouvoir (pour être réprouvé plus tard
par la cour constitutionnelle). Il s'agit d'Abdallah Kallel, ancien ministre de
l'Intérieur accusé de torture et de violations des droits de l'homme et qui est
recherché par un tribunal suisse. Il est actuellement le président de la
chambre des conseillers. »
Ghannouchi a fait quelques promesses de
réforme pour que son gouvernement d'union prenne quelque distance de Ben Ali en
promettant que tous les partis politiques seraient autorisés à fonctionner
librement, que les prisonniers politiques seraient libérés et que la censure
des médias cesserait avec l'abolition du ministère tunisien de l'information.
Il compte avant tout sur les partis
d'opposition bourgeois pour présenter l'exécutif, dominé par le RCD, sous des
couleurs démocratiques.
Trois personnalités en vue de l'opposition
ont été nommées comme ministres au bas de l'échelle hiérarchique. Najib
Chebbie, fondateur du Parti démocratique progressiste (PDP) a été nommé
ministre du développement. Ahmed Ibrahim de l'ancien parti stalinien Ettajdid
deviendra le ministre de l'Enseignement supérieur. Mustapha Ben Jaafar du Forum
démocratique du travail et des libertés a été choisi comme nouveau ministre de
la santé.
Immédiatement après l'annonce, Ahmed Bouazzi
du Parti démocratique progressiste a insisté à la BBC, « Ce n'est pas
réaliste de dissoudre le parti dirigeant. Nous pouvons avancer avec ce
gouvernement et même descendre à nouveau dans la rue si cela ne marche
pas. »
Autre preuve de loyauté au précédent régime,
le Parti communiste ouvrier de Tunisie (PCOT) maoïste et le mouvement El Nahda
islamiste ont tous deux été exclus du nouveau gouvernement.
Le dirigeant d'El Nahda, Sheik Rachid
al-Ghannouchi, a néanmoins remarqué, « Si à l'avenir nous étions invités à
participer au gouvernement, nous envisagerions la proposition. »
La forme du gouvernement est une insulte à
tous ceux qui sont descendus dans la rue pour voir Ben Ali destitué. Au moment
même où les tractations et le marchandage avaient lieu à huis clos, des
manifestants qui revendiquaient la fin de la dictature du RCD étaient attaqués.
A Tunis, des manifestants s'étaient
rassemblés autour du quartier général du RCD pour protester contre la formation
d'un gouvernement d'intérim comprenant des ministres du RCD. « Avec notre
sang et notre âme nous somme prêts à mourir pour les martyres, » ont-ils
scandé. « Dégage RCD ! Dehors le parti de la dictature ! »
Lorsqu'ils se sont dirigés vers le bâtiment
du ministère de l'Intérieur, la police anti émeute a tiré en l'air et a fait
usage de canons à eau et de gaz lacrymogènes contre la foule. Des
rassemblements ont eut lieu à Sidi Bouzid, une ville du centre de la Tunisie et
aussi tout près dans la ville de Regueb.
La police et les forces de sécurité sont
sous le contrôle direct de la direction du RCD. L'armée se serait tenue en
retrait au moment où l'assaut avait lieu à Tunis. La veille, la police avait
été impliquée dans des échanges de tirs avec l'armée qui avait déjà assuré le
nouveau gouvernement de sa loyauté.
Le magazine Times a
rapporté que l'armée « essayait d'extirper des milliers de miliciens bien
armés et loyaux au dictateur chassé du pouvoir. » Le magazine a cité des
reportages disant que « 3.000 des 6.200 gardes présidentiels bien armés de
Ben Ali [n'avaient] toujours pas été arrêtés. »
Un climat de tension extrême régnait
dimanche soir, notamment après l'arrestation de l'ancien chef de la sécurité
présidentielle, Ali Seriati. Mais lundi, après l'annonce du nouveau
gouvernement, l'armée a donné carte blanche aux forces de sécurité pour faire
face aux protestations de l'opposition. C'était tout à fait dans l'esprit de la
déclaration de Ghannouchi selon laquelle pour le nouveau gouvernement,
« Notre priorité c'est la sécurité. »
Le journal Al Ahram, fondé
par le gouvernement égyptien, a commenté qu'inclure l'opposition était la
rectification nécessaire d'une erreur politique faite par Ben Ali. Il écrit que
« la plus grosse erreur » commise par Ali a été « la
neutralisation de l'opposition en Tunisie au point que lorsque les émeutes ont
débuté. il n'y avait pas de chef à qui parler ou avec qui négocier pour mettre
fin aux manifestations. »
Mettre fin aux manifestations c'est la tâche
qui a été assignée au Parti démocratique progressiste, au mouvement Ettajdid et
au Forum démocratique du travail et des libertés. L'élite dirigeante tunisienne
peut compter sur le soutien de toutes les puissances impérialistes dont les
paroles de soutien à des protestations démocratiques ne valent rien.
L'éditorial du Guardian cité
ci-dessus a signalé en parlant de l'ancienne puissance coloniale de la
Tunisie : « Le premier prix de l'hypocrisie éhontée va au président
Nicolas Sarkozy qui a déclaré en serrant les dents que la France se tenait aux
côtés du peuple tunisien. Et s'il vous plaît, oubliez le discours tenu par la
ministre des Affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, à l'Assemblée nationale
peu de temps après que les autorités à Tunis eurent annoncé la mort de 21
civils tués par balle par la police. Un discours dans lequel elle offrait à la
Tunisie l'assistance de la police anti émeute française. »
Le reste de l'Union européenne et les
Etats-Unis sont tout aussi coupables. Un élément significatif ayant catalysé la
colère qui couvait contre le régime Ben Ali a été la révélation par WikiLeaks
de dépêches américaines soutenant le régime de « la Famille » malgré
la reconnaissance de l'ampleur de sa corruption.
Confrontée à la chute de l'ancien allié de
Washington, la secrétaire d'Etat américaine, Hillary Clinton a invité
instamment le nouveau gouvernement à rétablir rapidement l'ordre et a salué sa
« volonté de travailleur avec les Tunisiens de l'ensemble du spectre
politique. » Les Etats-Unis vont se « tenir aux côtés de la
Tunisie », a-t-elle promis.
Il y a peu de chance que les platitudes
démocratiques de Ghannouchi et de Mebazaa amadouent qui que ce soit et encore
moins que la position dominante du RCD ne suscite pas d'opposition.
L'Independent a cité Habib Jerjir du
Syndicat régional des travailleur de Tunis qui a indiqué comment le nouveau
gouvernement sera observé dans la rue. « Il [le RCD] est sorti par la
porte de derrière et il revient par la fenêtre, » a-t-il dit. « Nous
ne pouvons pas avoir de milices dans les rues et dans le gouvernement. »
La Tunisie demeure politiquement aussi
instable et socialement aussi polarisée qu'avant. La même chose vaut pour le
reste du Maghreb et le Moyen-Orient en général.
Les retombées éventuelles des événements
tunisiens continuent de préoccuper les régimes arabes qui dirigent des pays où
la pauvreté et le chômage sont tout aussi endémiques. Un homme s'est immolé par
le feu devant le parlement égyptien au Caire lundi, rappelant le geste de
Mohamed Bouazizi âgé de 26 ans, qui avait focalisé la colère populaire en
Tunisie. Il y a eu au moins quatre incidents similaires en Algérie et un en
Mauritanie.
La question cruciale qui se pose aux
travailleurs et aux jeunes est la nécessité d'adopter la stratégie
révolutionnaire de la révolution permanente, élaborée initialement par Léon
Trotsky. Les régimes bourgeois en Afrique, au Moyen-Orient et dans ce qu'on
appelle les pays « en voie de développement » sont inextricablement
liés aux principales puissances impérialistes. Ils opèrent à la fois comme des
exploiteurs directs et comme gendarme régional pour les grands groupes et
investisseurs mondiaux dont les exigences prédatrices signifient
l'appauvrissement des travailleurs et des paysans pauvres. Il ne peut y avoir
de « renouveau démocratique » sous aucune des factions de la
bourgeoisie nationale.
Seule une lutte politique indépendante de la
classe ouvrière pour le socialisme rassemblant toutes les sections opprimées de
la société offre une voie pour aller de l'avant.
Avec leur constante invocation du danger
d'une « contagion » révolutionnaire, les élites dirigeantes
reconnaissent elles-mêmes que le mouvement populaire en Tunisie fait partie
d'une lutte plus large de la classe ouvrière au Moyen Orient et de par le
monde. La classe ouvrière ne peut se limiter à une perspective nationale. La
lutte en Tunisie doit être consciemment liée aux luttes des travailleurs et des
peuples opprimés des pays capitalistes avancés ainsi que des anciens pays
coloniaux. La question cruciale soulevée par l'établissement d'un mouvement
révolutionnaire international contre le capital mondialement organisé est la
construction de sections du Comité international de la Quatrième
Internationale.