La classe ouvrière égyptienne prend le devant de la scène
Par David North
12 février 2011
Durant ces quelques derniers jours, un flot continu de reportages a
confirmé le rôle de plus en plus décisif joué par la classe ouvrière
égyptienne dans la lutte contre le régime Moubarak. Alors que les assemblées
de masse et les affrontements sur la Place Tahrir au Caire sont le point de
mire de la couverture médiatique, la vague grandissante de la combativité de
la classe ouvrière – sous forme de manifestations et de grèves – aura un
impact plus important sur le cours des événements.
Dans la commune industrielle de Kafr al-Dawwar – centre historique de la
combativité de la classe ouvrière – des centaines de travailleurs de
l’industrie de la soie et du textile ont participé aux protestations contre
les mauvaises conditions de salaire et de vie. A Helwan, une cité sur les
bords du Nil au Sud du Caire, 4.000 travailleurs de la Coke Coal et de Basic
Chemicals Company ont annoncé un débrayage. Tout en revendiquant une hausse
de salaire, des contrats permanents pour les travailleurs intérimaires et la
fin de la corruption, les travailleurs ont aussi exprimé leur solidarité
avec les manifestants de la capitale. Dans une autre action de protestation
significative à Helwan, 2.000 travailleurs de la soie ont participé à une
manifestation pour exiger la dissolution du conseil d’administration de leur
entreprise.
Dans la ville de Mahalla, située dans le delta du Nil, 1.500 travailleurs
ont protesté contre le retard de paiement des salaires et des primes. Dans
une autre lutte ayant lieu dans la même ville, des centaines de travailleurs
d’une entreprise de filature et tissage ont participé à une grève avec
occupation des locaux pour réclamer des promotions en souffrance. A Quesna,
également située dans le Delta, 2.000 travailleurs de l’industrie
pharmaceutique se sont mis grève.
Plus de 6.000 travailleurs employés chez Suez Canal Authority à Port
Saïd, Ismailia et Suez ont organisé des grèves pour réclamer des ajustements
de salaire. De même, à Suez, 400 travailleurs employés par Misr National
Steel Company ont initié un mouvement de grève.
Ce mouvement de la classe ouvrière égyptienne a commencé bien avant les
protestations de masse au Caire qui ont débuté durant la dernière semaine de
janvier. Comme l’a documenté une étude du professeur Joel Beinin, un expert
de l’histoire du mouvement ouvrier égyptien, la vague de grève montante
« est issue du plus vaste mouvement social que l’Egypte ait connu depuis
plus de cinquante ans. Plus de 1,7 million de travailleurs ont participé à
plus de 1.900 grèves et autres formes de protestations de 2004 à 2008. »
L’ironie veut que la croissance de la combativité des travailleurs a été,
pour le régime égyptien sclérosé, une conséquence indésirable de la
croissance économique durant cette dernière décennie. Cette croissance a été
attisée par l’afflux massif de capital international en Egypte au cours de
la première décennie du vingt-et-unième siècle. Les investissements
étrangers directs (IED) sont passés de 400 millions de dollars en 2000 à
13,2 milliards de dollars en 2007-08. L’Egypte est à présent le plus
important bénéficiaire d’IED du continent africain. Entre 2004 et 2007, le
taux de croissance annuel du PIB est passé de 4 à 7,2 pour cent. Mais les
bénéfices de la croissance économique ont été réservés à une petite section
de la société. Malgré les grèves qui de temps à autre ont arraché des
concessions, l’écrasante majorité de la population laborieuse est réduite à
la pauvreté. De plus, le régime a réagi au défi grandissant de la classe
ouvrière en intensifiant la brutalité et la répression.
A présent, dans le contexte du mouvement de masse national contre le
régime Moubarak, la question décisive est le rôle que jouera la classe
ouvrière dans la décision concernant non seulement le sort de Moubarak mais
aussi la nature du régime qui sortira des bouleversements révolutionnaires
actuels.
Le plus grand danger auquel sont confrontés les travailleurs égyptiens
est qu’après avoir fourni la force sociale essentielle pour arracher le
pouvoir des mains du dictateur vieillissant, rien de politiquement
substantiel ne changera, mis à part les noms et les têtes de certains
dirigeants. En d’autres termes, l’Etat capitaliste restera intact. Le
pouvoir et le contrôle politiques sur la vie économique resteront entre les
mains des capitalistes égyptiens, soutenus par l’armée et leurs chefs
suprêmes impérialistes en Europe et en Amérique du Nord. Les promesses
d’instaurer la démocratie et des réformes sociales seront rejetées à la
première occasion venue et un nouveau régime de répression sauvage sera
institué.
Ces dangers ne sont pas exagérés. L’ensemble de l’histoire de la lutte
révolutionnaire au vingtième siècle montre que la lutte pour la démocratie
et pour la libération des pays opprimés par l’impérialisme ne peut être
concrétisée, comme l’a expliqué Léon Trotsky dans sa théorie de la
révolution permanente, que par la conquête du pouvoir par la classe ouvrière
sur la base d’un programme internationaliste et socialiste.
L’histoire de l’Egypte fournit d’amples preuves à l’appui de ce principe
stratégique.
La classe ouvrière égyptienne a une longue histoire de luttes. Durant le
premier mouvement national contre le colonialisme britannique, la classe
ouvrière était engagée dans des luttes majeures. Mais, suivant un modèle qui
devait se répéter maintes et maintes fois, la bourgeoisie égyptienne
corrompue – après avoir tiré profit de la pression exercée par la classe
ouvrière sur les Britanniques pour leur soutirer des concessions – n’avait
honoré aucun de ses engagements à l’égard des travailleurs. Après la
proclamation par les Britanniques en 1922 de la prétendue indépendance –
lors de laquelle Londres continua de régner au moyen d’une monarchie
constitutionnelle totalement vénale – la classe ouvrière resta assujettie à
une répression d’Etat impitoyable.
Durant les décennies qui suivirent, la bourgeoisie égyptienne s'opposa
férocement aux efforts des travailleurs d’établir des syndicats. Ce n’est
que sous la pression de la Deuxième Guerre mondiale, lorsque le régime
soutenu par les Britanniques fit des concessions en vue d’obtenir un appui
plus vaste, que les syndicats furent été légalisés. Mais sitôt l’état
d’urgence de la guerre terminé, le régime décida de revenir sur cet acquis
limité. Après la guerre, en réponse à un nouveau soulèvement de la classe
ouvrière, la bourgeoisie accorda des concessions qui invariablement étaient
suivies de répression.
Le coup d’Etat des officiers libres du 23 juillet 1952 mirent fin à la
monarchie. L’on avait assisté durant les mois qui avaient immédiatement
précédés le coup d’Etat à une montée des luttes de la classe ouvrière qui
avait affaibli la monarchie. Mais, le caractère de classe du nouveau régime
– dont le colonel Gamal Abdel Nasser devait rapidement devenir le dirigeant
– fut révélé en l’espace de quelques semaines. Les travailleurs avaient
salué le coup d’Etat. Les illusions des travailleurs dans les discours
révolutionnaires des dirigeants militaires furent nourries par le Mouvement
démocratique pour la libération nationale (DMNL) stalinien qui entretenaient
d’étroites relations avec les Officiers libres (il avait même été informé
par avance des projets du coup d’Etat). En conformité avec la théorie
stalinienne de la révolution à « deux étapes » (d’abord la démocratie, puis
plus tard dans un avenir indéfini, le socialisme), le DMNL avait attribué un
rôle progressiste à Naguib et à Nasser. Ce qui eut presque immédiatement des
conséquences tragiques. Dans la Misr Fine Spinning and Weaving Company de la
commune de Kafr al-Dawwar, des milliers de travailleurs commencèrent une
grève en août 1952 pour protester contre des griefs accumulés au fil du
temps. Un des dirigeants du mouvement devait se rappeler plus tard :
C’était tout à fait naturel que les travailleurs démarrent un mouvement à
Kafr al-Dawwar parce qu’ils avaient entendu les communiqués de la révolution
annonçant que la royauté était abolie, que le régime était contre
l’injustice, que les droits du peuple seraient rétablis. C’était évident que
les travailleurs qui avaient été opprimés pendant très longtemps mettent en
avant leurs revendications… [Tiré de « Egyptian Communists and the Free
Officers: 1950-54, » by Selma Botman, Middle Eastern Studies, Vol. 22, No. 3
(July 1986), p. 355]
Le mouvement fut brutalement réprimé par l’armée. Le nouveau Conseil du
commandement révolutionnaire convoqua rapidement une cour martiale pour
juger les travailleurs membres de la direction de la grève. Deux des
dirigeants, Muhammad Khamis et Ahmad al-Bakri, furent condamnés à mort le 18
août 1952 et pendus trois semaines plus tard dans l’enceinte de l’usine. Il
est à noter que le membre du Conseil du commandement révolutionnaire qui
avait présidé la cour martiale, Abd al-Mun’im Amin, avait des liens avec
l’ambassade américaine au Caire.
Par la suite, le régime de Nasser devait appliquer une série de réformes
en apportant de modestes améliorations aux conditions de la paysannerie et
de la classe ouvrière égyptiennes. La nationalisation du Canal de Suez
contribua à ce que le régime gagnât un large soutien parmi les masses
égyptiennes. Plus tard, la nationalisation d’entreprises étrangères et d’une
grande partie des entreprises égyptiennes entraîna une élévation du niveau
de vie. Toutefois, la règle indiscutable du régime de Nasser était qu’aucune
initiative indépendante sociale ou politique de la classe ouvrière n’était
permise. Aux dires de Nasser, « Les travailleurs ne revendiquent pas, nous
donnons. » Lorsque les travailleurs défiaient cette règle et revendiquaient,
ils étaient emprisonnés, torturés et même exécutés.
Bien que Nasser eût qualifié de « socialisme arabe » sa combinaison entre
le paternalisme nationaliste et la répression, la bourgeoisie égyptienne
était restée fermement au pouvoir. Après la mort soudaine de Nasser en 1970,
à peine trois ans après la défaite catastrophique de l’Egypte dans la guerre
des Six jours contre Israël, Anwar Sadat devenait président. Le nouveau
régime décida de répudier à la fois la politique soi-disant socialiste de
Nasser et les éléments de la politique étrangère de Nasser qui s’étaient
attiré les foudres des Etats-Unis. Sur Sur le front de l'économie, Sadat
décida d’adapter sa politique aux exigences du Fonds monétaire
international.
C’est dans le domaine de la politique étrangère que Sadat prit la mesure
la plus spectaculaire. Il se rendit à Jérusalem en novembre 1977 et signa en
1978 les accords de paix de Camp David avec Israël, démarche qui
garantissait la destruction de l’Organisation de libération de la Palestine
et revenait à être une trahison totale des aspirations du peuple
palestinien. En octobre 1981, Sadat fut assassiné dans un acte de vengeance.
Son successeur, Hosni Moubarak, poursuivit la politique de Sadat de manière
encore plus impitoyable.
Sur le front économique, le néo libéralisme fut consolidé. De vastes
segments de l’économie qui avaient été nationalisés par Nasser furent
restitués au secteur privé. A la campagne, une grande partie de la
redistribution des terres qui avait été faite par Nasser fut annulée.
En politique étrangère, Sadat et Moubarak placèrent sans réserve l’Egypte
au service de l’impérialisme américain.
En aucune manière, la politique du régime Sadat-Moubarak n’a été
substantiellement différente de celle appliquée par les gouvernements
capitalistes au cours des trente dernières années dans n’importe quel autre
ancien pays colonial ayant un développement capitaliste retardé.
Actuellement, en pleine crise mondiale du système capitaliste qui a des
conséquences profondes sur tous les pays capitalistes, une offensive à
l’échelle mondiale est amorcée contre la classe ouvrière. La politique
capitaliste ne s'oriente pas vers des réformes mais vers la réaction. Aucun
gouvernement bourgeois en Egypte ne contredira cette tendance mondiale.
La lutte qui se déroule en ce moment en Egypte est de nature à durer. La
responsabilité des marxistes révolutionnaires est de développer parmi les
travailleurs, au moment où ils vivent des expériences politiques colossales,
une compréhension de la nécessité d’une lutte indépendante pour le pouvoir.
Ils doivent mettre en garde les travailleurs contre toutes les illusions
selon lesquelles leurs aspirations démocratiques peuvent se réaliser sous
l’égide de partis bourgeois. Ils doivent impitoyablement révéler au grand
jour les fausses promesses des représentants politiques de la classe
capitaliste. Ils doivent encourager la création d’organes indépendants du
pouvoir ouvrier qui, avec l’intensification de la lutte politique, peuvent
devenir la base pour le transfert du pouvoir à la classe ouvrière. Ils
doivent expliquer que la réalisation des revendications démocratiques
essentielles des travailleurs est étroitement liée à l’application d’une
politique socialiste.
Les révolutionnaires marxistes doivent avant tout élargir l’horizon
politique des travailleurs égyptiens au-delà des frontières de leur propre
pays. Ils doivent expliquer que les luttes qui se développent actuellement
en Egypte sont indissolublement liées à un processus mondial naissant de la
révolution socialiste mondiale et que la victoire de la révolution en Egypte
requiert non pas une stratégie nationale mais internationale. Après tout, la
lutte contre le régime Moubarak-Suleiman et la classe dirigeante égyptienne
est, en dernière analyse, une lutte contre l’ensemble de la bourgeoisie
arabe, le régime sioniste d'Israël et l’impérialisme américain et européen.
Dans cette lutte mondiale, le plus important allié indispensable des masses
égyptiennes est la classe ouvrière internationale.
Ce qui a été exposé ci-dessus est la perspective et la stratégie du
Comité international de la Quatrième Internationale.
(Article original paru le 10 février 2011)
Voir aussi:
Notre
couverture sur les soulèvements en Afrique du Nord et Moyen-Orient