Le mouvement antigouvernemental se propage à Djibouti
Par Niall Green
25 février 2011
La vague de protestations populaires au Moyen Orient et en Afrique du
Nord a atteint l’Etat de Djibouti. Situé stratégiquement dans le Corne de
l’Afrique, au débouché du détroit de Bad-el-Mandeb qui le sépare du Yémen,
Djibouti a sur son territoire des bases militaires américaines et
françaises.
Environ 30.000 personnes se sont rassemblées vendredi dans la capitale,
Djibouti ville, pour protester contre le régime du président Ismaël Omar
Guelleh. La manifestation a dépassé de loin les rassemblements
antigouvernementaux qui avaient eu lieu auparavant, le 28 janvier et le 5
février lorsqu’une foule estimée entre 2.000 et 3.000 personnes s’étaient
regroupée après les prières du vendredi.
L’organisation Human Rights Watch a rapporté que la police avait assailli
le rassemblement du 5 février avec des gaz lacrymogènes et des balles en
caoutchouc. Le président de la Ligue des droits de l’homme de Djibouti a été
arrêté le 9 février après avoir parlé aux médias internationaux des
interpellations de plusieurs étudiants activistes antigouvernementaux.
« Nous protestons contre la dictature, la mauvaise gouvernance, le manque
de démocratie et une dynastie de succession, » a dit vendredi au Financial
Times Ismaël Guedi Hared, un dirigeant oppositionnel. Selon le site
d’information Al Jazeera, Hared et d’autres responsables de l’Union pour
l’alternance démocratique (UAD), une organisation parapluie formée par trois
partis d’opposition, s’étaient adressés à la foule pour réclamer la
démission de Guelleh.
Hared avait été arrêté au cours de la manifestation, puis libéré samedi.
Cependant, dimanche, les autorités de Djibouti ont arrêté 20 membres de
l’Union pour l’alternance démocratique. L’on estime que 15 membres d’un
autre groupe d’opposition, le Mouvement pour le Renouveau démocratique, ont
été emprisonnés depuis le début des protestations.
Guelleh règne dans ce petit pays de 850.000 habitants depuis 1999 tandis
que son clan d’ethnie somalienne Issa Dir dirige Djibouti depuis sa
déclaration d’indépendance formelle de la France en 1977. Le président a
changé la constitution l’année dernière pour lui permettre d’effectuer en
avril prochain un troisième mandat de six ans. Guelleh avait été réélu sans
opposition en 2005.
Durant la période coloniale française, les deux principaux groupes
ethniques, les Somaliens et les Afars, avaient été montés les uns contre les
autres ; les clans somaliens Issa Dir et Gadabuursi ont monopolisé le
pouvoir politique durant des décennies. Le gouvernement et les rebelles
Afars ont mené une guerre civile sanglante dans les années 1990 avant que
Guelleh n’intègrent quelques dirigeants Afar dans un gouvernement basé sur
le partage du pouvoir. Les protestations de masse qui ont lieu actuellement
à Djibouti ont revêtu jusque-là un caractère plutôt antigouvernemental
qu’ethnique.
Selon des rapport de l’AFP, des manifestants participant au rassemblement
de masse à Djibouti ville brandissaient des pancartes disant : « IOG
dehors » et « Non au 3ème mandat de IOG [les initiales du président] »
Le rassemblement de masse pacifique a été réprimé par une violence
policière qui a fait au moins quatre morts et qui a blessé 50 manifestants.
Le ministère de l’Intérieur a rapporté qu’un policier a aussi été tué.
Les manifestations se sont poursuivies samedi, et il a été fait état
d’autres affrontements violents entre des manifestants majoritairement
jeunes et la police. Un important groupe de manifestants a tenté d’ériger un
campement permanent devant le stade Gouled dans la capitale, en imitant
selon toute apparence le campement de masse sur la Place Tahrir au Caire en
Egypte. Mais, la police a recouru aux gaz lacrymogènes et aux charges à la
matraque pour faire évacuer la place.
L’agence d’information égyptienne Ahram a rapporté que les heurts les
plus violents avaient eu lieu samedi devant l’hôpital lorsque des
manifestants se sont heurtés en grand nombre à une police anti-émeute
lourdement armée. Un communiqué du ministère de l’Intérieur envoyé à l’AFP a
dit que « Des membres de la police nationale avaient été forcés de recourir
aux grenades lacrymogènes pour se protéger d’une foule violente et
surexcitée. »
Le quartier ouvrier et pauvre de Balbala, un bidonville de plus de
200.000 habitants dans la banlieue de la capitale, s’est révélé être un
centre d’opposition au régime et plusieurs rapports ont fait état de combats
entre les jeunes et la police. La moyenne d’âge à Djibouti est d’à peine 21
ans et le chômage et la pauvreté sont tout particulièrement élevés parmi les
jeunes. La moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté et la
malnutrition afflige des milliers de familles.
L’espérance de vie à la naissance est évaluée à environ 50 ans. L’indice
de développement humain (IDH) des Nations unies qui mesure l’espérance de
vie, le taux d’alphabétisation, l’éducation et la santé, classe Djibouti au
148ème rang sur 169 ce qui en fait l’un des endroits les plus défavorisés
sur terre.
Guelleh se trouve au sommet de cette poudrière sociale étant pleinement
et activement soutenu par l’ancienne puissance coloniale, la France, et par
les Etats-Unis – qui y disposent de leur unique base militaire africaine.
L’emplacement de Djibouti sur le détroit de Bab-el-Mandeb qui relie la
Mer Rouge à la Mer d’Arabie, en fait un goulot d’étranglement vital pour la
navigation. Plus de 3 millions de barils de pétrole en provenance du Golfe
persique et à destination du Canal de Suez et des marchés d’Europe et
au-delà transitent tous les jours par ce détroit.
Depuis le 19ème siècle, cet emplacement stratégique a fait de Djibouti et
de l’ensemble de la Corne de l’Afrique un enjeu très prisé pour les
puissances impérialistes. Paris a dirigé le pays sous l’appellation de
Somalie française jusqu’à son accession à l’indépendance en 1977. La France
a toutefois gardé un contrôle effectif sur la politique étrangère et de
défense de Djibouti, grâce principalement à la présence dans le pays de près
de 3.000 troupes de sa Légion étrangère et d’un détachement de fusiliers
marins.
Depuis le lancement de la « guerre contre le terrorisme » en 2001, les
Etats-Unis ont aussi joué un rôle majeur à Djibouti. Le Pentagone maintient
une base militaire dans le pays, le Camp Lemonnier, à partir duquel il
organise ses opérations dans la Somalie voisine où Washington soutient un
régime qui lutte contre des rebelles islamistes. La base américaine à
Djibouti fournit également une base stratégique pour ses opérations au-delà
du détroit de Bab-el-Mandeb, dans la péninsule arabique où l’armée
américaine collabore avec le régime du dictateur yéménite Ali Abdullah
Saleh.
(Article original paru le 21 février 2011)