Dimanche dernier la police
française des frontières a bloqué le trafic ferroviaire entre la France et
l'Italie sur la ligne reliant Vintimille (en Italie) à la gare de Menton à dix
kilomètres de là, côté français, pour empêcher des immigrants tunisiens
d'entrer en France. On a ainsi empêché dix trains de passer cette frontière
très fréquentée.
Cette action démontre non
seulement le mépris du gouvernement français pour les Tunisiens qui fuient le
soulèvement social dans leur pays, mais elle remet aussi en question l'accord
de Schengen permettant la libre circulation au sein de l'Union européenne. Elle
a soulevé d'âpres récriminations de la part de l'Italie. Der Spiegel a
écrit que c'était l'expression de « la fin temporaire d'une Europe sans
frontière. »
Quelque 26 000 migrants,
presque exclusivement tunisiens, fuyant leur pays en proie à de grands
bouleversements qui ont fait tomber le dictateur Zine el-Abidine Ben Ali, sont
entrés en Italie et donc dans l'Union européenne depuis février dernier. Après
la chute de Ben Ali, l'application de l'accord de la Tunisie pour bloquer
l'émigration vers l'Europe a été suspendue.
Confronté au refus d'autres
pays de l'UE d'accepter une partie de ces migrants, le gouvernement italien du
premier ministre Silvio Berlusconi a accordé quelque 22 000 permis de séjour
provisoires de six mois aux migrants tunisiens. Ils leur permettent de se
rendre partout dans la zone Schengen, c'est à dire quasiment dans toute
l'Europe, hormis l'Irlande et le Royaume-Uni.
Comme la France abrite plus
d'un million de personnes originaires de la Tunisie, ancienne colonie
française, c'est une destination de prédilection pour les migrants tunisiens,
qui parlent français. Nombreux sont ceux qui y ont une famille, des amis et des
liens communautaires.
Dimanche, un groupe de
réfugiés tunisiens se sont rendus en gare de Ventimille pour prendre le train
de 13h17 à destination de la France, soutenus par 200 militants italiens et
français des droits de l'homme, et munis de permis de séjour italiens. Mais on
leur a dit que le service ferroviaire avait été suspendu depuis midi par ordre
de la préfecture des Alpes-Maritimes. Ils ont fait un sit-in de protestation
sur les voies.
L'Italie a exprimé une
protestation officielle à Paris pour « l'interruption du trafic
international. » LeNouvel Observateur rapporte que Paris a
accusé les militants et les réfugiés.: «En milieu d'après-midi, la
circulation entre Vintimille
(Italie) et Menton
(France) a été rétablie. Selon le ministère français de l'Intérieur, elle avait
été suspendue à la demande du préfet des Alpes-Maritimes. » Claude Guéant,
ministre de l'Intérieur a affirmé, « Un
problème d'ordre public était en perspective et la façon la plus simple de le
traiter était d'interrompre l'avancée de ce train. »
Le ministre italien des
Affaires étrangères Franco Frattini a dit avec insistance que, bien qu'il
comprenne les inquiétudes concernant les militants, les permis de séjour sont
« valables et reconnus par la France, » et a ajouté « L'Europe
ne va nulle part si on érige des murs entre les pays. »
La presse italienne a dit que
l'Italie avait « subi un affront » et la Ligue du Nord, parti
droitier séparatiste, a appelé à boycotter les produits français.
Eric Ciotti, président du
Conseil général des Alpes-Maritimes et membre du parti au pouvoir UMP (Union
pour un mouvement populaire) a déclaré: «l'espace
Schengen ne prévoit pas la libre circulation des migrants
clandestins et il n'est nullement question de pouvoir traverser les frontières
de l'Union Européenne, sans passeport ni titre de séjour valide. »
Le 18 avril, Le Monde a
rapporté que, cherchant à calmer le conflit, le ministre de l'Intérieur Claude
Guéant «a souligné que la décision de Rome
d'accorder des permis de séjour temporaire 'a été contestée par beaucoup de
pays de l'Union européenne... Mais nous avons accepté cette disposition. En
revanche, il y a des conditions'.»
Les migrants doivent être en mesure de prouver qu'ils ont des ressources
financières suffisantes, sans cela «Nous
reconduisons ces personnes en Italie, qui est le pays de premier séjour.»
Le 7 avril, Guéant a publié
une circulaire déclarant qu'un immigrant qui souhaite franchir la frontière
française doit «être muni d’un document
de voyage en cours de validité reconnu par la France » et
« d’un document de séjour en cours de validité », « justifier
de ressources suffisantes, c'est à dire 31 euros par jour si la personne
dispose d'un logement, et 62 euros sinon. » Les immigrés ne doivent pas
« constituer… une menace pour l’ordre public » et
« ne pas être entrés en France depuis plus de trois mois.» Il est fort probable que la vaste majorité ne sera pas
en mesure de remplir ces exigences.
L'Italie a accusé la France de
violer le traité de Schengen. Le ministre italien de l'Intérieur Roberto Maroni
a dit, « Les Tunisiens auxquels nous accordons un permis de résidence
auront le droit de voyager. La France ne peut pas l'empêcher, à moins
d'abandonner les accords de Schengen ou de suspendre le traité. »
Der Spiegel rapporte que Berlusconi a menacé d'abandonner une
politique européenne commune d'immigration: « Il a dit que soit l'Europe
est quelque chose de véritable et de concret, soit elle n'est rien du tout et
dans ce cas, il serait peut-être préférable que chaque pays revienne à utiliser
ses propres méthodes concernant les réfugiés. »
Initialement, la Commissaire
européenne aux affaires intérieures Cecilia Malmström avait critiqué la
décision de Sarkozy, disant que selon l'accord de Schengen de l'UE, « On
n'est pas autorisé à faire des contrôles aux frontières » à moins « qu'il
n'existe une menace sérieuse à la sécurité publique et pour le moment, ce n'est
pas le cas. » Mais plusieurs pays de l'UE ont saisi la Commission
européenne pour dénoncer cette décision « scandaleuse » des
autorités italiennes, selon un diplomate européen cité par Le Nouvel
Observateur.
Malström a alors revu sa
position. La BBC rapporte: « Lundi après-midi, lors d'une conférence de
presse, Mme Malström a dit avoir reçu une lettre de la France expliquant que la
perturbation 'temporaire' était due à des 'raisons d'ordre public... Il se peut
que ce ne soit pas couvert par le règlement de Schengen sur le code frontalier.
Mais il semblerait qu'ils avait le droit de faire cela.' a-t-elle dit. La
porte-parole de l'UE Michèle Cercone a aussi dit que les permis de séjour n'étaient
pas des visas et que la France n'était sous aucune obligation d'accepter des
gens n'ayant ni visa européen ni passeport européen. »
Ceci souligne la faillite
totale de la machine politique de l'Europe bourgeoise, qui n'est pas capable ni
ne veut appliquer ses propres traités contre la politique droitière menée par
de puissants Etats-nations.
La volte-face de Malström
ressemble à celle de la commissaire à la justice, aux droits fondamentaux et à
la citoyenneté de l'UE, Viviane Reding sur la question des expulsions de masse
par la France de Roms à l'été 2010. Elle avait accusé le gouvernement français
de « discrimination sur la base de l'origine ethnique » et de
remettre en question 'les valeurs et les lois communes à notre Union
européenne. » Elle avait qualifié la politique de la France de
«honteuse » et menacé de traîner Sarkozy devant la cour européenne.
Mais elle avait dû presque
immédiatement faire marche arrière sous la pression des gouvernements
européens.
La ministre autrichienne de
l'Intérieur Maria Fekter a attaqué la décision de l'Italie d'accorder des
visas, tout comme le ministre de l'Intérieur allemand Hans-Peter Friedrich qui
a dit, « L'Italie doit être à la hauteur de ses responsabilités. » Il
a ajouté que le projet de Rome de fournir des visas violait « l'esprit de
Schengen. » Il a annoncé le projet de Berlin d'accroître la vigilance
notamment au sud de l'Allemagne.
La police fédérale allemande
essaie même de voir comment réintroduire au plus vite des contrôles réguliers
aux frontières, bien que seuls 300 Nord-Africains soient entrés en Allemagne
durant le premier trimestre de l'année.
Le Parti Lega suisse qui a
obtenu 30 pour cent des voix lors des récentes élections locales a proposé de
construire un mur le long de sa frontière avec l'Italie pour empêcher les
immigrants d'entrer, « comme celui entre Israël et la Palestine. »