Le 26
avril, Rémi L, employé à France Télécom (FT) âgé de 57 ans et père de quatre
enfants, s'est immolé par le feu sur le parking de son ancien lieu de travail à
Mérignac, près de Bordeaux. Selon l'Observatoire du stress mis en place par les
syndicats de FT, son décès porte à 60 le nombre de suicides de travailleurs de
FT depuis 2008.
Quelque
300 collègues de Rémi L, ainsi que son son épouse et ses enfants se sont
rassemblés devant le siège régional de France Télécom à Bordeaux et ont fait
une minute de silence pour lui rendre hommage. Sa famille a dit à Brigitte
Audy, directrice régionale de France Télécom, que sa présence n'était pas la
bienvenue.
Son fils
a dit à la presse: «La raison de son suicide, c'est clairement la manière dont
France Télécom-Orange a fait dérouler sa carrière. » Son père avait été
muté et travaillait depuis six mois comme « préventeur »dans
un centre d'appel de FT à Bordeaux, un travail qu'il détestait et qui
impliquait la surveillance constante des travailleurs.
Un
représentant de la CFDT (Confédération française démocratique du travail) a
expliqué que son poste en Dordogne, près de la Gironde, avait été supprimé en 2
000: « Pendant dix ans, il n'avait pas été mis sur un poste pérenne. Ça
l'avait beaucoup perturbé. Il a été impacté de plein fouet par ces changements
de réorganisation ...Il ne voulait pas partir de Gironde, donc on lui
proposait des missions qui ne correspondaient pas à son niveau de qualification. »
Cette
tragédie est le résultat d'une politique délibérée de la direction de FT, une
politique de harcèlement des employés pour les conduire au désespoir et les
contraindre à démissionner. Cette politique fondamentalement criminelle émerge
des circonstances de privatisation partielle de FT dans les années 1990,
d'abord sous le gouvernement du premier ministre socialiste (PS) Michel Rocard
en 1990, puis sous le gouvernement de la Gauche plurielle de 1997 à 2002,
comprenant le Parti socialiste (PS), le Parti communiste (PCF) et les Verts.
Durant
la bulle internet, l'entreprise avait poursuivi une politique ambitieuse
d'acquisition et s'était énormément endettée pour acheter d'autres entreprises
de télécommunication, dont Wanadoo, Globalone, Freeserve et d'autres encore.
Lorsque la bulle internet a éclaté et que les dettes de FT ont dû être
remboursées au début de 2000, l'entreprise s'est retrouvée dans une profonde
crise financière.
FT est
une entreprise de taille monstrueuse, jouissant du soutien de l'Etat, ayant des
revenus de 45,5 milliards d'euros en 2010 et une clientèle de 193 millions de
personnes. Néanmoins l'entreprise a cherché à équilibrer le bilan de FT non pas
avec l'aide de l'Etat mais sur le dos des travailleurs: Le nombre d'employés
est passé de 161 700 en 1996 à 103 000 en 2009. Conformément au plan NEXT
adopté en 2005, FT avait pour objectif d'augmenter la productivité de 15 pour
cent en trois ans et de supprimer 22 000 emplois.
Mais
plus de deux tiers des employés de FT avaient conservé leur statut de
fonctionnaires, les protégeant du licenciement. Comme le code du travail
français ne place aucune restriction sur la mutation des fonctionnaires comme
elle le fait pour les travailleurs du secteur privé, l'entreprise a décidé de
harceler les travailleurs au moyen de mutations forcées et d'autres procédés
pour les contraindre de démissionner.
Selon des documents de l'entreprise, fournis par un cadre
de FT au magazine Les Inrockuptibles l'année dernière, des cadres de FT
ont froidement tracé six étapes d'angoisse et de dépression qu'ils espéraient
voir leurs employés ressentir, et qui les décideraient à finalement quitter
leur emploi.
Après la
première étape où le changement d'emploi est annoncé, la seconde étape
(« refus de comprendre ») serait marquée par
« l'incompréhension, la négation, le rejet total. »La troisième étape
(« résistance ») se manifesterait par l'inertie, l'argumentation, la
révolte et le sabotage. La quatrième étape (« décompression ») serait
marquée par « la tristesse, l'absence de ressort, le désespoir, la
dépression. » La cinquième étape (« résignation ») se
manifesterait par « l'absence d'enthousiasme et de convictions, une
attitude dubitative et nostalgie du passé. » A la sixième étape, les
cadres de FT espéraient que le travailleur se déciderait à démissionner.
Dans un
des exercices de formation du plan NEXT, les directeurs de FT étaient formés
pour atteindre leurs quotas de réduction des effectifs en mutant loin de leur
domicile les travailleurs ayant des enfants ou s'occupant de parents âgés et
malades. L'objectif était de « culpabiliser » les travailleurs et de
les conduire ainsi à démissionner.
Bien
qu'ils imposent une telle torture psychologique à leurs employés, les
directeurs de FT ont minimisé l'augmentation du nombre de suicides chez les
travailleurs de l'entreprise.
Mais la
question est toutefois devenue un scandale public. Un rapport public sur les
suicides à FT, publié par l'inspectrice du travail Sylvie Catala en février
2010, a conclu que l'augmentation du stress, provoquée par « la mobilité
contrainte, » était responsable de l'augmentation du taux de suicide.
Bien que
Rémi L. n'ait pas laissé de message avant de se suicider, une lettre de
protestation qu'il avait envoyée à la direction de FT en 2009 ne laisse aucun
doute sur le fait que son geste désespéré est la conséquence de la politique de
l'entreprise.
Sa
lettre dénonçait la « lâcheté, indigence, manque de responsabilité managériale » de FT et expliquait: «On jette en activité sans évaluation,
sans accompagnement. Cela marche ou cela casse: pas de garde fou ni de soutien:
c'est une machine à fabriquer des déséquilibrés, ensuite il suffira d'agiter un
peu. »
Il
concluait, «Cette
situation est endémique du fait que rien n'est fait pour y faire face: le
suicide reste la seule solution.»
Que Rémi
L. ait finalement décidé de se suicider souligne la totale faillite des
organisations existantes qui prétendent représenter la classe ouvrière. Alors
que les syndicats ont lancé diverses procédures judiciaires, il n'y a pas eu la
moindre tentative d'organiser un mouvement social pour contraindre FT à mettre
fin à sa politique barbare.
En
effet, la stratégie de la direction de FT se fonde sur l'idée que les
travailleurs seraient atomisés et en proie à l'angoisse, incapables d'organiser
une riposte qui soit collective. La direction savait qu'elle avait le soutien
des syndicats, du PS et des satellites du PS tels le PCF et
« l'extrême-gauche. » Ceci a été démontré de façon tout à fait
explicite par Dominique Strauss-Kahn, ministre sous le gouvernement de la
Gauche plurielle et actuel directeur du Fonds monétaire international et
candidat probable du PS à l'élection présidentielle de l'année prochaine.
Dans son
livre La Flamme et la Cendre, 2002, p 219, Strauss-Kahn se vante
de ce que, «Chaque ouverture de
capital s’est effectuée sur le fondement d’alliance industrielle,
de coopérations européennes et – il nous faut insister sur ce point
–, avec l’aval des syndicats et de l’ensemble des partenaires
composant alors la Gauche plurielle (notamment le PCF et les Verts).
Ce que beaucoup ont considéré comme étant de simples
« privatisations » ont été les germes d’une politique industrielle ambitieuse. »
L'acte
tragique et désespéré de Rémi L. s'est produit quelques mois seulement après
que l'auto-immolation par le feu de Mohamed Bouazizi en Tunisie a déclenché les
protestations de masse qui ont renversé le dictateur tunisien le président Zine
El Abidine Ben Ali et son homologue égyptien Hosni Mubarak. Les protestations
se sont depuis propagées dans tout le Moyen-Orient.
Mais le
suicide de Rémi L. met aussi en évidence le fait qu'en matière de cruauté de
classe consciente et délibérée contre les travailleurs, l'élite patronale
française n'a rien à apprendre de dictateurs comme Ben Ali qui ont protégé
leurs intérêts impérialistes dans les anciennes colonies françaises.