Comme il fallait s'y attendre, les
débats des chefs de la semaine dernière ont passé sous silence les véritables
problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs et ont fait fi des
préoccupations causées par la montée des inégalités sociales et la politique
militariste du Canada.
Pas un seul échange sérieux n'a eu
lieu sur la destruction des emplois, la détérioration des services publics, la
vague de privatisations, le fossé croissant entre les riches et les pauvres,
les mesures fiscales taillées sur mesure pour les grandes sociétés et les
grandes fortunes, le recours à des méthodes autoritaires de gouvernement, ou
l'implication du Canada dans deux guerres de type néo-colonial contre
l'Afghanistan et la Libye.
On a plutôt eu droit à un exercice
de « communication » où les chefs des quatre grands partis de
l'establishment ont pris part à des débats essentiellement préparés d'avance et
visant à grossir les légères différences politiques entre eux.
Les quatre chefs ont tenu pour
acquis que le budget fédéral devait être équilibré immédiatement, sans modifier
significativement l'actuel régime fiscal, qui est énormément favorable à la
grande entreprise et aux plus riches. De plus, les chefs des Partis
conservateur, libéral, néo-démocrate et du Bloc québécois ont tenté de masquer
les implications du programme d'austérité de la classe dirigeante par des
promesses vagues et hypocrites de défendre le système de santé public ou la
démocratie.
Le débat était tellement déconnecté
de la réalité que le premier ministre conservateur Stephen Harper n'a cessé de
répéter que l'économie canadienne allait bien sans que ce mensonge éhonté soit
démasqué. Tout en mettant l'accent sur leurs modestes augmentations de dépenses
pour quelques régions, les chefs de l'opposition n'ont pas voulu remettre en
cause la principale affirmation de Harper selon qui est bon pour les affaires
au Canada — les profits des banques sont à un niveau record — est
bon pour le Canada. Les trois chefs de l'opposition n'ont pas voulu non plus
rappeler les propos du même Harper lors de la dernière élection, en automne
2008, lorsqu'il affirmait sans broncher que le Canada avait échappé à la crise
économique mondiale de 2008 et que c'était le temps d'acheter des actions.
En fait, plus de deux ans et demi
après l'effondrement financier, le taux de chômage officiel du Canada est à un
peu moins de 8 pour cent et 300 000 Canadiens de plus sont sans emploi en
mars 2011 par rapport à octobre 2008. En raison du démantèlement du programme
d'assurance-emploi par les gouvernements libéraux et
conservateurs, à peine quatre chômeurs sur dix peuvent bénéficier de
prestations d'assurance-emploi.
Le taux de chômage ne tient pas
compte non plus de la destruction totale des emplois mieux rémunérés dans le
secteur de la fabrication durant la dernière décennie et la multiplication des
emplois à temps partiel, à bas salaire et du travail indépendant.
La crise économique n'a fait
qu'accentuer la polarisation sociale des trois dernières décennies. Tandis que
les salaires réels (ajustés à l'inflation) des travailleurs n'ont pas progressé
et ont même diminué depuis la fin des années 1970, ceux des mieux nantis
— les 10 pour cent et surtout le 1 pour cent et le 0,1 pour cent les plus
riches — ont monté en flèche. En 2007, l'année la plus récente où ces
statistiques sont disponibles, le 1 pour cent le plus riche des Canadiens s'est
approprié 15,7 pour cent de tout le revenu marchand, soit le double du niveau
de 1977.
Tous les paliers de gouvernement,
tous partis confondus, y compris ceux qui se disent de gauche comme le Nouveau
Parti démocratique (NPD) et le Parti québécois (le parti frère du Bloc
québécois), ont réduit les taxes pour la grande entreprise et les riches tout
en augmentant les taxes à la consommation et l'impôt sur le salaire, qui
touchent plus durement les pauvres et les travailleurs.
Cependant, le seul débat que les
partis de l'establishment sont prêts à avoir sur la question de la taxation est
un débat étroit et hypocrite sur le niveau de réduction des impôts des
compagnies.
Harper, en présentant faussement la
situation (montrant ainsi qu'il est conscient de l'impopularité du programme de
son gouvernement) a soutenu durant le débat en anglais que les conservateurs
n'avaient pas réduit l'impôt des sociétés. En fait, en 2007 son gouvernement
minoritaire conservateur, avec l'appui des libéraux de l'opposition officielle,
a passé une loi qui réduisait par étapes l'impôt des sociétés, de 22,1 pour
cent au moment de la promulgation de la loi à 15 pour cent en 2012.
Le chef libéral Michael Ignatieff a
pour sa part insisté, lors des deux débats, sur le fait que son parti avait
appelé à l'annulation des deux dernières baisses de taxes dans l'accord de 2007
entre les conservateurs et les libéraux. Il a soutenu que cela représentait une
différence décisive entre les deux partis. Si décisive en fait que les libéraux
ont rendu possible la réalisation du plan de 2007 de baisses d'impôt aux
sociétés et fait de la mise en oeuvre de ce plan l'une des conditions
essentielles d'une possible coalition avec le NPD!
Le geste des libéraux de retirer
soudainement une partie de leur appui pour le programme de baisses d'impôt de
Harper est hypocrite. D'une part, il s'agit d'une tentative facile et peu
convaincante de présenter les libéraux comme un parti qui se soucie autant des
gens ordinaires que des institutions financières de BayStreet. Mais cela fait aussi partie de la stratégie
des libéraux pour s'attirer les faveurs de la classe dirigeante, en attaquant
le gouvernement Harper pour sa « mauvaise gestion » des finances du
pays et pour avoir générer des déficits budgétaires records. Par opposition,
les libéraux, comme n'a pas manqué de le souligner Ignatieff lors des deux
débats, ont un bilan financier beaucoup plus responsable. En effet, entre 1993
et 1998, ils ont procédé aux plus importantes coupes dans les dépenses
sociales, et de loin, de l'histoire du Canada.
Pour ce qui est du NPD, même s'il
s'est opposé aux baisses d'impôts aux sociétés du gouvernement Chrétien-Martin de 28 à 22,5 pour cent, entre 2000 et 2005,
il ne propose que d'annuler en partie la dernière série de baisses d'impôt.
Tandis que les libéraux proposent de revenir au niveau de taxation de l'an
dernier, soit 18 pour cent, le NPD propose de revenir au niveau de 2009, soit
19 pour cent!
Cette position est conforme à la
tentative du NPD de se présenter à l'élite dirigeante et aux médias comme un
parti « responsable » qui est prêt à jouer un rôle au gouvernement.
Lors des débats, le chef du NPD Jack
Layton a à quelques reprises critiqué Harper et ses
conservateurs ainsi qu'Ignatieff et ses libéraux pour agir au nom de la grande
entreprise. Layton a réprimandé Ignatieff, disant: « Vous appuyiez M.
Harper sur ce grand programme de baisses d'impôt aux sociétés et, tout d'un coup,
vous êtes contre. »
Mais toutcelaa étésoigneusementcalibré.
Laytona pris soin d'insister, comme il l'a fait tout au long de la campagne,
sur le fait quelui et sonpartiétaientprêts àtravailler avecles partis traditionnels de gouvernance de l'élitecanadienne. Ainsi,ila notéquele slogan de la campagne du NPD est
« travailler ensemble ». En effet, lesouhait le plus cherdes politiciensnéo-démocrates et de leurspartisansdansleCongrès du travail du Canada
est que les sociaux-démocratesdétiennentlabalancedupouvoirdans le prochain parlementafinqu'ils puissents’associer, que ce soit par une
coalitionou un« accord »
gouvernemental, auxlibérauxoumême à Harperet sesconservateurs.
GillesDuceppe, dont leBQbénéficie de l'appui des syndicatsquébécois, a annoncéqu'ilétaitprêt àappuyer toutemesurequiétait dans« l'intérêt du Québec »,
c’est-à-dire dans l'intérêtdes
élitesquébécoises. De façon
significative, il a attaquélegouvernement fédéral pour avoir« soutenu »
l'industrieautomobilede l'Ontariosans avoir fourniun soutiensimilaireaux
sociétésforestièresdu Québec.
Enfait, legouvernementHarper, avec l'appui dugouvernementlibéral de l'Ontarioet touslesautres partisfédéraux,
a utilisé le « sauvetage » de l'industrie
automobile afin d'imposerdes
coupessans précédent dans les salaires et avantages
sociaux destravailleurs de l'automobile.
Une chose qui a fait consensus tout
au long du débat, c'est la nécessité d'éliminer le déficit gouvernemental.
C'était un signal clair à l'élite dirigeante que tous les partis de
l'establishment ont pour priorité le démantèlement de ce qui reste de l'État-Providence. Mais ces partis veulent en même temps
cacher à la population que cette politique va engendrer une terrible régression
sociale.
Harper, par exemple, a déclaré que
la lutte au déficit n'entraînera pas une réduction des services publics. Il a
fait l'éloge du système public de santé auquel « ma famille et moi avons
recours ». Mais il a vendu la mèche lorsqu'il a fait savoir qu'un
gouvernement fédéral conservateur n'interviendrait pas pour pénaliser les
provinces qui tolèrent une privatisation accrue du système de santé, ce qu'il a
endossé comme étant « une autre manière de prodiguer les services ».
En cela, il a reçu l'appui du chef
du Bloc québécois qui a soutenu que la santé faisait partie des « champs
de compétence » du gouvernement du Québec, en omettant d'ajouter que le
Québec était l'une des provinces du Canada où la privatisation des soins de santé
s’est le plus rapidement développer.
Comme Harper, Ignatieff s'est présenté comme un
défenseur de l’assurance-maladie. Mais le chef libéral a surtout insisté
sur le « manque de respect » de Harper pour l'institution
parlementaire. Il a rappelé que Harper a été trouvé coupable d'outrage au
parlement et qu'il a « deux fois fermé le parlement ». « Vous
êtes un homme », a dit Ignatieff, « qui ferme tout ce sur quoi vous
n’avez pas le contrôle. C’est le cœur de votre vision du gouvernement…
et ça va à l'encontre des valeurs de démocratie sur lesquelles est fondé ce
pays ».
La fermeture du parlement par Harper en
décembre 2008, avec l’aide de la gouverneure générale non-élue,
pour éviter un vote de défiance est certes un événement capital de l'histoire
politique du Canada. Ce n'était rien de moins qu’un coup constitutionnel,
appuyé par les sections les plus puissantes de la classe dirigeante, qui
préféraient maintenir en poste l’actuel gouvernement de droite
conservateur que de le remplacer par un gouvernement libéral, dépendant de
l’appui parlementaire du NPD et du BQ.
Toutefois, Ignatieff, qui a pris la tête des
libéraux en approuvant rapidement la prorogation du parlement par Harper en
décembre 2008 au nom du maintien du rôle du gouverneur général, a présenté les
actions de Harper entièrement sur le plan personnel, comme le résultat d'un
problème d'attitude.
En fait, la tentative de Harper de renforcer
les pouvoirs de l’exécutif aux dépens du parlement, et d’autres
graves attaques sur les droits démocratiques qu’Ignatieff a décidé de
garder sous silence, comme l’assaut policier sur les manifestants lors du
G20 en juin dernier, trouvent leur équivalent partout dans le monde capitaliste
avancé.
La dernière décennie a été marquée par le
renversement de principes démocratiques de longue date, la criminalisation de
l’opposition, ainsi qu’une vague de lois réactionnaires visant les
immigrants et les réfugiés. Dans des conditions d’inégalité sociale sans
cesse grandissantes et de conflits de classe qui s’intensifient, la
section de la classe dirigeante qui défend les droits démocratiques s’effrite rapidement.
Ignatieff illustrelui-mêmecettetendance.Un spécialiste réputé en droits humains, il a mis ses qualifications
libérales au service de la « guerre contre le terrorisme » de la
bourgeoisie, écrivant des traités justifiant la torture et l’invasion
illégale de l’Irak par les États-Unis en 2003.
Ce tournant vers des méthodes de
gouvernance autoritaires va de pair avec le regain du militarisme. Le Canada
est maintenant engagé dans deux guerres impérialistes, alors que ses dépenses
militaires atteignent en termes absolus (en tenant en compte l’inflation)
leur plus haut niveau depuis la Deuxième Guerre mondiale.
Le chef conservateur est le seul à
avoir abordé le rôle de combattant que joue le Canada en Libye. La même semaine
que les partis d’opposition se sont unis pour défaire le gouvernement
conservateur, ils ont unanimement appuyé une motion parlementaire soutenant la
décision de se joindre à l’attaque contre la Libye, attaque menée par les
États-Unis, la France et la Grande-Bretagne. Les libéraux, tout comme le NPD,
se sont réjouis du rôle du Canada dans la formulation et la promotion de la
doctrine de la « responsabilité de protéger » qui a été utilisée pour
fournir une couverture humanitaire pour l’intervention impérialiste en
Libye.
Harper s’est vanté que le
déploiement des Forces armées canadiennes (FAC) contre la Libye va renforcer le
prestige international du Canada. Ceci est, depuis longtemps, un thème favori
de Harper. Il argumente systématiquement que l’armée doit jouer un rôle
de premier plan dans la promotion des « intérêts » et des
« valeurs » du Canada sur la scène mondiale. Alors que prennent place
de profonds changements dans le pouvoir économique et géopolitique, l’élite
canadienne veut s’assurer d'avoir une présence aux négociations lorsque
les puissances impérialistes se partagent les zones d’influence,
l’accès aux marchés et aux ressources et les autres butins impérialistes.
Au même moment, Ignatieff défend
vigoureusement la participation, qui dure depuis une décennie, à la guerre en
Afghanistan. En réponse au leader du NPD, Jack Layton, qui a attaqué les
libéraux pour avoir, une fois de plus, joint les conservateurs l’automne
dernier afin de prolonger la présence des FAC en Afghanistan jusqu’en
2014, Ignatieff a déclaré : « Est-ce que vous proposez que, après que
ces braves hommes et femmes ont donné leur vie, nous quittions
l’Afghanistan et prétendions devant le peuple canadien qu’il ne
s’est rien passé? Nous sommes où nous sommes, monsieur. Vous ne pouvez
éviter la question et prétendre qu’il ne s’est rien passé. »
Le chef du Bloc québécois est resté silencieux
sur la question, ce qui en dit long de la part d'un homme qui a qualifié de
« noble cause » la mission de contre-insurrection
en Afghanistan.
Quant au NPD de Layton, il s’est présenté
comme un opposant à la guerre, appelant au retrait de toutes les troupes
canadiennes de l’Afghanistan. Cependant, le NPD – comme le montre
son présent appui pour la campagne de bombardement contre la Libye – a un long passé d’appui à la guerre impérialiste.
Dans le cas de l’Afghanistan, le NPD,
sous la direction de Layton, a appuyé, pendant cinq ans, l’intervention
des FAC en Afghanistan, incluant la prise en charge, par les FAC, d’un
rôle de premier plan dans la guerre de contre-insurrection
à Kandahar. Après ces cinq ans, même si le NPD s’est officiellement
opposé à la présence des FAC en Afghanistan, il n’a monté aucune campagne
sérieuse sur la question; en décembre 2008, le NPD « antiguerre »
a accepté de travailler dans un gouvernement de coalition mené par les
libéraux, qui s’était engagé à poursuivre la mission de guerre
jusqu’en 2011.
Le dernier fait, mais non le moindre
à propos du NPD : il n’a pas proposé de réduire les dépenses
militaires, même si le budget de défense du Canada est à son plus haut niveau
depuis la Deuxième Guerre mondiale.
Le débat des chefs a démontré que le
démantèlement des services publics, les baisses d'impôt au profit des riches et
le militarisme vont continuer de plus belle, peu
importe le ou les partis qui formeront le gouvernement après le 2 mai. Il
incombe à la classe ouvrière de bâtir son propre parti politique afin d'amener
une solution progressiste à la crise capitaliste, c'est-à-dire la
réorganisation socialiste de l'économie afin de satisfaire les besoins sociaux
de tous et non les profits d'une minorité.