WSWS : Nouvelles et analyses : Europe
Les grèves ont continué hier en France contre les coupes du président Nicolas Sarkozy dans les retraites. Les routiers ont rejoint les travailleurs des raffineries déjà en grève alors qu’une pénurie de carburant se fait menaçante et que de nombreux reportages font état d’une violence policière accrue contre les manifestations lycéennes.
Travailleurs et lycéens s’opposent massivement aux plans de Sarkozy pour repousser de deux ans l’âge de la retraite et accroître la période de cotisation, mesures contenues dans une loi de « réforme » des retraites qui a été entérinée par les législateurs malgré une forte opposition populaire. Les sondages montrent que 71 pour cent de la population soutiennent le mouvement de grève contre les coupes.
L’extension de la grève et des manifestations, loin d’être encouragée par les syndicats, est largement menée à l’initiative des travailleurs eux-mêmes. Face à cette confrontation montante, de hauts dirigeants syndicaux ont laissé entendre qu’une fois la loi votée par le Sénat, ils vont tempérer ou chercher à arrêter les grèves et les manifestations.
Le Sénat a repoussé hier le vote final du projet de loi d’une journée, jusqu’à jeudi. De la cité balnéaire normande de Deauville, où il rencontrait la chancelière allemande Angela Merkel et le président russe Dmitri Medvedev, Sarkozy a émis hier un communiqué affirmant que les coupes étaient de nature « essentielle » et que la France les « mettra en œuvre ».
Les chefs d’état ont également discuté des relations entre l’Europe et la Russie, et des pénalités financières devant frapper les pays de la zone euro dont le déficit budgétaire excède les limites fixées par le traité de Maastricht.
Le premier ministre, François Fillon, a affirmé à la télévision dimanche soir qu’il ne laissera « pas l'économie française étouffée par un blocage de l'approvisionnement en carburant ».
Alors que de nombreux ports et l’ensemble des douze raffineries de la France sont en grève, le mouvement s’étend aux dépôts et terminaux pétroliers, et prend aussi la forme d’occupations de lieux de travail. Environ 2500 des 12500 stations-service de la France sont à sec, selon les chiffres fournis par l’industrie, y compris 1500 stations des grands distributeurs comme Carrefour ou Leclerc, et 1000 stations indépendantes. Certaines régions sont particulièrement touchées : 80 pour cent des stations-service ont fermé dans la région d’Essonne près de Paris, des proportions similaires ont été observées dans certaines parties de la Normandie, et le bas niveau des stocks mène à « une situation très inquiétante » dans la région de Bretagne, selon l'Union française des industries pétrolières (UFIP).
Des blocages ou occupations des dépôts pétroliers ont continué à Reichstett, Dunkirk, Caen et Saint-Pierre-des-Corps. Des blocages ont été levés à Port-la-Nouvelle et Brest, et la police est intervenue pour exiger la levée de blocages à Frontignan et Ouistreham. Les travailleurs à Frontignan sont toutefois retombés en grève après que le blocage ait été brisé.
Les routiers sont entrés en grève, bloquant des dépôts et ralentissant la circulation sur les principales autoroutes, y compris l’A1 reliant Paris à Lille, et l’A6 au sud de Paris. Des travailleurs sont intervenus sur plusieurs autoroutes pour organiser des opérations « péage gratuit », et plusieurs autoroutes de moindre envergure ont été bloquées.
Les grèves se multiplient aussi dans l’industrie du transport. Les travailleurs d’Air France vont faire grève aujourd’hui et demain, et vont peut-être bloquer des aéroports ; des aiguilleurs du ciel vont également entrer en grève. La Direction générale de l'Aviation civile (DGAC) a demandé aux lignes aériennes de réduire leurs programmes de vols de 30 pour cent à l’échelle nationale, et de 50 pour cent à l’aéroport d’Orly. Les grèves entrent dans leur huitième jour consécutif à la SNCF où environ un train sur deux ne roule pas aujourd’hui, et elles pourraient gagner les convoyeurs de fonds tels que Brink’s et Loomis.
Les protestations des lycéens ont continué à travers le pays et ont augmenté depuis la semaine passée. L’UNL (Union nationale lycéenne) a fait savoir qu’environ 950 des 4302 lycées étaient en grève, et 600 bloqués, à la fin de l’après-midi. L'UNEF (Union Nationale des Étudiants de France) a annoncé que des étudiants se réunissaient en assemblées générales à leurs universités, 12 d’entre elles ayant appelé à la grève et 5 à des blocages.
Les lycéens utilisent leurs téléphones portables pour coordonner la contestation, comme l’a expliqué le ministre de l’Écologie, Jean-Louis Borloo : « Il y a un phénomène qu'on ne connaît pas, c'est le phénomène de blocage par SMS ».
Des manifestations lycéennes ont pris place dans toutes les grandes villes de France. Les manifestations à Lyon, Nice, Mulhouse et Lille ont donné lieu à des affrontements avec la police, qui a tiré du gaz lacrymogène. La police affirme avoir arrêté 290 personnes après des affrontements avec des lycéens à travers la France.
Les blocages de lycées et les affrontements avec la police se sont multipliés dans la région parisienne. Plus de la moitié des 64 lycées de la banlieue ouvrière de Seine-St-Denis au nord de la ville ont été bloqués.
Les lycéens à Paris même ont manifesté devant l’Hôtel de Ville et ont bloqué la circulation sur les Champs-Élysées. La police a tiré des balles en caoutchouc et du gaz lacrymogène dans un face-à-face avec des lycéens au lycée Joliot-Curie dans la banlieue ouest de Nanterre, et affirme avoir fait face à des lycéens lançant des cocktails Molotov au lycée technique Jacques-Prévert dans Combs-la-Ville, à l’est de Paris.
De grandes sociétés exigent la levée de force des blocages pour éviter une pénurie complète de carburant. Michel-Edouard Leclerc, propriétaire de Leclerc, a dit au Parisien « qu'au rythme des approvisionnements actuels, il n'y en aura plus d'ici la fin de la semaine ». Carrefour a émis un communiqué avertissant que le « risque de pénurie est réel » et appelant le gouvernement à « débloquer » les dépôts pétroliers.
Le gouvernement prépare aux plus hauts échelons un affrontement avec les grévistes. Le ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux a annoncé hier après-midi la création d’un centre interministériel de crise pour garantir l’approvisionnement en pétrole. La décision fut prise à une réunion au palais présidentiel de l’Élysée en présence de Fillon, Hortefeux, Borloo, le ministre du Travail, Eric Woerth, et le ministre de l’Éducation nationale, Luc Chatel.
À la raffinerie de Grandpuits à l’est de Paris, les forces de police ont « réquisitionné » trente salariés, les forçant à arrêter leur grève sous la menace d’une arrestation. Les travailleurs se sont déclarés « très remontés » face à cette mesure, et refusent de faire fonctionner le site à plein régime ou d’effectuer des livraisons à tous ses clients. « Nous voulons bien alimenter les hôpitaux, les services publics, mais il est hors de question de lever le barrage pour alimenter les stations-services de Total dans un but lucratif », s’est élevé un délégué CGT de la raffinerie. Des officiels de la CGT ont décrit la situation à Grandpuits comme étant un « état de siège » et dit craindre une intervention policière pour briser la grève.
Les CRS (escouade anti-émeute) sont déjà intervenus pour briser des occupations ouvrières à plusieurs raffineries, y compris le dépôt stratégique de Fos vendredi dernier.
L’establishment politique espère qu’après le vote de la loi jeudi, les syndicats seront capables de forcer les travailleurs à abandonner toute opposition à la loi. Le Figaro a cité un « expert en relations sociales » qui affirmait : « Tous les leaders savent que Nicolas Sarkozy ne cédera pas et cherchent le moyen de sortir de ce conflit sans trop de casse ». Parlant du vote à venir de la loi au Sénat, la secrétaire du syndicat des cadres CFE-CGC, Carole Couvert, a déclaré : « Si l'intersyndicale décide de nouvelles manifestations après le vote du sénat, ce sera sans nous ». Un haut dirigeant de la CFDT, Marcel Grignard, s’est dit d’accord que « le mouvement peut prendre une nouvelle configuration » après le vote du Sénat.
Faisant référence à la trahison de la grève générale de mai-juin 1936 par le Parti communiste français, Le Figaro a écrit : « “Il faut savoir terminer une grève”, avouait Maurice Thorez après le mouvement social de 1936… [Aujourd’hui] la maxime de l'ancien patron du PCF raisonne dans les têtes de tous les leaders syndicaux. »
Le dirigeant de la CGT, Bernard Thibault, a insisté sur le fait qu’il ne veut pas bloquer le pays et cherche seulement à renégocier les coupes. Comme l’a expliqué Le Figaro, « [Thibault] veut donner des gages à sa base contestataire, en pointe dans les grèves reconductibles, qui lui reproche de ne pas appeler à la grève générale. Mais il doit aussi éviter de faire éclater son duo avec François Chérèque qui, selon un expert, "juge dangereux de continuer, mais ne sait pas comment sortir sans passer pour un traître. "»
Les positions de Chérèque et Thibault sont essentiellement celles de la « gauche » officielle. Ainsi Daniel Cohn-Bendit, le leader étudiant durant la grève générale de 1968 et aujourd’hui un membre dirigeant du Parti Vert, a expliqué sa stratégie pour mettre fin aux grèves et bâtir une coalition électorale en vue de l’élection présidentielle de 2012. Cette perspective est partagée par le parti petit-bourgeois que constitue le Nouveau parti anticapitaliste (voir « Comment le NPA désoriente la lutte contre les attaques de Sarkozy »,).
Cohn-Bendit a déclaré : « Le gouvernement va tenir. Donc si on dit grève générale, on dit on tient jusqu'à la démission du gouvernement. [Il serait] plus rationnel que les syndicats organisent un "Grenelle avec la gauche" pour élaborer une réforme alternative et qu'en 2012 la gauche puisse dire : "si on gagne, voilà comment on réformera la réforme injuste du gouvernement actuel" ».
C’est une parfaite illustration du fossé de classe qui sépare la classe ouvrière des divers charlatans et traîtres « de gauche », à qui les travailleurs ne peuvent accorder la moindre confiance politique. Ils refusent d’appeler à la grève générale parce qu’ils ne veulent pas renverser le gouvernement Sarkozy, malgré sa faiblesse et sa grande impopularité, et lutter pour le remplacer par un gouvernement ouvrier. Ils espèrent plutôt manipuler les grèves afin de remplacer Sarkozy et imposer une version légèrement modifiée de ses coupes contre la classe ouvrière.
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