Le président de la Chambre des communes a
statué mardi que le gouvernement minoritaire conservateur de Stephen Harper
avait violé les droits constitutionnels du Parlement en refusant de se plier à
l'ordre de la Chambre des communes lui intimant de rendre les documents
concernant le sort des Afghans capturés par les Forces armées canadiennes
(FAC).
Le gouvernement rechigne depuis des mois
à rendre les documents, prétextant que cela « menacerait la sécurité, la
défense et les relations internationales du Canada ».
Sa véritable préoccupation est que les
documents prouvent hors de tout doute que le gouvernement et les FAC savaient
très bien que les présumés insurgés talibans rendus à la police secrète
afghane par les FAC avaient été maltraités et torturés. On en aurait même fait
« disparaître » certains.
D'après les Conventions de Genève,
transférer des prisonniers à toute personne, tout groupe ou toute agence qui
pourraient, selon un doute raisonnable, les maltraiter constitue un crime de
guerre. Dans l'éventualité où un tel transfert aurait lieu, les responsables
seraient obligés de protéger les prisonniers.
L'exhaustive décision du président de la
Chambre , attendue depuis longtemps, a cité de nombreux précédents et autorités
en défendant le droit absolu et inconditionnel du Parlement d'obtenir du
gouvernement tout document qu'il jugerait nécessaire pour remplir ses
fonctions, soit vérifier les actes du gouvernement et s'assurer qu'il réponde
de ceux-ci. (Sous le système parlementaire canadien, qui est dérivé du système
britannique, le gouvernement est « responsable » devant le parlement
et ne peut gouverner que s'il a la « confiance », c'est-à-dire
l'appui de la majorité, des députés élus.)
Le président de la Chambre a rejeté sans
équivoque l'assertion du gouvernement que le Parlement empiétait sur les droits
de l'exécutif en exigeant des exemplaires non censurés de tous les documents
liés à l'affaire des prisonniers afghans. C'est plutôt le gouvernement
conservateur qui s'est arrogé de nouveaux pouvoirs en refusant de fournir les
documents et en justifiant son refus par une interprétation de la relation
entre le Parlement et le gouvernement qui « soumet le législatif à
l'exécutif ».
« Il est de l'avis du président de
la Chambre, a déclaré Milliken, qu'accepter le pouvoir inconditionnel de
censurer les renseignements fournis au Parlement compromettrait la séparation
des pouvoirs censée reposer au coeur même de notre régime parlementaire et
l'indépendance de ses parties constituantes...
« [L]es ouvrages de procédure affirment
catégoriquement, à bon nombre de reprises, le pouvoir qu’a la Chambre
d’ordonner la production de documents. Ils ne prévoient aucune exception
pour aucune catégorie de documents gouvernementaux, même ceux qui ont trait à
la sécurité nationale... Si l’on considère que le rôle fondamental du
Parlement est d’exiger que le gouvernement rende des comptes, il
m’est impossible... de souscrire à l’interprétation du gouvernement
selon laquelle l’ordre de produire ces documents contrevient au principe
de la séparation des pouvoirs et constitue une ingérence dans la sphère
d’activité de l’organe exécutif. »
Si on met de côté la politesse parlementaire et le
jargon juridique, Milliken a statué que le gouvernement cherche à usurper les
droits fondamentaux du Parlement.
Mais bien que le président ait rejeté la position du
gouvernement, il a supplié le parlement – c’est-à-dire les trois
partis d’opposition, qui ensemble détiennent la majorité des sièges
– de chercher à atteindre un compromis avec Harper.
« [L]a Chambre et le gouvernement ont,
essentiellement, un bilan enviable de quelque 140 ans de collaboration et
d’accommodement dans les cas comme celui-ci, a
déclaré Milliken. Il me semble que ce
serait un signe d’échec si ce bilan devait être entaché à la troisième
session de la quarantième législature parce que nous n’avons pas eu la
volonté ni l’intelligence de trouver une solution à cette impasse. »
Cherchant à calmer la confrontation entre le parlement
et le gouvernement, le président suit les conseils de plusieurs experts en
droit constitutionnel et du comité de rédaction du Globe and Mail, ainsi
que d’autres journaux influents.
Il y a beaucoup d'inquiétude au sein de la classe dirigeante
que l'affrontement entre le gouvernement et l'opposition sur la question des
pouvoirs respectifs du Parlement et l'exécutif, puisse déstabiliser et saper
davantage la légitimité du système gouvernemental aux
yeux de la population canadienne.
Ayant rejeté la position du gouvernement sur les
documents afghans, Milliken aurait pu reconnaître une motion déclarant que le
gouvernement, le ministre de la Justice et celui de la Défense sontcoupables
d’outrage au parlement, et d’en arriver rapidement à un vote.
Au lieu de cela, le président a annoncé
qu’il attendrait deux semaines avant d’autoriser le dépôt de la motion
de manière à permettre « une autre tentative pour trouver une solution
respectueuse des intérêts de chacun afin de résoudre cette question épineuse ».
Il faut remonter à 1913 pour trouver la précédente adoption d’une
telle motion. Dans le contexte
actuel, l’adoption d'une telle motion aurait gravement compromis la
légitimité du gouvernement et aurait probablement entraîné la chute du gouvernement.
Une telle situation exposerait clairement la complicité du gouvernement
canadien et des FAC dans les crimes de guerre, ainsi que la crise de plus en
plus évidente des institutions démocratiques de la bourgeoisie canadienne.
L’élite dirigeante canadienne n’est
pas intéressée à voir une telle élection.
« L’échec d’être parvenu à
un compromis, a déclaré John Ibbitson, le chef de bureau du Globe and Mail
à Ottawa, signifierait une
élection acerbe qui pourrait nuire au pays. Les libéraux, le NPD et le Bloc
feraient campagne contre l’autocratie des conservateurs. Les
conservateurs feraient campagne pour défendre nos troupes en Afghanistan contre
la trahison de l’intérieur. Ce ne serait pas une jolie élection. »
Le président a présenté plusieurs mécanismes
possibles pour sortir de l'impasse, notamment qu’un petit nombre de
députés ayant juré de défendre la sécurité nationale, examinent les documents.
Une telle procédure priverait l'accès public à une grande
partie de la preuve la plus pertinente et accablante de la complicité du
gouvernement et des FAC dans la torture.
Les partis de l’opposition n’ont pas
perdu de temps et ont accueilli l’appel du président de la chambre pour
un compromis. En fait, au cours des cinq derniers mois, ils ont plusieurs fois
fait cette suggestion au gouvernement.
S’adressant aux journalistes mercredi
passé, le chef libéral Michael Ignatieff a dit « qu’il était prêt à
tendre la main » au gouvernement, ajoutant que si le gouvernement et l’opposition
agissaient « de bonne
foi », alors il avait confiance « qu’ils trouveraient la
solution en quelques heures ».
Tous les partis d’opposition ont soutenu
la décision qu’avait faite
le gouvernement du Parti libéral de Paul Martin que les FAC devraient être
déployées à Kandahar et prendre un rôle dirigeant dans la contre-insurrection
en Afghanistan.
Même si les partis de l’opposition veulent
rapidement s’entendre avec le gouvernement, rien n’est moins
certain que la volonté des conservateurs à faire sa part de concessions.
Les conservateurs n’ont pas ménagé
leurs efforts pour faire dérailler l’enquête de la
Chambre des communes sur la question des détenus afghans ainsi que l’enquête
de la Commission d'examen des plaintes concernant la police militaire (CEPPM), un organisme quasi-juridique créé par le
Parlement.
Le gouvernement a gardé des documents secrets et, quand il a été forcé de les rendre publics, les
a censurés au point où ils en devenaient incompréhensibles. Il continue sur
cette voie même après qu’une
résolution de la Chambre des communes enjoignant
au gouvernement de lui
remettre les documents ait été votée il y a 5 mois.
Le gouvernement a aussi menacé
des témoins des enquêtes citées plus haut de poursuite en vertu des lois
canadiennes sur la sécurité nationale. Richard Colvin, un diplomate senior qui
a témoigné que le gouvernement et l’armée avaient
ignoré et censuré ses
avertissements que la police secrète afghane considérait la torture comme une
pratique normale, a été vilipendé et calomnié.
En décembre dernier, le gouvernement a fermé le parlement
pour deux mois pour bloquer le fonctionnement du comité des communes responsable de l’enquête sur la
question des détenus afghans.
Mardi, un avocat senior du gouvernement a
déclaré au CEPPM, dont tous les membres ont le plus haut niveau de sécurité, qu’ils
ne pouvaient pas voir des documents qu’un commandant des FAC avait refusé
de remettre au CEPPM parce que la police militaire ne pouvait pas les consultés
dans l’exercice de ses fonctions.
De plus, Harper et les conservateurs ont cherché
à monter l’armée contre les partis de l’opposition, accusant à
maintes reprises que l’enquête qu’ils menaient sur le sort des
détenus afghans était déloyale et qu’elle mettait en danger les 3.000
soldats canadiens déployés en Afghanistan.
Lorsque le dirigeant libéral a demandé à Harper
lors de la période des questions de mercredi dernier si le gouvernement se
soumettrait au jugement du président, le premier ministre a refusé de se
commettre.
« Monsieur le Président, comme je
l’ai dit, nous voulons respecter à la fois votre décision et nos
obligations en vertu des lois adoptées par le Parlement.
Le gouvernement ne peut pas enfreindre la loi, il ne peut pas ordonner aux
fonctionnaires d’enfreindre la loi, et il ne peut pas non plus faire quoi
que ce soit qui puisse compromettre
inutilement la sécurité des militaires canadiens » a répondu Harper.
Harper, dont l’absence de la Chambre des communes lors du prononcé de la décision de Milliken a été
remarquée, continue à défendre l’idée qu’il y a un conflit entre
les obligations du gouvernement envers le Parlement et son besoin de défendre
la sécurité nationale et les relations internationales du Canada.
Andrew Coyne, un des chroniqueurs conservateurs les plus
connus au Canada et responsable des affaires nationales pour le quotidien Maclean’s,
est de plus en plus critique de la violation flagrante des normes
parlementaires par le premier ministre.
Il écrivait sur son blog mercredi dernier : le
gouvernement « a toujours eu des moyensà sa disposition de respecter
ses besoins de sécurité nationale. Qu’il ait refusé de satisfaire l’opposition
sur cette question soulève la possibilité de deux scénarios distincts. Ou bien
le gouvernement est trop entêté pour céder un pouce de terrain à ses
adversaires politiques, peu importe le domaine, ou bien on trouvera dans les documents
quelque chose de vraiment affreux, si fâchant pour
la conscience nationale que le gouvernement est prêt à tout, ou presque, pour
les censurer. Dans le premier cas, c’est un comportement entièrement
irrationnel qui va à l’encontre de ses intérêts. Dans le deuxième, au
contraire, c’est un comportement qui s’expliqueque trop bien rationnellement. »
Peu importe comment se conclura la dispute actuelle entre l’opposition
et le gouvernement et entre le gouvernement et l’exécutif, la question
des détenus afghans a déjà fait la preuve évidente du lien entre l’adoption
par les élites dirigeantes canadiennes de la guerre impérialiste en tant que
moyen pour défendre ses besoins de prédation dans
le monde et son adoption de mesures anti-démocratiques et de formes autoritaires
de gouvernement.