Les trois partis de l'opposition parlementaire du Canada et le gouvernement
minoritaire conservateur en sont venus à une « entente de principe »,
vers la fin de la semaine dernière, qui allait permettre à quelques députés
choisis de consulter la version non censurée des documents se rapportant au
sort réservé aux détenus afghans des Forces armées canadiennes.
Le premier ministre Stephen Harper – dont le gouvernement à fait fi à
maintes reprises des droits et normes démocratiques fondamentaux, entre autres
en ayant recours deux fois aux pouvoirs arbitraires de la gouverneure générale
non élue pour fermer temporairement le parlement – s'est joint à
l'opposition en acclamant l'entente, soulignant que la démocratie y gagnerait.
La réalité est tout autre. L'entente a été conçue pour violer la démocratie,
en empêchant les Canadiens d'être informés de la complicité de leur
gouvernement et de l'armée dans des crimes de guerre.
Au nom de la sécurité nationale, le gouvernement et l'opposition ont mis en
oeuvre un processus laborieux pour étudier les 20.000 à 40.000 pages de
documents. Ce processus commencera, au plus tôt, dans la seconde moitié du mois
de juin et s'étirera sur de nombreux mois.
Seulement huit députés, soit deux de chacun des quatre partis, pourront
examiner les versions non censurées des documents sur les détenus afghans et
ils ne pourront le faire qu'après avoir prêté serment de confidentialité, et la
transgression de ce dernier sera considérée comme une offense criminelle. Un
seul député de chaque parti pourra examiner les documents à la fois et ils
devront se présenter dans un établissement sécurisé spécialement désigné.
Et, encore plus important, ce qui sera dit au bout du compte aux Canadiens
sur le contenu des documents sera déterminé par de longues négociations
secrètes entre le gouvernement, de hauts fonctionnaires et l'armée, et la
décision sans appel sera prise par un comité de trois juristes. Le gouvernement
aura droit de veto sur la composition de ce comité.
Selon l'accord, le comité décidera comment l'information jugée pertinente et
nécessaire par les huit députés choisis « sera communiquée aux députés et
à la population sans compromettre la sécurité nationale ». Cela pourrait
signifier la divulgation de versions censurées de documents, la production de
résumés ou toute autre technique « jugée acceptable » par le comité.
Autrement dit, toute information rendue publique aux Canadiens devra d'abord
être filtrée et modelée selon les intérêts de l'Etat canadien.
Les conservateurs et les Forces armées canadiennes (FAC) maintiennent
fermement qu'ils ne savaient pas, et qu'ils ne pouvaient savoir, que les
Afghans transférés aux forces de sécurité afghanes par les FAC allaient être
torturés et maltraités.
Cependant, durant les trois dernières années, maintes révélations sont
venues montrer que le gouvernement et l'armée du Canada avaient ignoré et
masqué les preuves que le National Directorate of Security (NDS) afghan emploie
la torture en tant qu'instructions permanentes d'opération, et que nombre de
ceux qui ont été transférés aux autorités afghanes par les FAC n'étaient pas
des insurgés, mais de simples Afghans pris dans les rafles des FAC.
Selon les Conventions de Genève, transférer des prisonniers à un
gouvernement ou un pouvoir dont on peut raisonnablement présumer qu'il les
maltraitera et les torturera constitue un crime de guerre.
Le mois dernier, un Canadien d'origine afghane qui avait
servi 13 mois dans une unité de renseignement des FAC en 2007-2008 a accusé les
FAC, sous serment, de sous-traiter la torture. Les prisonniers jugés non
coopératifs étaient précisément transférés au NDS car les autorités afghanes
utilisent d'autres méthodes d'interrogation. (Voir Canada subcontracted torture of
Afghan detainees)
Les assertions du gouvernement qu'il ignorait les méthodes du NDS sont
contredites par l'ampleur extraordinaire des efforts qu'il a déployés pour
tromper le parlement sur le sort des détenus afghans et faire avorter les
enquêtes sur ces questions dans la commission de la Chambre des communes et la
Commission d'examen des plaintes concernant la police militaire (CPPM), un
organe de contrôle quasi-judiciaire créé par le parlement.
Dans cette campagne, le gouvernement n'a cessé d'affirmer agir au nom de la
sécurité nationale, tout en accusant ouvertement les partis de l'opposition de
miner la mission canadienne en Afghanistan.
Les membres du gouvernement et des FAC ont été avertis
qu'ils pourraient être accusés d'atteinte aux lois sur la sécurité nationale
s'ils collaboraient avec la CPPM. Lorsque le comité spécial de la Chambre des
communes sur la mission en Afghanistan a garanti aux témoins une immunité de poursuite,
le gouvernement a tenté de faire obstruction à son travail en organisant un
boycott par les députés conservateurs, empêchant ainsi à la commission de faire
quorum, et en fermant ou prorogeant le parlement pour une durée de deux mois.
Le gouvernement conservateur de Harper continue son
obstruction systématique du travail du CPPM en refusant de lui transmettre une
version non censurée des documents demandés. Des mois durant, il a fait de même
envers le comité spécial de la Chambre des communes. Il a même refusé de se
plier à une résolution de la Chambre des communes qui ordonnait spécifiquement
au gouvernement de remettre une version non censurée des documents à ce comité.
Devant le refus du gouvernement d’obtempérer, le
président de la Chambre des communes a rendu une décision sans précédent qui
stipulait que l’exécutif (c’est-à-dire le cabinet ministériel)
cherchait illégalement à élargir ses pouvoirs en usurpant le droit des
représentants élus du peuple à surveiller ses activités et à lui demander des
comptes. (Voir Canada : Le gouvernement réprimandé pour avoir refusé de
divulguer des documents sur les détenus afghans).
C’est cette décision, rendue en
avril dernier après une longue période de délibération et d’inquiétudes
au sein de l’élite sur les dangers d’une collision
constitutionnelle entre le parlement et le gouvernement, qui a finalement forcé
le gouvernement Harper à entreprendre des négociations avec les partis de
l’opposition sur la divulgation des documents sur les réfugiés afghans.
La position des partis de
l’opposition sur la question des détenus afghans a toujours eu un double
caractère. Après tout, c’est le gouvernement libéral de Paul Martin qui a
chargé les FAC de se déployer à Kandahar, d’y prendre le rôle dirigeant
de la guerre de contre-insurrection et qui a négocié l’accord sur le
transfert de prisonniers avec Kaboul. Et tant le Nouveau Parti démocratique que
le Bloc québécois ont soutenu le déploiement de l’armée canadienne à
Kandahar.
Alors que les partis de l’opposition
ont utilisé la question des détenus afghans pour embarrasser le gouvernement,
ils sont demeurés muets sur le lien existant entre la complicité du Canada sur
la torture en Afghanistan et la pratique adoptée par l’appareil
sécuritaire canadien après le 11-Septembre de faire arrêter et torturer par des
gouvernements étrangers des Canadiens suspectés de terrorisme.
Encore plus important, les partis de
l’opposition ne peuvent pas faire et ne feront pas de liens entre la
complicité des FAC dans la torture et le caractère colonial de la guerre
afghane.
En négociant une entente avec le
gouvernement qui permettra à la question des détenus afghans de largement
disparaître de l’espace public et qui permettra aussi au gouvernement, à
la bureaucratie et à l’armée d’exercer une influence décisive sur
ce que le public pourra connaître de l’implication du Canada dans des
crimes de guerre, les partis de l’opposition font maintenant partie de la
campagne de camouflage du gouvernement conservateur.
Au cours des dernières semaines, les grands
médias ont publié de nombreux commentaires disant que les Canadiens sont
désintéressés de la question des détenus afghans. Par cela, ils veulent dire
qu’il ne faut pas que les Canadiens s’intéressent à cette question,
puisque l’implication des FAC dans la torture vient miner leurs
tentatives de gagner la population à soutenir la guerre en Afghanistan et
d’utiliser les Forces armées canadiennes pour faire la promotion
d’un nationalisme canadien ouvertement de droite.
Le Parti libéral, le parti de la bourgeoisie
canadienne traditionnellement au pouvoir, est particulièrement préoccupé de
contenir la question des détenus afghans et de maintenir l’image des FAC
dans la population. Dans sa chronique publiée dans le Globe and Mail cette
semaine, David Bercuson, un historien proche de l’armée canadienne, a
observé que « certains libéraux de haut rang sont mécontents de la
façon » dont le parti a manœuvré sur la question des détenus afghans.
« Ils craignent que la recherche incessante de mauvais agissements
potentiels finisse par miner la confiance de la population envers l’armée
canadienne et que cela ne crée une division profonde entre l’armée et la
population. »
Si le gouvernement et
l’opposition n’avaient pas réussi à s’entendre à la toute
dernière minute, la Chambre des communes aurait eu à se pencher sur une motion
blâmant certains des ministres les plus importants du gouvernement Harper pour
mépris envers le parlement parce qu’ils ne sont pas soumis à la
résolution votée au parlement ordonnant au gouvernement de remettre les
documents sur les détenus afghans au comité spécial. L’adoption
d’une telle résolution aurait sans nul doute précipité la chute du
gouvernement conservateur minoritaire.
Au sein de l’élite dirigeante
canadienne, et donc au sein de l’opposition, il n’y a aucun soutien
pour une élection dans laquelle le rôle du Canada dans la guerre en
Afghanistan, sa complicité dans la torture et les violations répétées des pratiques
démocratiques par le gouvernement conservateur aurait occupé une place
importante.
Il faut tirer les leçons de la capitulation
des partis de l’opposition devant le gouvernement sur la question des
détenus afghans et leur participation au mécanisme qui servira à cacher la
complicité du Canada dans des crimes de guerre. Il n’existe aucune
section de l’élite dirigeante qui soit prête à défendre sérieusement les
droits démocratiques.