Des semaines de manifestations anti-gouvernementales à Bangkok ont tourné
samedi dernier en batailles de rue lorsque des troupes en tenue anti émeute
et lourdement armées ont tenté dans la capitale thaïe de démanteler un des
deux sites où campaient des protestataires. Le bilan des morts qui
s’ensuivit s’élève entre-temps à une vingtaine de civils et 5 soldats. Des
centaines de personnes furent blessées dans chacun des deux camps quand des
milliers de manifestants défendirent leurs positions pour forcer finalement
les troupes au retrait.
Ce qui s’est produit en Thaïlande est le premier stade élémentaire de la
lutte de classe et qui a une grande signification pour les travailleurs de
la région et internationalement. Les luttes intestines qui se sont déroulées
au sein des élites dirigeantes thaïes au cours de ces quatre dernières
années ont permis à des sections de la population rurale et citadine pauvre
de s’impliquer dans la vie politique. En plus de revendications pour des
élections immédiates, des questions sociales profondes concernant la
pauvreté et le chômage ont commencé à être soulevées.
La fracture sociale est tellement évidente que l’establishment
médiatique de Thaïlande et sur le plan international s’est senti obligé d’en
rendre compte. Les protestations des « Chemises rouges » soutenues par le
premier ministre évincé du pouvoir, Thaksin Shinawatra, un homme d’affaires
milliardaire, sont loin d’être homogènes, mais la grande masse des
manifestants vient des régions rurales pauvres du pays. Au fur et à mesure
que les manifestations s’étaient prolongées, elles furent rejointes par des
travailleurs et des ruraux pauvres. Ce qui est particulièrement inquiétantpour les chefs de l’armée c’est l’existence de signes évidents de
sympathie à l’égard des manifestants au sein des troupes ordinaires
originaires de ces mêmes couches sociales.
La fracture sociale est particulièrement évidente dans le fastueux
quartier commercial de Ratchaprasong où des villageois avec leurs chemises
rouges campent au milieu des avenues somptueuses, des boutiques de luxe et
des hôtels cinq étoiles de la capitale. S’adressant au journal australien
Sydney Morning Herald, Supawadee Khamhaeng, une vendeuse de fruits
originaire de la région rurale du Nord qui gagne 100 baht ou 3 dollars
américains par jour, a dit qu’elle avait toléré la pauvreté dans le passé.
« Cela ne peut plus continuer ainsi, » a-t-elle ajouté. « Ils [sont]
toujours riches, nous sommes toujours pauvres. Ce n’est pas la démocratie. »
Cette remarque contient un ressentiment et une colère qu’éprouve une
vaste couche de la population laborieuse au sujet du gouffre grandissant
entre riches et pauvres. La richesse exorbitante d’une infime élite s’est
continuellement multipliée même au moment où la crise économique mondiale
avait occasionné une pauvreté encore plus grande pour la majorité de la
population. De plus, la « démocratie » pour les villageois appauvris va bien
au-delà de la revendication démocratique formelle de Thaksin et des
dirigeants en faveur de nouvelles élections pour inclure le droit social
fondamental à un niveau de vie décent.
La Thaïlande est l’un des pays socialement le plus inégal d’Asie. Selon
un rapport de la Bank of Thailand, les 20 pour cent de la population au haut
de l’échelle contrôlent 69 pour cent de la richesse nationale contre tout
juste 1 pour cent pour les 20 pour cent au bas de l’échelle. Le revenu moyen
des 20 pour cent au bas de l’échelle est d’à peine 1.443 baht ou 45 dollars
américains par mois – le seuil officiel de pauvreté. Lorsque, l’année
dernière, l’économie s’était contractée de 3,5 pour cent et qu’une pénurie
de crédit s’était produite, ce furent les petits paysans, les petits
commerçants et marchands ainsi que la classe ouvrière qui furent le plus
durement touchés. La reprise de la croissance économique et le rebond des
valeurs boursières cette année n’ont pas soulagé le dénuement auquel est
confrontée la population laborieuse.
Les tensions sociales qui ont éclaté à Bangkok sont un signe
avant-coureur de luttes de classe dans toute la région et mondialement. La
surabondance extrême dont jouit une petite minorité qui s’est enrichie grâce
à la spéculation et à l’exploitation d’une main-d’œuvre bon marché n’est pas
seulement visible à Bangkok mais dans toutes les principales villes d’Asie.
La fracture sociale en Chine et en Inde, où une poignée de personnes sont
devenues fabuleusement riches aux dépens de centaines de millions de
travailleurs aura inévitablement des conséquences explosives.
Dans le même temps, les protestations en Thaïlande signalent des
problèmes politiques existant de longue date. Le mouvement
anti-gouvernemental amorphe est dominé par le Front uni pour la Démocratie
contre la Dictature (UDD) soutenu par Thaksin et qui exploite les
manifestations afin de promouvoir les intérêts économiques et politiques
d’une section de l’élite thaïe. Alors qu’il était au pouvoir, entre 2001 et
2006, Thaksin avait été tout autant enclin à fouler aux piedsles
droits démocratiques que ses adversaires. Ses bienfaits distribués aux
pauvres visaient avant tout à stimuler l’économie et à ranimer le commerce
thaï après la crise économique asiatique de 1997-98. Toutefois, son
programme économique a contrarié des systèmes de patronage établis de longue
date et aliéné les élites traditionnelles du pays – l’armée, la bureaucratie
d’Etat et la monarchie.
Les manifestants anti-gouvernementaux ont lutté avec détermination et
courage, guidés par un sentiment élémentaire d’injustice sociale. Mais la
réalité crue est que si ces ruraux et citadins pauvres restent sous la
direction de l’UDD, ils seront trahis. Il suffit seulement de se rappeler
les conséquences des affrontements féroces survenus en avril dernier entre
les manifestants anti-gouvernementaux et les soldats à Bangkok. Dès que les
manifestations avaient semblé échapper à leur contrôle, Thaksin et l’UDD
mirent fin à la campagne.
L’épisode avait été une confirmation de plus des principes de base de la
Théorie de la Révolution permanente de Léon Trotsky – que toutes les
sections de la bourgeoisie des pays au développement capitaliste arriéré
tels la Thaïlande sont organiquement incapables de satisfaire les aspiration
démocratiques et les besoins de la population laborieuse. Seul le
prolétariat est capable de défendre les droits démocratiques authentiques et
de réaliser la réforme agraire qui rassemblera les masses rurales dans une
lutte pour un gouvernement ouvrier et paysan basé sur une politique
socialiste.
En Thaïlande, la classe ouvrière s’est considérablement accrue en poids
et en complexité au cours de ces trois dernières décennies. La Thaïlande se
situe à présent au dixième rang mondial des exportateurs de voitures et
quelques 500.000 travailleurs sont employés rien que dans cette industrie.
Toutefois, la classe ouvrière doit encore faire sentir sa présence dans
l’agitation politique actuelle. Les travailleurs n’ont été impliqués que
dans la mesure où ils ont individuellement rejoint les manifestations et les
rassemblements de l’UDD.
Tout comme ses homologues de par le monde, la classe ouvrière en
Thaïlande ne dispose d’aucun parti politique de masse à elle, représentant
ses intérêts de classe sur la base d’un programme socialiste et
internationaliste. Les quelques syndicats qui existent opèrent
invariablement comme des instruments du gouvernement et de l’élite
patronale. Le Parti communiste de Thaïlande stalinien, qui est basé sur la
perspective maoïste en faillite de la guérilla rurale, s’est dissout il y a
deux décennies. Les anciens étudiants radicaux issus des batailles
politiques des années 1970, ont rejoint les camps pro et anti-Thaskin de
l’élite dirigeante.
A moins qu’elle ne fasse entendre sa propre voix politique,
indépendamment de toutes les factions de la classe capitaliste, la classe
ouvrière sera confrontée à de graves dangers. Après les affrontements de
dimanche dernier, il s’est déjà ouvert un débat au sein des cercles
dirigeants sur la nécessité d’un coup militaire et de recourir aux chars et
aux troupes pour restaurer l’ordre dans la rue. Ceci est motivé par la chute
du marché boursier et un désastre potentiel pour l’industrie touristique au
milieu d’une atmosphère d’instabilité et de crise de l’économie mondiale.
La voie en avant consiste dans la construction d’un parti politique
représentant les intérêts historiques de la classe ouvrière. C’est dans la
longue lutte menée par le mouvement trotskyste international – le Comité
International de la Quatrième Internationale – contre le stalinisme et
toutes les formes d’opportunisme que se trouveront le programme et la
perspective socialistes et internationalistes indispensables. C’est vers
cela que devraient se tourner les travailleurs et les jeunes pour jeter les
bases de la construction d’une section du CIQI en Thaïlande.