Le dixième anniversaire de l'accession de
Vladimir Poutine au sommet du pouvoir politique russe – d'abord en tant que
premier ministre, puis comme président, et encore une fois comme premier
ministre – est l'occasion d'une évaluation globale de la décennie passée et de
sa place dans l'histoire moderne de la Russie.
Avant même d'être nommé premier ministre au
début du mois d'août 1999 par le président Boris Eltsine, Poutine jouait déjà
un rôle important dans la hiérarchie, mais il était quasiment inconnu du grand
public. Ayant accepté le rôle risqué de successeur désigné d'Eltsine et
accédant au pouvoir au moment du renouveau de la guerre en Tchétchénie, Poutine
arrivait avec un plan d'action bien défini. Pour l'essentiel, il consistait à renforcer le « pouvoir vertical » de
l'Etat et d'en faire le principal
moyen pour stabiliser la situation socio-économique et politique dans le pays
et d'accroître son poids géopolitique.
Ce changement de
direction était envisagé comme une évolution nécessaire par les principaux éléments
de l'élite dirigeante. Il était entièrement soutenu par les forces politiques
dominantes – les libéraux, les nationalistes, et le Parti communiste de Gennady
Zyuganov, descendant en droite ligne du Parti communiste d'Union soviétique
(PCUS), stalinien.
La réalisation du « Programme de Poutine »
entraîna des changements substantiels du régime politique et de la structure de
l'élite dirigeante : la
réduction des libertés civiles, la promotion sociale d'une couche de « Siloviki» (les personnes liées aux forces de
sécurité), le renforcement de la bureaucratie, et des restrictions imposées aux
pouvoirs de l'oligarchie financière. Ce programme ne remettait pas le moins du
monde en question la nature fondamentale du régime post-soviétique. Il
cherchait en fait à créer les conditions nécessaires à la survie du régime dans
le contexte d'une inégalité sociale grandissante à l'intérieur du pays et d'une
lutte plus intense entre les puissances mondiales pour le contrôle des sphères
d'influence et des sources de matières premières.
Le nouveau gouvernement russe bénéficiait d'un
boum macroéconomique,
exclusivement dû à une augmentation fortuite des cours mondiaux des matières
premières. Les conséquences du défaut de paiement déclaré en 1998 l'aidèrent aussi : le cours du rouble ayant été
divisé par quatre, les exportations de la Russie étaient moins chères et il y
eut une croissance de la production industrielle.
Jusqu'à l'éclatement de la crise financière
globale, l'année dernière, le Produit national brut de la Russie avait doublé
sous Poutine et la capitalisation boursière avait été décuplée. La Russie avait
bénéficié d'un afflux de 1000 milliards de dollars par ses exportations de gaz
et de pétrole, le nombre de milliardaires à Moscou commença à rivaliser avec
celui de New York.
Mais c'est précisément ce boum économique qui, tout en renforçant la
position de la Russie sur la scène internationale, mit au grand jour dans toute
son ampleur le caractère de classe du gouvernement russe. Le régime se montra ouvertement être un instrument du profit privé.
Lorsque les revenus des grandes entreprises et
de la bureaucratie augmentaient à un rythme effréné, les programmes d'aides
sociales étaient la cible d'attaques systématiques. Une légère augmentation des
salaires et des retraites au cours de ces années ne parvenait pas à compenser
l'aggravation objective de la situation économique de la classe ouvrière et de
la majorité de la population. Ce déclin est devenu encore plus évident avec la
crise économique actuelle.
Ce qui suit est un passage en revue rapide des
principaux événements de la politique intérieure et extérieure au cours des dix
dernières années.
L'économie
La principale caractéristique de la politique
économique du Kremlin sous Poutine a été de garantir la liberté absolue des
grandes entreprises. Un impôt invariable de 13 pour cent a été introduit, ainsi
un oligarque millionnaire était imposé au même niveau qu'une femme de ménage ou
les habitants d'un village misérable (bien entendu, en pratique, l'élite
financière ne paye qu'une faible part des impôts qu'elle doit). La banque
centrale réalisa des interventions régulières et importantes sur le marché des
monnaies pour que la valeur du rouble reste sous-évaluée. En conséquence, le
taux de change du rouble n'augmenta que faiblement durant les années du boum.
Toutes les sections importantes de
l'oligarchie ont pu fonctionner en étant déclarées légalement comme des
compagnies étrangères, ce qui leur permettait de transférer librement des fonds
hors du pays et d'« optimiser » leur taxation. C'est ainsi que des entreprises comme Base Element
d'Oleg Deripaska, le groupe Evraz de Roman Abramovitch, Metalloinvest d'Alisher
Usmanov, Severstal d'Alexei Mordashov, Mechel d'Igor Zyuzin, et l'Entreprise
métallurgique de Magnitogorsk appartenant à Viktor Rashnikov, ont été
construites.
Après 2003, un grand nombre de prétendues « entreprises d'État » ont été créées, réunissant des parties importantes de grandes
entreprises de divers secteurs économiques. Même si elles sont officiellement
dirigées par des directeurs nommés par le gouvernement, ces entreprises d'Etat
fonctionnent comme des organisations purement commerciales, mais tout en étant
protégées par des lois spéciales qui les placent en dehors du contrôle du fisc
ou des autorités de régulation.
Le fonctionnement de l'Etat
Après les élections présidentielles du
printemps 2000, Poutine a lancé une lutte contre le Conseil fédéral, la chambre
haute du Parlement [c.-à-d.,
l'équivalent du Sénat américain, ndt] qui était devenu dans les années 1990 une
source d'influence pour les gouverneurs et les élites régionales. La prise
d'otages dans une école à Beslan en 2004 a permis au Kremlin de supprimer
l'élection au suffrage direct des gouverneurs, privant les électeurs de tout
moyen d'influer sur les activités des autorités régionales.
Les sièges de députés élus au scrutin
uninominal ont également été éliminés [ne laissant que ceux qui sont élus à la
proportionnelle, ndt], et le droit de procéder à un référendum a été fortement
réduit. L'adoption d'une nouvelle loi sur « l'extrémisme » et le
durcissement de la législation sur les réunions publiques et les rassemblements
sur la voie publique ont rendu possible la criminalisation des activités
politiques d'opposition.
L'augmentation du seuil à atteindre pour être
représenté à la Douma (la chambre des députés) à 7 pour cent et une série
d'autres mesures ont créé les mécanismes politiques, à l'échelon fédéral comme
à l'échelon régional, pour garantir une majorité absolue dans les institutions
au parti « Russie unie », le « parti de gouvernement » bureaucratique créé en
1999.
La dégénérescence du parlementarisme russe
s'est manifestée dans les paroles du président de la Douma, Boris Gryslov, qui
a déclaré que « le Parlement
n'est pas un lieu de discussion. »
En fait, les
électeurs russes se voient refuser tout moyen d'exprimer leur volonté, et le
résultat des élections est déterminé par la volonté de ceux qui contrôlent les « ressources administratives ».
Les relations sociales
Sous Poutine, il y a eu un assaut permanent et
systématique contre les droits et le niveau de vie des citoyens. Un nouveau
code du travail a été introduit, qui rend pratiquement impossible
l'organisation d'une grève légale. Des contre-réformes des retraites ont été
lancées, et le principe de la garantie par l'Etat de la sécurité sociale des personnes âgées a été liquidé. La
monétarisation des aides sociales, introduite au début de l'année 2005, a
fortement réduit les obligations financières de l'Etat envers les couches les
plus vulnérables de la population, entraînant des manifestations massives à
travers tout le pays.
Les restes du système de santé et d'éducation
soviétique sont à l'agonie. De nouveaux mécanismes, construits purement à
partir du marché, ne servent qu'à une mince strate de riches. Le coût des
services d'éducation et de santé imposé aux gens ordinaires se rapproche de
celui des pays développés d'Europe et des États-Unis, alors que les salaires,
les retraites et les aides sociales sont plus bas en Russie que dans les pays
les plus pauvres d'Europe.
L'idéologie
La propagande officielle du Kremlin a
ouvertement réhabilité les pires traits du stalinisme et du tsarisme, avec le
culte de l'Etat tout puissant, le nationalisme, la répression et les autres
traditions antidémocratiques. Il est particulièrement notable et symbolique que
Staline, ce despote sanguinaire, soit officiellement reconnu comme un « homme politique exceptionnel ».
L'Église orthodoxe russe jouit d'un soutien sans limites de la part de l'Etat,
agissant au grand jour comme une annexe de l'appareil d'Etat. Les deux membres
du « Duumvirat », le
président Dimitri Medvedev et le premier ministre Poutine, étalent en public
leur foi orthodoxe. De plus, le Kremlin soutient entièrement les muftis
musulmans et les représentants d'autres groupes religieux qui font preuve de
loyauté envers les autorités russes. Poutine et Medvedev partent du principe
que chaque nation doit avoir sa propre « foi ».
La Géopolitique
Sur les principales questions de relations
internationales, Poutine a, dans l'ensemble, continué la politique de
concessions et de coopération avec l'impérialisme occidental, une politique qui
avait été établie par Michaël Gorbatchev et qui s'était poursuivie avec
Eltsine. Durant son premier mandat présidentiel, Poutine avait publiquement
annoncé le désir de la Russie de rejoindre l'OTAN.
Parmi les concessions militaires et politiques
faites à l'occident au cours des dix dernières années, on pourrait citer la
fermeture des anciennes bases soviétiques à Cuba et au Vietnam, le soutien
actif accordé par le Kremlin à la « Guerre globale contre le terrorisme » et l'accord tacite de la Russie à l'expansion de l'OTAN et de l'Union européenne vers l'Est.
La Russie avait initialement reconnu les
résultats de la « Révolution rose » géorgienne en 2003, qui avait donné
le pouvoir à Michaël Saaskashvili à Tbilissi. À l'automne 2004, le Kremlin
s'était incliné devant les pressions de Washington au sujet du résultat de
l'élection présidentielle en Ukraine, au cours de laquelle Viktor Yushenko
était devenu le dirigeant de l'Etat ukrainien à la place du candidat de Moscou,
Viktor Yannukovitch.
Selon les mots du principal éditorialiste du
journal Russia in Global Politics, Fyodor Lukyanov, rapportés dans le
numéro du 7 août de Vedomosti, « … durant la plus grande partie de la décennie, Poutine a suivi la ligne
de l'intégration, transformant la Russie en un membre à part entière d'un
système centré sur l'occident. De nombreuses déclarations et décisions
emblématiques faites entre 2000 et 2006 en témoignent. »
La raison du tournant du Kremlin vers une
opposition plus active aux ambitions agressives des États-Unis et des grands
pays d'Europe occidentale tient aux prétentions croissantes de ceux-ci sur les
ressources naturelles d'Eurasie. À un certain point, elles sont devenues
incompatibles avec les intérêts fondamentaux de l'élite dirigeante russe,
devenue plus sûre d'elle-même grâce aux énormes bénéfices des exportations et
aux oppositions croissantes entre les principaux centres de l'impérialisme
mondial.
Ce renversement en direction d'une résistance
aux visées expansionnistes de l'occident en Europe orientale et dans les
ex-républiques soviétiques ainsi que dans les sphères d'influence au Caucase et
en Asie centrale – y compris la guerre de cinq jours l'année dernière contre la
Géorgie au sujet de l'Ossétie du Sud – coexiste avec les aspirations de Moscou
à coopérer partout où cela est possible. Par exemple, le Kremlin soutient
l'occupation de l'Afghanistan par les troupes américaines et l'OTAN.
L'accroissement de l'activité géopolitique de
la Russie a renforcé la crainte et l'insatisfaction des élites dirigeantes des
ex-républiques soviétiques. Même
ceux qui penchent du côté de la Russie, comme l'Arménie, le Kirghizistan et la
Biélorussie, considèrent avec crainte les efforts de la Russie pour les
maintenir dans sa sphère d'influence. En dépit de multiples tentatives de
réguler la coopération dans les affaires économiques et d'établir des
partenariats militaires entre les pays de l'ex-Union soviétique, les relations
entre ces ex-républiques soviétiques sont dans l'ensemble considérablement plus
faibles, plus forcées, et dans certains cas franchement hostiles, comparées à
ce qu'elles étaient il y a dix ans.
Les relations avec la Géorgie sont toujours
hostiles, comme elles le sont avec l'Ukraine, ce qui pourrait entraîner une
confrontation militaire aux conséquences imprévisibles.
L'impasse de la restauration capitaliste
La Russie sous Poutine, dans tous ses aspects
et ses tendances fondamentaux, s'est développée dans la droite ligne de ce qui
se faisait à l'époque d'Eltsine. En fait, cela est maintenant reconnu par de
nombreux chercheurs en sciences politiques de premier plan. Ainsi, Mikhaïl
Remizov, dans son article « Poutine
ajuste la Russie d'Eltsine »,
publié le 14 août sur le site de L'Agence d'informations politiques (APN), écrit : « Poutine n'a jamais porté atteinte aux fondations du système
économico-politique de la Russie posées durant l'ère Eltsine. Mais le problème
de la gestion de cet Etat l'a occupé dès le début, le problème de la gestion du
système dont on lui avait confié la direction… Poutine a ajusté et optimisé le
système politique, administratif et économique qui avait été développé par
Eltsine. »
Remizov ajoute que « l'ajustage » n'a pas
fondamentalement stabilisé la Russie post-soviétique : « …Nous ne pouvons
généralement pas être certains que la République russe a été établie. C'est
comme si la République existait déjà depuis dix-huit ans – l'âge de la majorité légale – mais que l'ombre
d'un échec, un troublant point d'interrogation, planait toujours sur elle. »
C'est une remarque importante. La Russie
capitaliste post-soviétique, même après être passée par une période économique
extrêmement favorable, après avoir concentré le pouvoir de l'appareil répressif
de l'Etat et démantelé les faibles
mécanismes démocratiques issus de l'effondrement du stalinisme, n'a pas été en
mesure de créer quoi que ce soit qui ressemble à une fondation durable pour son
existence future.
La Russie actuelle est traversée de toutes
parts par les éléments caractéristiques d'une réaction sociale effrénée, qui
valide le vol des ressources naturelles, humaines et culturelles du pays et
accorde sa bénédiction à un système d'inégalités sociales et à l'anarchie
politique.
Cette situation est l'aboutissement d'un
processus historique de longue durée, que l'on peut faire remonter aux
événements politiques des années 1920 et 1930, lorsque l'isolement de la
révolution russe et le retard économique du pays ont entraîné la dégénérescence
du régime issu de la révolution de 1917. La politique stalinienne de construire
le « socialisme dans un seul pays » exprimait les intérêts matériels
d'une nouvelle couche de bureaucrates privilégiés, elle représentait une
répudiation nationaliste de la perspective de la révolution socialiste internationale
qui avait inspiré les bolcheviques à la tête desquels se trouvaient Lénine et
Trotsky.
La consolidation du régime de la dictature
bureaucratique stalinienne, bien qu'elle n'ait pas immédiatement entraîné la
restauration des formes de propriété bourgeoise, priva la classe ouvrière d'une
politique indépendante. Elle en vint rapidement à exiger la destruction
physique de pratiquement toute la couche de vieux bolcheviques d'URSS liés à la
révolution et ses expériences.
Cela créa une situation instable, dont la
résolution ne pouvait se faire que dans une de ces deux directions : soit par
une nouvelle révolution politique contre la bureaucratie, une renaissance de la
souveraineté de la classe ouvrière soviétique et un retour à la stratégie révolutionnaire
internationale ; soit une « privatisation » et la restauration capitaliste.
L'Opposition de gauche et la Quatrième
internationale, qui émergèrent des luttes des années 1920, ont mis l'accent dès
le début sur l'impasse historique et le caractère destructeur de la
restauration de l'ordre capitaliste en URSS.
Léon Trotsky écrivait, « La contre-révolution bourgeoise ne
pourrait […] atteindre son but sans une guerre civile prolongée et la
destruction à nouveau du pays que le pouvoir soviétique avait relevé de la
ruine. Le capitalisme russe dans sa deuxième version ne pourrait en aucun
cas être la simple continuation et un développement du capitalisme
prérévolutionnaire, ou plus exactement du capitalisme d'avant-guerre : non
seulement en raison du laps de temps prolongé entre eux, rempli de guerres et
de révolutions, mais parce que le capitalisme global, le maître du capitalisme
russe, a subi au cours de cette période l'effondrement et les convulsions les
plus profondes.
« Le capital
financier est devenu incomparablement plus puissant, alors que le monde est
devenu infiniment plus interdépendant […] La restauration de la Russie
bourgeoise ne signifie rien d'autre pour les "vrais" restaurateurs
"sérieux" que la possibilité de l'exploitation coloniale de la Russie
depuis l'étranger […] La restauration du capitalisme en Russie créerait une
culture compradoriste russe chimiquement pure […] Tout cela serait, bien sûr,
accompagné par Dieu et en lettres cyrilliques enluminées, c'est-à-dire toutes
ces choses dont les assassins de masse ont besoin pour leurs "âmes". » (bulletin de
l'opposition n°11, mai 1930).
Cette analyse a été complètement confirmée par
l'expérience historique, dans sa variante négative. Ce qui avait commencé en
disant : « il ne faut pas
tout donner pour la révolution mondiale, nous devons en garder pour nous », s'est terminé dans les années 1990 en
: « je veux faire des
affaires à tout prix. »
Malgré la destruction presque complète des
conquêtes sociales de la période soviétique, l'amère expérience de près de
vingt années de « réformes » capitalistes doit servir aux travailleurs de Russie et des autres
ex-républiques d'Union soviétique à se rendre compte qu'il n'y a pas d'autre
voie pour sortir de cette situation qu'un retour à la perspective historique
incarnée par la Révolution russe d'octobre 1917.