L'article suivant est la seconde partie du
rapport d'ouverture de Nick Beams, secrétaire national du Parti de l'égalité
socialiste (Australie) et membre du Comité de rédaction du WSWS, lors de
l'université d'été organisé par le PES en janvier 2009 à Sydney.
Pour accéder aux autres parties : 1, 3, 4
J'ai débuté en faisant remarquer que le
véritable sens de la crise financière globale ne pouvait être saisi qu'en la
replaçant dans son contexte historique. En d'autres termes, il nous faut
révéler la logique des processus économiques et historiques dont elle est
issue.
Comment donc approcher ce travail ? Il
est nécessaire pour cela d'employer la méthode d'analyse historique développée
par Karl Marx. Certains d'entre vous, je n'en doute pas, les ont lus ou
entendus bien des fois auparavant, mais les passages tirés de la préface de la
Critique de l'économie politique, dans laquelle Marx décrit les méthodes du
matérialisme historique, méritent d'être répétés.
« Dans la reproduction sociale de leur
existence, les hommes entrent inévitablement dans des relations précises,
lesquelles sont indépendantes de leur volonté, c'est-à-dire les relations de
production liées à un niveau donné de développement matériel des forces
productives. La totalité de ces relations de production constitue la structure
économique de la société, le fondement réel, sur lequel s'érige une
superstructure légale et politique et auquel correspondent des formes
spécifiques de conscience sociale. […] À une certaine étape de leur
développement, les forces productives de la société entrent en conflit avec les
relations de production existantes ou – cela ne fait qu'exprimer la même chose
en termes juridiques – avec les relations de propriété dans le cadre desquelles
elles ont opéré jusque-là. Ces relations se transforment, passant de formes du
développement de ces forces productives à ses entraves. Commence alors une ère
de révolutions sociales. »
Dans le mode de production capitaliste, la
contradiction entre la croissance des forces productives et les relations
sociales de production se développe dans deux aspects interdépendants.
Il y a d'une part le conflit entre le
développement global des forces productives – la tendance intrinsèque du
capital à franchir les frontières, les barrières, les fuseaux horaires, les
pays et les continents – et le système des Etats nations dans lequel,
historiquement, le pouvoir politique et les formes de propriété de la classe
dirigeante capitaliste sont ancrés. C'est-à-dire qu'il y a une
contradiction entre le caractère global des forces productives comme elles ont
été développées sous le capitalisme et la division du monde en Etats nations
rivaux et en conflit.
D'autre part, il existe une contradiction
entre la croissance des forces productives, comme on la constate dans la
productivité croissante du travail – ce qui constitue le fondement du progrès
de la civilisation – et les relations sociales de production s'appuyant sur le
travail salarié. Cette contradiction se manifeste dans la loi de la baisse
tendancielle du taux de profit – une loi caractérisée par Marx comme la loi la
plus importante de l'économie politique, avant tout d'un point de vue
historique.
Notre tâche consiste à retracer le
développement historique de ces contradictions. C'est en cela que réside toute
la portée de la méthode d'analyse développée par Trotsky dans son célèbre rapport
au Troisième congrès de l'Internationale communiste de juin 1921, et décrite
dans son article : La courbe du développement capitaliste et dans
d'autres articles et discours de la première moitié des années 1920.
La principale contribution de Trotsky au
développement de la méthode du matérialisme historique a été de faire la
distinction entre deux aspects particuliers du développement capitaliste :
d'une part le déroulement du cycle des affaires – les hauts et les bas de
l'activité économique – qui accompagneront le capitalisme de la naissance à la
mort ; d'autre part les périodes historiques plus longues, s'étendant sur de
nombreuses années, des décennies, qui marquent des phases distinctes dans le
développement du système capitaliste.
Retournant en arrière à partir du milieu des
années 1920, on pouvait discerner de telles phases distinctes. La période
menant à 1848 a été marquée par une croissance relativement lente, aboutissant
à une crise économique en 1847-48, qui précéda les grands troubles
révolutionnaires de 1848.
Même si ces luttes révolutionnaires se sont
terminées par des défaites de la classe ouvrière émergente, elles ont néanmoins
balayé les vestiges de l'ordre féodal qui faisaient obstacle au développement
du capitalisme en Europe occidentale. Une forte période d'expansion capitaliste
s'en suivit : des chemins de fer furent construits, élargissant l'étendue
du marché capitaliste de manière incommensurable ; la Grande-Bretagne
devint l'atelier du monde ; la navigation connut un développement rapide
et le marché mondial s'étendit. Cette hausse de la courbe du développement
capitaliste se poursuivit durant 25 ans.
Une nouvelle période débuta à la suite de la
crise financière de 1873. Bien que cette crise ne durât pas, les conditions du
boum économique du milieu de la période victorienne ne réapparurent pas. Les
deux décennies suivantes sont connues en histoire économique sous le nom de
Grande Dépression du dix-neuvième siècle. Elles se caractérisaient surtout par
des prix et des taux de profits à la baisse. Non que ce fût une période de
stagnation. Au contraire, la pression à la baisse sur les taux de profits a été
le moteur de changements fondamentaux dans l'ampleur et l'étendue de la
production capitaliste, en particulier aux États-Unis, et de nouvelles formes
de gestion qui ont commencé à y être développées, ainsi que de la croissance de
l'industrie en Allemagne.
De grands changements dans la structure de
l'économie mondiale étaient également en chemin. Le dernier quart du
dix-neuvième siècle vit la course aux colonies, les puissances européennes
cherchant à s'arroger des marchés et des sources d'approvisionnement en
minerais et autres matières premières. Des développements majeurs dans le
fonctionnement des banques se sont également produits avec l'émergence des
prêts internationaux et d'autres formes de financement. Cette période est
parfois décrite comme la première vague de la mondialisation.
La Grande Dépression dura jusqu'au milieu des
années 1890, moment où la courbe du capitalisme repart à la hausse. Les profits
augmentent, les marchés s'étendent et la bourgeoisie entre avec confiance dans
le nouveau siècle. Il est bien connu que ces nouvelles conditions ont trouvé
leur manifestation dans la Seconde Internationale sous la forme des théories
révisionnistes d'Édouard Bernstein, qui à ce moment-là arriva à la conclusion
que la théorie de Marx de l'effondrement du capitalisme avait été réfutée par
les événements. Il était nécessaire, affirmait Bernstein, que le parti
abandonne ses perspectives révolutionnaires.
Mais, loin d'apporter une base solide à la domination
bourgeoise, comme se l'imaginaient ses représentants à l'aube du vingtième
siècle, les grands changements qui se produisaient dans la structure du capitalisme
mondial créaient les conditions
de convulsions
révolutionnaires. Léon Trotsky, le jeune marxiste russe, fut parmi les premiers
à en expliquer le sens. Son analyse de cette transformation formait le
fondement de sa théorie de la révolution permanente, élaborée en 1905.
« Liant ensemble tous les pays par son
mode de production et le commerce, le capitalisme a recouvert le monde entier
d'un unique organisme économique et politique. Tout comme le crédit moderne
relie des milliers d'activités par des liens invisibles et donne au capital une
mobilité incroyable qui empêche de nombreuses petites banqueroutes tout en
étant la cause de la suite sans précédent des crises économiques générales, les
efforts économiques et politiques du capitalisme, son commerce mondial, son
système de dettes nationales monstrueuses, et les alliances politiques entre
nations qui lient toutes les forces réactionnaires en une sorte de compagnie à
responsabilité illimité mondiale, n'a pas seulement résisté à toutes les crises
politiques individuelles, elle a aussi préparé le terrain pour une crise sociale
d'une ampleur inouïe. » (Léon Trotsky, La révolution permanente et
Bilan et perspectives, New Park, pp. 239-240).
La crise « d'une ampleur inouïe »
éclata en août 1914 avec l'ouverture des hostilités de la Première Guerre
mondiale. Dans son livre, La guerre et l’Internationale, Trotsky
explique que, au niveau le plus fondamental, la guerre était la révolte des
forces productives contre la structure en Etats-nations du capitalisme mondial.
Le développement de l'économie mondiale
entraînait la nécessité d'une nouvelle structure politique. Mais la manière
dont les différents gouvernements bourgeois proposaient de traiter ce problème
n'était « pas par la coopération intelligente et organisée de tous les
producteurs de l'humanité, mais par l'exploitation du système économique
mondial par la classe capitaliste du pays vainqueur ; pays qui sera
transformé par cette guerre d'une grande puissance en une puissance mondiale. »
La guerre a été la fin non seulement de
l'Etat-nation, mais aussi de l'économie capitaliste. C'était le plus colossal
effondrement de toute l'histoire d'un système économique sous le poids de ses
propres contradictions.
« Dans ces circonstances historiques »,
concluait Trotsky, « la classe ouvrière, le prolétariat, ne peut avoir
aucun intérêt à défendre la "mère patrie" dépassée et reléguée au
rayon des antiquités, elle est devenue le principal obstacle au développement
économique. […] Le seul moyen par lequel le prolétariat peut répondre à la
perplexité impérialiste du capitalisme, c'est en y opposant l'organisation
socialiste de l'économie mondiale comme programme concret à l'ordre du jour. La
guerre est la méthode par laquelle le capitalisme, au summum de son
développement, cherche à résoudre ses contradictions insolubles. À cette
méthode, le prolétariat doit opposer sa propre méthode, la méthode de la
révolution sociale. »
Dans son travail sur les perspectives au début
des années 1920, Trotsky est revenu sur la relation entre la Première Guerre
mondiale et la courbe du développement capitaliste. L'éclatement de la guerre
signifia la fin d'une amélioration qui avait débuté au milieu des années 1890.
Ce n'était cependant pas la guerre qui avait mis fin à cette amélioration, mais
plutôt la fin de cette embellie qui avait entraîné l'éclatement de la guerre.
Voici comment Trotsky expliquait ce lien lors
d'une réunion en décembre 1922 : « Du point de vue technologique,
l'Europe s'est développée à une vitesse et avec une puissance sans précédent de
1894 à 1913, c'est-à-dire que l'Europe s'est enrichie économiquement durant les
20 années qui ont précédé la guerre impérialiste. À partir de 1913 – et nous
pouvons le prouver – le développement du capitalisme, de ses forces productives,
s'est arrêté un an avant l'éclatement de la guerre parce que les forces
productives avaient atteint la limite qui leur avait été assignée par la
propriété capitaliste et la forme capitaliste d'appropriation. Le marché était
divisé, la compétition était à son niveau le plus intense, et à partir de là
les pays capitalistes ne pouvaient chercher à s'éliminer les uns les autres que
par des moyens physiques.
« Ce n'est pas la guerre qui a mis fin au
développement des forces productives en Europe, mais plutôt la guerre elle-même
qui a surgi de l'impossibilité pour les forces productives de continuer à se
développer en Europe dans les conditions du développement capitaliste. »
(Trotsky, Les cinq premières années du Comintern, Tome 2, New Park, p.
306).
La trajectoire économique de l'Europe dans les
années 1920 a confirmé l'analyse de Trotsky. La fin de la guerre n'a pas permis
de revenir aux conditions économiques d'avant-guerre. L'économie européenne
dans son ensemble peinait à retrouver les niveaux de production qu'elle avait
atteint en 1913, ne réalisant cet objectif qu'en 1925-26. Et, après trois
années de croissance, l'économie allemande, la plus importante d'Europe,
commença à tomber en récession en 1928-29.
Aux États-Unis, la situation était très
différente. Après une sévère récession en 1920-21, l'économie américaine connut
un regain d'activité, comme elle n'en a probablement pas connu depuis. Entre
1919 et 1929, alors que la main-d'œuvre dans l'industrie n'avait pas augmenté,
la production augmenta de plus de 60 pour cent. À la fin des années 1920,
l'industrie américaine représentait un peu plus de 40 pour cent du total
mondial : avec seulement 6 pour cent de la population totale, les États-Unis
produisaient 57 pour cent de la production totale de machines. Durant ces
années, la consommation d'électricité de cette industrie doubla, et celle des
ménages tripla.
Par comparaison, en 1920 la production
industrielle européenne était de 23 pour cent inférieure à celle de
1913, et en 1923 elle était encore inférieure de 18 pour cent.
Étant donné cette situation, il pourrait
sembler au premier abord que la perspective sur la base de laquelle les
bolcheviques s'étaient lancés dans la lutte pour le pouvoir en 1917 – la
perspective de la révolution socialiste mondiale – avait été invalidée. Alors
que l'Europe stagnait, les forces productives avançaient sous la direction du
capitalisme américain.
Mais le problème de cette évaluation de la
situation est qu'elle ignore l'économie
mondiale, ou, plus exactement, pour autant
qu'elle s'intéresse à l'économie mondiale, elle le fait en tant que somme des
différents éléments nationaux et non, selon les mots de Trotsky, comme « une
puissante réalité indépendante » (au passage, cette erreur fut reproduite
l'année dernière par la multitude d'allégations selon lesquelles le « découplage »
de l'économie mondiale permettrait en quelque sorte au reste du monde
d'échapper aux conséquences de la crise financière mondiale qui éclatait aux
États-Unis).
Considérée dans une perspective globale – la
seule correcte – la situation était très différente. Le capitalisme américain
des années 1920 avait incontestablement l'air plus fort et plus stable que
l'européen. De plus, il se développait au détriment de l'Europe. Mais le
capitalisme américain ne se suffisait plus à lui-même. Il avait atteint à la
prééminence mondiale en exploitant son important marché intérieur, lequel
n'était pas entravé par le genre de restrictions qui dominaient le système des
Etats-nations européens.
Mais cette période était alors achevée. Le
capitalisme américain dépendait du marché mondial. C'était la raison
fondamentale de son intervention dans la Première Guerre mondiale, une fois que
la doctrine qui avait prévalu depuis la création des États-Unis – ne pas se
mêler des guerres européennes – eût été abandonnée.
Et c'est aussi pour cette raison que, à la
suite de la guerre, les banques américaines et les autorités financières ont
été impliquées à ce point dans le plan Dawes en 1924, qui tentait de
ressusciter le capitalisme allemand, apportant un débouché au capital
d'investissement américain. L'Europe dépendait incontestablement de l'Amérique,
mais l'Amérique dépendait encore plus de l'Europe.