La
bourgeoisie québécoise utilise le fait que le Québec entre dans une nouvelle
période de déficit budgétaire pour préparer le terrain idéologique pour une
restructuration massive de l’État afin de compléter le démantèlement de ce qui
reste de l’Etat-providence.
Le
plus important journal au Québec, La Presse, et particulièrement son
éditorialiste en chef, André Pratte, mènent depuis plusieurs mois une campagne
systématique pour promouvoir la nécessité de coupes importantes dans les
services publics et pousser le gouvernement libéral provincial et toute la
politique québécoise plus à droite.
Pratte,
rappelons-le, était un des signataires du « Manifeste pour un Québec
lucide ». Ce document publié en 2005 était signé tant par des fédéralistes
que des souverainistes de premier plan qui se plaignaient de l’« immobilisme »
de la société québécoise — ce qui signifie l’opposition populaire aux
politiques néolibérales — et qui mettaient de l’avant un agenda profondément
anti-ouvrier : le démantèlement de l’Etat-providence, des hausses de
frais, des baisses d’impôts pour les plus riches, etc.
Dans
le premier de ses deux éditoriaux publiés à la fin mai, intitulé « Le
Québec égoïste », le point principal de Pratte est que, vu l’« égoïsme »
des Québécois qui préfèrent « s’enticher » de différents programmes
sociaux, les dépenses publiques sont trop généreuses pour certains services
sociaux et pas assez pour d’autres, amenant de graves problèmes
particulièrement pour le système de santé et les aînés.
Cette
manière d’argumenter, c’est-à-dire justifier des politiques de droite en se
servant de la détérioration des services publics, n’est pas nouvelle. Cette
méthode a été utilisée pour justifier une grande poussée pour la privatisation
dans le système de la santé, particulièrement dans l’affaire Chaoulli, où la
Cour suprême du Canada avait statué que « les longs délais pour obtenir
des soins médicaux nécessaires et l’interdiction de recourir à une police
d’assurance privée pour de tels soins constituaient une violation de la
garantie de sécurité de la personne incorporée dans la Charte des droits
québécoise. » (voir La privatisation
des services publics au Québec en pleine croissance). Ce jugement de la
Cour suprême avait ouvert la porte à la privatisation du système de santé.
Tout
au long de son article, Pratte laisse entendre que les programmes sociaux
devraient être sabrés. Il fait référence aux centres de la petite enfance « à
tarif modique », aux congés parentaux et à l’assurance-médicaments « particulièrement
généreux » ainsi qu’aux droits de scolarité et aux tarifs d'électricité « incroyablement
bas ». Selon Pratte, ces coupes serviraient supposément à « concentrer
encore plus les ressources publiques dans les secteurs prioritaires du système
de santé ».
Des
conditions très difficiles existent dans le système de santé au Québec. Par
exemple, selon La Presse, le temps d’attente moyen dans les urgences
pour 2007-2008 était de seize heures trente minutes. Le système de santé est
également en manque chronique de personnel médical.
Pratte
adopte un ton particulièrement moralisateur et hypocrite lorsqu’il écrit à propos
des centres d’hébergement pour les personnes âgées où les conditions pour ces
personnes sont, là aussi, très difficiles. Il écrit, à propos des centres
d’hébergement : « Des quasi-mouroirs où ils sont traités comme des
enfants ou des débiles, où personne, surtout pas leur famille, ne vient les
voir, leur parler, leur prendre la main. » Il ne se gêne pas pour affirmer
que les Québécois acceptent cela « en silence ».
Cependant,
ce que Pratte omet volontairement de dire, c’est que les problèmes présents dans
le système de santé et dans les services sociaux proviennent eux-mêmes de
politiques de droite mise de l’avant par l’élite dirigeante et pour lesquelles
le journal La Presse a joué un rôle important.
Dans
les années 1990, le Parti québécois (PQ) nationaliste avait fermé des hôpitaux
et sabré dans les dépenses publiques au nom de la lutte pour le « déficit
zéro ». Le Parti libéral du Québec, lorsqu’il a été élu en 2003, a
poursuivi sur la même lancée, coupant les impôts de plusieurs milliards et
privant l’Etat de ressources pour investir dans les dépenses publiques. Au
niveau fédéral, le même genre de politique a été poursuivi dans les années 1990
et 2000 par le Parti libéral et par son successeur, le Parti conservateur. Le Parti
libéral avait notamment sabré dans les transferts aux provinces, privant
celle-ci de revenus importants. Les médias bourgeois, incluant le journal La
Presse, avait systématiquement appuyé l’offensive de l’élite dirigeante sur
la classe ouvrière.
De
plus, il y a une ironie évidente dans le fait que Pratte traite les Québécois
d’« égoïstes ». Les politiques de droite poursuivies par tous les
partis politiques tant au niveau provincial que fédéral ont constitué le moyen
par lequel la bourgeoisie a pu reprendre une bonne partie des concessions
faites à la classe ouvrière dans les années 1960 et 1970 et s’enrichir
fabuleusement. Dans les années 1990 et 2000, les inégalités sociales ont
constamment augmenté au Canada, une part de plus en plus mince de la population
s’accaparant une partie de plus en plus importante de la richesse et une partie
importante de la population voyant ses conditions de vie stagner ou régresser.
En
1998, le salaire moyen d’un PDG était 104 fois le salaire moyen d’un
travailleur canadien. En 2006, le salaire moyen du PDG était passé à 218 fois
celui du travailleur moyen. De 1980 à 2005, les Canadiens ont vu, pour leur part,
le salaire moyen augmenter de 53 $ en termes réels. Quant aux 20 pour
cent des travailleurs les plus pauvres, ils ont vu leur salaire diminuer de
20,6 pour cent.
Des
commentateurs de droite comme Pratte ont louangé cette hausse des inégalités
sociales, la présentant comme une composante essentielle de la croissance
économique, les plus riches étant supposément les plus méritants.
Le
deuxième éditorial de Pratte, publié quelques jours après le premier, est
intitulé « Une grenouille dans l’eau chaude » et cherche aussi à
justifier de nouvelles coupes dans les programmes sociaux. Cette fois-ci,
Pratte s’appuie sur une analyse des économistes des Caisses Desjardins, une
grande institution financière québécoise, qui affirment que « le
vieillissement de la population québécoise et la diminution de la main-d’oeuvre
qui s'ensuivra donneront un sérieux coup de frein à la croissance économique ».
Ces
mêmes économistes lancent un avertissement à la population : « Une
vague de réformes encore plus douloureuses que celles de la dernière décennie
sera incontournable. »
Pratte
termine en disant : « Il s'agit de trouver le courage de faire les
choix qui préserveront les missions gouvernementales essentielles et y
concentreront nos ressources limitées. »
L’argumentation
de Pratte, c’est-à-dire que l’Etat aura des ressources de plus en plus limitées
face à des besoins grandissants et que les « Québécois » devront
faire des sacrifices, n’est que pur sophisme au service de la bourgeoisie.
Pratte
tente de développer les prétextes qui serviront à justifier la prochaine
« vague de réformes encore plus douloureuses ». Les attaques
soutenues sur les conditions de vie de la classe ouvrière, qui durent depuis
trente ans, n’ont rien à voir avec le vieillissement de la population. Elles
sont plutôt le produit de la réaction de la bourgeoisie à la crise des taux de
profit qui l’a secoué dans les années 1970. À partir des années 1980, les
attaques sur le niveau de vie de la classe ouvrière ont été combinées au
recours à la spéculation financière, à une hausse du militarisme et à des
attaques sur les droits démocratiques.
Cependant,
au même moment que le niveau de vie de larges couches de la population mondiale
stagne ou régresse, la mondialisation des forces productives a créé les
conditions pour une vaste augmentation de la richesse produite par la classe
ouvrière, une augmentation qui permettrait de répondre aux problèmes posés par
le vieillissement de la population. Mais cet immense potentiel est saboté par
la subordination des forces productives au besoin de profit d’une minorité et à
la compétition destructrice entre les Etats-nations.
Quelques
semaines après la parution des deux éditoriaux de Pratte, les propos du
péquiste François Legault, le porte-parole de l’opposition officielle en
matière d’économie et de finances, ont démontré que la campagne de La Presse,
un journal détenu par les Desmarais, une famille de milliardaires, commence à
avoir un écho dans l’élite politique.
Lors
du débat sur la législation destinée à amender la « loi antidéficit »
du Québec, Legault a demandé que le gouvernement mette immédiatement de l’avant
un plan pour améliorer la position financière du Québec. Le gouvernement, a
insisté Legault, doit être prêt à attaquer les « vaches sacrées » — c’est-à-dire
ce qui reste de l’Etat-providence — afin de réduire les dépenses de l’Etat et
d’hausser les taxes et les tarifs. Il a comparé ses déclarations à celles
faites par les « lucides » en 2005.
Peu
après les déclarations de Legault, un autre éditorialiste bien en vue de La
Presse, Alain Dubuc, a félicité Legault pour ses déclarations. Il a pressé
le PQ et l’Action démocratique du Québec (ADQ), un parti populiste de droite,
pour qu’ils forcent le gouvernement à avoir plus de « rigueur » dans
sa politique budgétaire et qu’ils permettent à celui-ci de faire d’éventuels « choix
impopulaires ». « Il s’agit de tout regarder », écrit Dubuc, « y
compris la tarification, le prix de l’électricité, la façon de voir le système
de santé ».