Le premier ministre canadien Stephen Harper, chef du parti
conservateur, a eu hier deux rencontres privées avec le chef de
l’opposition officielle libérale, Michael Ignatieff.
De tels tête-à-tête en privé sont très rares en politique
canadienne. Mais les quatre partis au parlement tentent de manoeuvrer à la
veille d’un vote ce vendredi sur les crédits budgétaires du gouvernement.
Si les conservateurs, qui ont une minorité de sièges à la Chambre des Communes,
venaient qu’à perdre ce vote, le gouvernement tomberait, forçant ainsi
une quatrième élection fédérale en cinq ans.
Lundi, lors d’une conférence de presse, Ignatieff
annonça que si les conservateurs ne remplissaient pas quatre demandes des
libéraux (concernant le programme d’assurance-emploi, les détails du plan
de relance économique, le gonflement du déficit fédéral et la crise des
isotopes médicaux) son parti voterait contre les crédits budgétaires. Ces préoccupations
sont toutefois beaucoup moins importantes que ce que les libéraux tentent de
présenter. Elles ont toutes été introduites comme des demandes pour obtenir
plus d’information sur les projets et les actions du gouvernement.
Autrement dit, elles ont été formulées de façon à donner le plus de marge de
manœuvre à Ignatieff pour qu’il puisse annoncer éventuellement le
recul des conservateurs devant les libéraux.
Plus tard durant la même journée, le chef libéral a
commencé à se distancer de sa pseudo-menace de faire tomber le gouvernement.
(Les deux autres partis de l’opposition, les sociaux-démocrates du NPD et
le Bloc québécois (BQ) indépendantiste ont annoncé la semaine dernière
qu’ils allaient voter contre le gouvernement.) Participant à
l’émission « Power Play » de CTV News, Ignatieff a affirmé,
« Je suis prêt à repousser l’échéancier au-delà de vendredi. »
« De faibles oui » : c’est ainsi
qu’Ignatieff a décrit la réponse de Harper sur la possibilité de le
rencontrer pour discuter des plans du gouvernement pour élargir la couverture
de l’assurance-emploi et d’un rapport sur la manière dont il allait
s’y prendre afin de gérer le manque d’isotopes médicaux.
Au cours des trois dernières années, les libéraux ont
soutenu à maintes reprises le gouvernement conservateur minoritaire lors de
votes de confiance. Ils se sont alliés à deux reprises avec les conservateurs
afin de prolonger la mission des Forces armées canadiennes dans la guerre en
Afghanistan.
A la fin de l’année dernière, les libéraux ont forgé
une alliance avec le NPD et le BQ pour défaire le gouvernement sur un vote de
non-confiance et le remplacer par une coalition libérale-NPD. Mais
l’élite de la grande entreprise a rapidement fait entendre qu’elle
ne voulait pas d’une telle coalition. Elle a fortement appuyé la
fermeture antidémocratique du parlement par les conservateurs, au moment même
où elle sommait le gouvernement Harper d’abandonner son opposition
conservatrice, idéologique et inflexible, à un déficit budgétaire et à un
important plan de relance économique. (Voir : Le coup
d’Etat constitutionnel du Canada : Un avertissement à la classe
ouvrière)
Lorsque le parlement a été ouvert à nouveau à la fin
janvier, les deux principaux partis de la bourgeoisie canadienne ont joint
leurs forces pour voter le budget « de relance » des conservateurs.
Cinq mois plus tard, les libéraux sont impatients de se
distinguer d’un gouvernement conservateur de plus en plus impopulaire et
discrédité. Les libéraux croient que les autres partis de l’opposition
ont pu marquer des points importants lors de la dernière élection en les
critiquant pour leurs votes répétés en faveur du gouvernement Harper.
Mais, parmi l’élite dirigeante du Canada, comme l’ont
démontré les éditoriaux de quotidiens aussi importants que le Globe and Mail,
La Presse et le National Post, il n’y a pas
d’enthousiasme pour des élections cet été.
Les sondages indiquent qu’aucun des partis
traditionnels du gouvernement n’a de réelles chances de remporter une
majorité parlementaire et ainsi de s’emparer d’un pouvoir
parlementaire sans restriction et imposer le programme de la grande entreprise
malgré l’opposition populaire. Il y a aussi des inquiétudes qu’une
élection pendant l’été verrait un taux de participation encore plus bas
que celui des élections d’octobre dernier, dans lesquelles 59 pour cent
des électeurs avaient participé. Cela éroderait davantage la légitimité
populaire du gouvernement. Le Globe, pendant ce temps, a clairement dit
que les différences entre les libéraux et le parti conservateur sont trop
petites pour justifier une élection à ce point-ci.
Les libéraux sont très conscients des sentiments de
l’élite dirigeante et cela explique les manœuvres d’Ignatieff
sur la colline parlementaire cette semaine.
Les manœuvres des libéraux ont été toutefois
politiquement révélatrices.
Dans les derniers mois, les libéraux ont demandé une
amélioration temporaire des prestations d’assurance-emploi (AE) afin que
toutes les personnes qui ont travaillé 360 heures lors de la dernière année
obtiennent des prestations de chômage.
Alors qu’Ignatieff a attaqué Harper pour sa virulente
opposition à tout relâchement des conditions d’accès à
l’assurance-emploi, ce sont les libéraux qui sont responsables des règles
en vigueur qui privent une grande partie des nouveaux chômeurs de toutes
prestations. Le gouvernement Chrétien-Martin, dont les libéraux ont chanté les
louanges pour son administration des finances du pays, a massivement restreint
les prestations de chômage dans le milieu des années 1990 dans le cadre de leur
programme de coupures radicales du budget. Il avait aussi détourné des dizaines
de milliards de dollars des fonds de l’AE pour les transformer en revenus
pour le gouvernement, afin qu’ils soient utilisés pour financer les
baisses d’impôts et le paiement de la dette au bénéfice des riches.
En mettant de l’avant leurs conditions pour supporter
le gouvernement lundi, Ignatieff a dit que les conservateurs doivent expliquer
comment ils comptent améliorer les prestations d’AE. Plus tard le même
jour, le gouvernement a répondu en disant qu’à l’automne il allait
remplir une promesse qu’il a faite lors de la campagne électorale de 2008
afin d’offrir une forme d’assurance-chômage aux travailleurs
autonomes.
Jeudi, Ignatieff reculait, disant aux journalistes
qu’en raison du budget déficitaire du fédéral en pleine augmentation, il
est prêt à être « flexible » par rapport à son appel à élargir la
couverture d’AE.
Alors que les libéraux se sont cyniquement présentés comme
des défenseurs des sans-emploi, ils ont fait appel à leur véritable base, la
grande entreprise, en sonnant l’alarme concernant la montée rapide du
déficit budgétaire, qui selon les projections gouvernementales les plus récentes,
va dépasser 50 milliards $ dans la présente année fiscale.
Lors de sa conférence de presse lundi, Ignatieff a attaqué
le gouvernement pour n’avoir fait aucune référence dans le dernier
rapport parlementaire la semaine dernière sur le plan de relance concernant sa
promesse d’éliminer le déficit budgétaire annuel en cinq ans. Afin que
les libéraux continuent de supporter le gouvernement, il a posé comme condition
que les conservateurs révèlent leurs « plans… pour ramener les
finances du Canada à l’équilibre ».
Cette déclaration rappelle le communiqué de
presse du 12 juin du lobby patronal le plus puissant du Canada, le Conseil
canadien des chefs d’entreprise qui affirmait que « c’était
maintenant le temps de commencer à penser à un plan pour revenir à l’équilibre
fiscal ».
En réponse aux critiques d’Ignatieff,
le ministre des Finances Jim Flaherty a réitéré la promesse du gouvernement
conservateur d’éliminer le déficit pour l’année budgétaire de
2013-2014 et d’y arriver sans augmentations d’impôts ou de coupes
draconiennes dans les dépenses.
Les libéraux laissent entendre qu’on
ne peut croire de telles affirmations, mais, par crainte de la réaction
populaire, ils sont aussi muets que les conservateurs sur leurs plans pour
éliminer le déficit.
Mardi soir, des adjoints de Harper et
Ignatieff ont dit que leurs deux rencontres avaient été
« productives » et ont annoncé qu’une troisième rencontre était
prévue pour ce matin (mercredi matin NdT).
Il y a tout lieu de croire que les deux
principaux partis du Canada arriveront à s’entendre, comme cela
s’est déjà produit en janvier dernier, pour mieux aller de l’avant
avec la campagne bipartisane visant à utiliser la crise économique pour
restructurer les rapports entre les classes en faveur de la grande entreprise.
Dernièrement, faut-il noter, le gouvernement fédéral conservateur et le
gouvernement libéral de l’Ontario ont collaboré pour menacer les
travailleurs de Chrysler et GM de perdre leur emploi et leur retraite
s’ils n’acceptaient pas d’autres diminutions du nombre des
emplois, des accélérations de cadence et d’importantes concessions dans
leur contrat de travail.
Mais il n’est pas impossible que
Harper et les idéologues néoconservateurs qui l’entourent puissent
prendre la ligne dure dans leurs négociations avec Ignatieff. Pour faire taire
les dissensions dans leurs propres rangs qu’a provoquées l’abandon
par le gouvernement de sa position « anti-déficit », les
conservateurs ont pris des positions provocatrices de droite sur tout un ensemble
de questions telles le crime, Israël, la prison de Guantanamo et la soi-disant
guerre contre le terrorisme. Harper a aussi dénoncé les appels des libéraux
pour assouplir les conditions d’éligibilité à l’assurance-emploi
comme étant un impôt pour ces « Canadiens qui travaillent fort ».
Dans le cas improbable où les négociations
entre les conservateurs et les libéraux avortaient, les conservateurs
tenteraient d’obtenir l’appui du BQ et même du NPD.
Au nom de la défense des « intérêts du
Québec », le BQ a donné à maintes reprises son appui aux conservateurs de
Harper lors de leurs deux premières années au pouvoir. Alors que les
conservateurs sont bien connus pour avoir fait dans le passé appel au
chauvinisme anti-Québec, les deux partis sont idéologiquement proches sur la
question de la dévolution des pouvoirs aux provinces.
Le NPD se vante de n’avoir jamais
voté en faveur du gouvernement lors d’un vote qui aurait pu le faire
tomber. Mais il a très certainement une longue histoire de manœuvres
parlementaires de droite. Lorsqu’ils ont établi une coalition avec les
libéraux, les sociaux-démocrates canadiens se sont engagés à occuper des postes
de ministres dans un gouvernement qui a officiellement promis d’implanter
le programme de la bourgeoisie canadienne défendu par ses deux principaux
partis, y compris la responsabilité fiscale, la guerre en Afghanistan et des
diminutions d’impôts dépassant les 50 milliards pour les sociétés.