Québec solidaire
(QS), une organisation dite « de gauche » qui a fait élire un député
aux dernières élections provinciales, a publié le 1er mai dernier un manifeste
intitulé : « Pour sortir de la crise : dépasser le
capitalisme ? ».
Le titre ambigu sous
forme d’interrogation a pour but de faire passer QS pour une organisation
radicalement opposée à l’ordre existant.
En fait, ce
regroupement d’éléments venus d’organismes communautaires, de
groupes de pression et d’ex-radicaux de la classe moyenne, n’aspire
qu’à une chose : s’intégrer pleinement à l’establishment
politique. C’est ce que confirme une lecture attentive du manifeste.
Celui-ci est articulé
autour de deux idées centrales. Premièrement, QS nie toute base objective à la
crise historique qui frappe aujourd’hui le capitalisme mondial, rejetant
du même coup la nécessité d’instaurer le socialisme par la lutte
politique indépendante des travailleurs.
Il cherche
plutôt à convaincre l’élite dirigeante d’abandonner le « néo-libéralisme »,
présenté comme une simple idéologie dénuée de base matérielle. Selon QS, c’est
cette « idéologie » qui aurait donné naissance au « capitalisme
débridé » et mené au
bout du compteà l’effondrement financier actuel.
Le véritable
rapport entre idéologie et intérêts de classe se trouve ainsi complètement
inversé. Il s’agit là de la vieille illusion petite-bourgeoise qu’il
serait possible de dépouiller le capitalisme de ses
« mauvais côtés » pour n’en garder que les « bons ».
Deuxièmement, QS
prône plus de pouvoirs pour l’État provincial québécois, jusqu’à la
pleine souveraineté envers l’État fédéral canadien, comme étant la voie
vers « un monde meilleur ».
En réalité,
c’est le moyen pour une couche des classes moyennes de prendre une part
plus active à la gestion de l’État québécois et aux privilèges qui y sont
associés, en échange des services politiques qu’elle rend à l’élite
dirigeante en appliquant un vernis « populaire » et
« démocratique » à cet instrument de classe de la grande bourgeoisie
québécoise.
Québec solidaire
est orienté politiquement vers le Parti québécois, le parti pro-indépendantiste
de la grande entreprise québécoise qui a mis la hache dans les programmes
sociaux lors de ses deux derniers mandats à la tête du gouvernement provincial
(1994-2003). Le programme de la souveraineté du Québec sert à garder les
travailleurs du Québec politiquement subordonnés à l’élite dirigeante
québécoise, en les empêchant de s’unir à leurs frères et sœurs de
classe du Canada, des États-Unis et d’ailleurs dans une lutte commune
contre le capitalisme.
Québec solidaire
s’accroche à l’État national en tant que bouée de sauvetage face au
capitalisme décadent alors que cette forme politique représente justement tout
ce qu’il y a d’historiquement dépassé dans le système de profit.
L’incapacité
de freiner la propagation de la crise financière est largement due aux
rivalités nationales, les principaux États-nations
(l’Amérique en tête) cherchant à s’extirper de cette crise aux
dépens des autres. Et c’est cette même contradiction fondamentale entre
le système des États-nations et les besoins d’une économie
mondiale intégrée qui attisentle militarisme et le chauvinisme
national, posant un énorme danger à l’humanité toute entière.
Revenons
maintenant plus en détail sur le contenu du manifeste.
Le document
commence par faire référence à la crise financière mondiale qui a éclaté à
l’été 2007 lorsque le marché des prêts hypothécaires à risque (ou subprimes)
s’est effondré aux Etats-Unis. Parmi « les impacts sur
l’économie réelle », le document cite « des fermetures
d’usine, des mises à pied, des faillites », avant de soulever la
question : « Mais d’où viennent ces différentes
crises ? »
Il
s’ensuit une longue description des montages financiers associés aux subprimes
(« déréglementation du marché financier », « conditions de prêts
extrêmement avantageuses », « marges de crédits hypothécaires »),
le tout menant à la thèse centrale suivante : « quand les gens
arrêtent de rembourser leurs prêts, la roue cesse de tourner ».
Pour Québec
solidaire, la cause de la pire crise économique depuis au moins la Grande Dépression des années 30 se trouve dans un
manque de consommation causé par une crise du crédit. Le caractère superficiel
de cette explication ressort dans le passage suivant :
« L’endettement permet de répondre à une contradiction
inhérente au capitalisme : pour dégager des profits, les patrons baissent les salaires ou
les font stagner alors que le coût de la vie augmente ; mais pour que
l’économie roule, il faut que les gens achètent les biens produits par
les entreprises. »
La
sous-consommation des travailleurs a caractérisé le capitalisme tout au long de
son histoire. C’est le mécanisme même de l’exploitation, la source
du profit : le salaire que le travailleur reçoit en échange de sa journée
de travail est inférieur à la valeur ajoutée de son travail.
Ce rapport
d’exploitation inhérent au capitalisme ne l’a pas empêché, à son
époque ascendante, de développer les forces productives à un rythme jamais vu
auparavant.
La roue a
continué de tourner dans la mesure où l’exploitation capitaliste permettait
d’accumuler les profits, le seul véritable but de la production du point
de vue de la minorité possédante.
Si elle se brise
aujourd’hui, c’est parce que l’accumulation des profits,
basée sur l’exploitation du travail humain, a atteint une limite
objective dans un contexte d’automatisation où le travail humain occupe
une part toujours plus mince du processus de production.
La crise
économique actuelle est donc avant tout une crise de production, et non de
consommation. Elle exprime la nécessité historique de remplacer la production
pour le profit individuel par la production pour les besoins humains.
Le point de vue
petit-bourgeois de Québec solidaire le rend incapable de considérer le système
capitaliste en tant que système de production historique, qui correspond
à une étape dans l’évolution de l’humanité.
D’où
l’approche subjective du manifeste en ce qui a trait aux causes de la
crise actuelle. QS soulève par exemple la question : « Mais comment
cette crise des subprimes a-t-elle pu se répandre au cœur du
système financier au point d’ébranler les bourses et le système bancaire mondial ? »
Sa réponse est
de citer une série de produits financiers opaques ayant servi à gonfler la
bulle du crédit avant de conclure sur la note suivante : « La crise
financière a donc commencé par un assouplissement des règles dans le crédit
hypothécaire … [et une] déréglementation des secteurs financiers. »
Cette déréglementation
est présentée comme un simple choix idéologique, alors que c’était la
réponse de l’élite dirigeante à une crise de l’accumulation des
profits, elle-même le produit des contradictions fondamentales du
capitalisme – la contradiction entre les besoins sociaux et le
profit individuel, et celle entre l’État-nation et l’économie mondiale.
Dans la mesure
où le manifeste fait référence aux conditions objectives qui prévalaient lors
du tournant néolibéral, c’est du point de vue d’une simple toile de
fond, et non en tant que déterminant essentiel de ce tournant.
On peut y
trouver certaines références historiques qui sont correctes, prises
isolément : le fait qu’en « 1945, l’économie des
États-Unis comptait pour la moitié de l’économie mondiale » ;
que « les grandes entreprises … pouvaient se permettre … d’accorder
des concessions à leurs travailleuses et travailleurs » ; qu’à « partir des
années 1970… ce système est déstabilisé par la
montée des compétiteurs en Europe et en Asie ».
Mais le tout
reste à un niveau schématique qui dissimule le caractère fondamental du
tournant opéré au début des années 1970 par la classe dirigeante au niveau de
sa politique économique et sociale.
Ce tournant dit
« néolibéral » était en réponse à l’effondrement de
l’équilibre capitaliste de l’après-guerre qui était basé sur la
position économique dominante des États-Unis.
Pour faire face
à la baisse du taux de profit, la classe dirigeante a entrepris de démanteler
l’Etat-providence, de briser les syndicats militants et d’utiliser
les avancées technologiques pour faire sauter les contraintes imposées par
l’État national sur la mobilité du capital
et étendre sa production à l’échelle mondiale à la recherche de la
main-d’œuvre la moins chère.
La déréglementation des marchés financiers a été une étape
dans ce processus de mondialisation et de « libération » du capital
de toute entrave nationale. Elle allait aussi devenir un moyen pour la classe
dirigeante de contrer la baisse des profits, au moins temporairement, par la
manipulation d’une masse de capital fictif qui semblait avoir la
propriété magique de grossir d’elle-même. Une bulle financière a succédé
à l’autre (internet à la fin des années 90, les marchés immobiliers dans
les années 2000) jusqu’à ce que tout l’échafaudage financier ne
s’écroule faute de base solide dans la production même.
L’ensemble
de ces processus historiques est abordé par QS de manière abstraite. Parlant de
la « période de la stagflation » des années 1970, le manifeste en tire
la conclusion suivante :
« C’est le
prétexte rêvé pour les néolibéraux pour infliger des reculs aux syndicats,
exiger des États des coupures dans les protections sociales qu’ils ont
consenties au cours de la période de croissance et ainsi en finir avec
l’État-providence en vigueur. »
L’emploi
du mot « prétexte » évacue d’un trait toute notion de conflit
de classe ayant un caractère objectif. Ce rejet de la lutte des classes est
encore plus explicite à la fin du manifeste, où l’on peut lire :
« Les crises financière, économique et écologique relèvent d’une
idéologie, le néolibéralisme, qui propose une vision fortement individualiste
de la société et un laisser-faire économique aux effets dévastateurs. »
Le corollaire
politique de l’analyse économique subjective de Québec solidaire est un
appel, non pas à l’action politique indépendante des travailleurs, mais
aux éléments « éclairés » de l’élite dirigeante.
« Toute
solution qui aurait pour objectif de "moraliser" le monde
financier », écrit QS dans son manifeste sur le ton le plus sérieux,
« sera appréciée, évidemment ». Il en énumère d’ailleurs toute
une série lui-même: « Interdire la spéculation et les paradis fiscaux ? Contrôler démocratiquement les
institutions financières ? Réformer la fiscalité pour
qu’elle redistribue la richesse équitablement ?
Revoir le système international d’échanges des biens et des
services afin de favoriser la coopération au lieu de la compétition ? »
Des millions
d’emplois sont éliminés dans le monde ; les fonds de pension sont dilapidés ; les budgets pour l’éducation, la
santé et autres programmes sociaux sont charcutés ; l’argent des
contribuables est détourné par trillions vers les coffres des grandes banques
responsables de la crise en premier lieu ; bref, la classe dirigeante,
devant la crise finale de son système, veut entraîner l’humanité avec
elle dans l’abysse.
La classe
ouvrière ne peut répondre à cette grave menace qu’en menant avec tout
autant de détermination sa propre lutte politique sur la base d’une
perspective socialiste. Elle doit se méfier en particulier des groupes de
protestation de la classe moyenne, comme Québec solidaire, qui cherchent à
l’endormir par des contes de fée sur de possibles mesures palliatives
dans le cadre du capitalisme.
L’autre
danger politique contre lequel les travailleurs doivent se prémunir est celui
du nationalisme, tel que mentionné au début de cet article.
Le manifeste de
Québec solidaire présente la mondialisation (toujours suivie de
l’épithète « néolibérale ») comme un complot des « capitalistes
purs et durs » pour « empêcher les États d’intervenir pour
contrôler ces rapaces de l’économie ».
L’intégration
sans précédent de l’économie mondiale reflète plutôt la tendance
inhérence des forces productives à dépasser le cadre trop étroit des États-nations et représente de ce point de vue un
immense potentiel de progrès socio-économique.
Le principal
obstacle à la réalisation de ce potentiel, à l’utilisation des vastes
ressources disponibles pour satisfaire les besoins humains, se trouve justement
dans la survivance de l’État national au sein duquel le
capitalisme s’est historiquement développé.
Mais QS
s’accroche à cette forme archaïque et va jusqu’à préconiser un
retour à la petite production locale, appelant dans son manifeste à « [R]ecentrer
les villes, villages et quartiers sur leurs propres capacités à se développer
économiquement ».
La classe
ouvrière, en tant que classe internationale objectivement unie dans un vaste
processus mondial de production, n’a aucun intérêt à défendre cet instrument de la classe capitaliste
dirigeante qu’est l’État
national. Ni à en créer de nouveaux, comme le prône Québec solidaire en Amérique
du Nord, et une panoplie de mouvements nationalistes petits-bourgeois à travers
le monde.
La tâche de
l’heure des travailleurs du Québec n’est pas d’ériger un État national sous la subordination
d’une aile de la grande entreprise menée par le Parti québécois.
C’est plutôt de bâtir leur propre parti politique de masse basé sur un
programme socialiste et internationaliste. Telle est la perspective pour
laquelle lutte le Parti de l’égalité socialiste (Canada), en étroite
collaboration avec les partis de l’égalité socialiste établis ailleurs
dans le monde.