Mohamed allume une cigarette et murmure un juron à l’adresse
du président égyptien Hosni Moubarak. Ce jeune homme de 25 ans exprime ce que
pensent de nombreux Egyptiens : « Moubarak est un porc qui travaille
avec Israël pour faire de Gaza une prison et il est responsable de la
souffrance des Palestiniens. »
Cet étudiant du centre-ville du Caire poursuit ses critiques
acerbes contre le gouvernement. Aujourd’hui, trois jours après que les troupes
israéliennes ont commencé à se retirer de la bande de Gaza, sa colère ne
retombe pas et il critique le rôle joué par l’Egypte dans le conflit de Gaza.
« Moubarak a probablement donné à Livni [la ministre israélienne des
Affaires étrangères] la permission d’attaquer le Hamas qu’il considère comme
une épine dans le pied. »
En fait, Livni avait rencontré Moubarak deux jours avant
l’attaque israélienne selon un reportage du quotidien israélien Haa’retz,
et des représentants du gouvernement égyptien avaient été informés à l’avance du
projet d’offensive.
De nombreux habitants du Caire partagent la colère et la
révulsion de Mohamed. Ils sont choqués par les crimes perpétrés par Israël
durant l’offensive de trois semaines dans la Bande de Gaza et furieux envers le
gouvernement égyptien qui, en pleine lutte entre le Hamas et le Fatah en juin
2007, avait fermé sa propre frontière avec l’enclave ce qui était revenu à transformer
la région densément peuplée en un camp de prisonniers.
Le fait que Moubarak ait refusé d’ouvrir le passage de Rafah
durant ces derniers bombardements incessants par Israël, abandonnant de ce fait
les Palestiniens à leur destin, provoque chez de nombreux Egyptiens un
sentiment de haine aussi prononcé à l’égard de leur propre gouvernement
qu’envers le militarisme israélien et américain.
Quand on lui demande ce qu’il pense du rôle des autres
gouvernements arabes, Mohamed déclare : « Les plus traîtres sont bien
sûr les régimes qui coopèrent plus ou moins ouvertement avec les Etats-Unis,
c'est-à-dire la Jordanie et l’Arabie Saoudite aux côtés de l’Egypte. Le fait
que le Venezuela renvoie l’ambassadeur israélien en signe de protestation, mais
que l’Egypte ne le fasse pas, est une honte. »
La manifestation la plus importante en Egypte a eu lieu le 9
janvier en Alexandrie où plus de 50 000 personnes ont défilé. Les unités
de police anti-émeute, qui au départ avaient reçu l’ordre de réprimer et
disperser la manifestation, ont été forcées, devant le nombre de manifestants,
de se retirer et de laisser la manifestation se tenir.
Une autre manifestation importante de plus de 15 000
participants s’est déroulée une semaine plus tard à Mahalla Al-Kubra. En avril
dernier, cette ville avait été la scène des émeutes les plus importantes de ces
dernières 30 années en Egypte contre l’augmentation des prix des produits alimentaires
et la baisse des salaires. Cette fois, les manifestants protestaient contre les
crimes de guerre perpétrés dans la bande de Gaza, mais il y avait aussi des
slogans contre la complicité des gouvernements arabes et particulièrement du
régime égyptien.
Depuis le commencement du retrait israélien, on voit dans les
rues du Caire un nombre important de policiers et d’unités d’escadrons
anti-émeute lourdement armés, prêts à réprimer dans la violence toute forme de
protestation spontanée.
Samedi dernier, des milliers de manifestants ont répondu à
l’appel du parti d’opposition le plus grand du pays mais officiellement
interdit, les Frères musulmans de participer à une manifestation anti-guerre
sur la Place Ramsès de la ville.
La manifestation a été bloquée par d’importantes forces de
police. Pour empêcher qu’elle n’ait lieu, la police et l’administration de la
ville sont allées jusqu’à fermer la station de métro la plus proche de la Place
Ramsès (ironiquement, cette station doit son nom à Moubarak) et les métros ne
se sont pas arrêtés à cette station. Suite à des heurts avec les manifestants,
la police a procédé à de nombreuses arrestations, dont un journaliste d’un
quotidien indépendant, al-Masry al-Youm.
Les protestations contre la guerre à Gaza ont révélé un fossé
immense entre les masses arabes et les gouvernements despotiques et corrompus
de la région. En Egypte ces tensions sont tellement marquées, qu’à chaque
manifestation de taille le régime Moubarak craint pour sa survie. Le
gouvernement riposte à son tour chaque fois plus brutalement pour réprimer
l’opposition populaire.
La résistance s’accroît notamment parmi les travailleurs et les
étudiants qui ont organisé une série d’actions de protestations hors du
contrôle des partis établis ou des syndicats.
Le 10 janvier, le Comité populaire égyptien de solidarité avec
le peuple palestinien a organisé un convoi de solidarité comprenant des centaines
de militants, qui est parti en direction de Gaza et exigé l’ouverture du
passage de Rafah. Après avoir passé trois postes de contrôle, le convoi a été
stoppé juste avant el-Arish, au milieu du désert, par des forces de sécurité
lourdement armés et a été contraint de faire demi-tour.
Un autre convoi d’aide a été organisé par les dirigeants d’une
grève à Mahalla Al-Kubra. Le 11 janvier près de 1000 travailleurs du secteur
textile employés par Masr Spinning and Weaving ont organisé une grève devant les
bureaux locaux du syndicat d’Etat. Les travailleurs protestaient contre la
punition arbitraire de collègues qui avaient participé à une manifestation
contre la privatisation de l’usine le 30 octobre dernier. Le sit-in se poursuit
encore à ce jour et est principalement dirigé contre le syndicat que les
travailleurs accusent de coopérer avec la direction.
Malgré la radicalisation des travailleurs et des étudiants
durant les semaines de protestations, il est clair que la plupart des grandes
manifestations étaient organisées et dominées par les Frères musulmans. Les
intégristes islamiques ne sont en mesure de retenir la direction de telles
manifestations dans une période de pauvreté croissante que du fait de l’absence
de toute alternative politique progressiste. Les Frères musulmans, un parti
bourgeois jouissant du soutien de quelques riches hommes d’affaires, ne proposent
aucune solution à la situation économique insupportable qui règne en Egypte, ni
à la répression des Palestiniens.
Quant à la « gauche » Tagammu, un parti comprenant
divers nasséristes, staliniens et nationalistes se disant « progressistes »,
et fondé par Anouar el-Sadate en 1976 comme syndicat des courants de gauche au
sein du vieux Nasserist Unity Party ASU (Union socialiste arabe), il a pris une
trajectoire très droitière et est incapable d’offrir une quelconque alternative
aux Frères musulmans et de fournir à ces manifestations une perspective
progressiste.
Une telle perspective est cependant nécessaire pour trouver
une solution à la souffrance des Palestiniens et à la répression des masses
arabes. L’objectif est de construire un mouvement politique qui cherche
consciemment à unifier la classe ouvrière palestinienne, juive et arabe dans
une lutte pour une fédération socialiste du Proche-Orient. Cela éliminerait les
frontières artificielles par lesquelles les puissances impérialistes divisent
et contrôlent la région. C’est l’unique moyen d’arrêter la machine de guerre
israélienne et de fournir une solution durable aux besoins politiques, économiques
et sociaux de tous ceux qui vivent dans la région.
(Article original anglais paru le 24 janvier 2009)