Dans son analyse de la guerre, James Joll,
notant les déclarations de la Seconde Internationale selon lesquels les guerres
sont inhérentes à la nature du capitalisme et cesseront seulement quand
l’économie capitaliste sera remplacée, reconnaissait que cette doctrine, si
elle était vraie, « fournirait l’explication la plus complète du
déclenchement de la Première guerre mondiale, bien qu’elle laisserait ouverte
la question de savoir pourquoi cette guerre particulière avait commencé à ce
moment particulier de la crise montante du capitalisme. » [35]
L’analyse marxiste de la guerre cependant,
ne cherche pas à établir exactement pourquoi la guerre éclata au moment
particulier où elle le fit, comme si les contradictions du système capitaliste
opéraient avec une sorte de déterminisme de fer qui excluait la chance et
l’accident. Au contraire, le marxisme insiste sur le fait que les lois du
capitalisme exercent leur influence non pas directement, mais plutôt à travers
l’accidentel et le contingent.
Dans le cas de la Première Guerre mondiale,
il est clair que, sans la circonstance accidentelle de l’assassinat de
l’archiduc autrichien, la crise ne se serait pas développée comme elle le fit.
Même après l’assassinat, il n’était en aucune manière prédéterminé que la
guerre en résulterait. Mais il n’y a pas de doute que même si la guerre avait
été évitée, les tensions croissantes résultant de processus historiques à long
terme, de plus en plus évidentes depuis le début du siècle, auraient conduit,
plutôt tôt que tard, au déclenchement d’une autre crise.
Si l’analyse marxiste ne prétend pas que le
déclenchement de la guerre en août 1914 ait été prédéterminé, elle maintient
que des transformations très profondes dans l’économie mondiale chargeaient
d’énorme tension des crises politiques et des conflits internationaux pour lesquels
il existait plus que suffisamment de combustible.
L’année 1913 constitue un moment critique
dans la courbe à long terme du développement capitaliste. Les 15 années
précédentes avaient vu la croissance économique la plus soutenue dans
l’histoire du capitalisme à cette date. Il y avait des crises et des
récessions, mais elles étaient de courte durée et suivies d’une croissance
encore plus rapide une fois passées. Mais en 1913, il y avait des signes clairs
d’un retournement majeur de l’économie internationale.
L’importance de ce retournement de
l’économie mondiale peut être mesurée par un examen des statistiques
commerciales. Si l’on prend comme base l’année 1913 avec un index de 100, le
commerce mondial dans les années 1876-1880 était seulement de 31,6, croissant à
55,6 dans les années 1896-1900. Cela signifie que dans les 13 années suivantes,
il doubla presque. Toutes les puissances capitalistes les plus importantes
devenaient de plus en plus dépendantes du marché mondial et sensibles à ses
mouvements, dans des conditions où la lutte concurrentielle entre elles
devenait plus intense.
Comme Trotsky devait le souligner, le
retournement économique de 1913 eut un impact significatif sur les relations
politiques entre les grandes puissances parce que ce n’était pas simplement une
fluctuation périodique du marché, mais signifiait un changement de la situation
économique de l’Europe.
« Une continuation du développement
des forces productives à un rythme similaire à celui observé en Europe pendant
la quasi-totalité des deux dernières décennies était extrêmement difficile. Le
militarisme ne se développe pas seulement parce que le militarisme et la guerre
créent un marché, mais aussi parce que le militarisme est un instrument
historique de la bourgeoisie dans sa lutte pour l’indépendance, pour sa
suprématie et ainsi de suite. Il n’est pas accidentel que la guerre ait
commencé dans la seconde année de la crise qui révélait les grandes difficultés
du marché. La bourgeoisie sentait la crise par l’intermédiaire du commerce, de
l’économie et de la diplomatie… Cela créait une tension de classe, exacerbée
par la politique, et cela conduisit à la guerre en août 1914. » [36]
Ce n’est pas que la guerre ait mis un arrêt
au développement des forces productives. Plutôt, à partir de 1913, la
croissance des forces productives se heurta aux barrières imposées par
l’économie capitaliste. Cela signifiait que le marché était divisé, que la
compétition était « exacerbée au plus haut point et que désormais les pays
capitalistes ne pouvaient réussir à éliminer leurs concurrents du marché
seulement par des moyens mécaniques. » [37]
Le retournement de 1913 n’était pas
simplement une fluctuation du marché — une récession prenant place au milieu
d’un mouvement général de progression de la courbe à long terme du
développement capitaliste. C’était un tournant dans la courbe elle-même. Même
s’il n’y avait pas eu de guerre en 1914, la stagnation économique se serait
installée, accroissant les tensions entre les puissances capitalistes majeures
et rendant plus probable l’éclatement d’une guerre dans le futur proche.
Que le retournement de 1913 n’était pas une
récession ordinaire est indiqué par le fait qu’après la fin de la guerre,
l’économie européenne ne retrouva jamais les conditions de la décennie ayant
précédé la guerre. D’ailleurs, dans le contexte de la stagnation économique
générale des années 1920 (la production dans de nombreux secteurs ne retrouva
ses niveaux de 1913 que vers 1926-27) la période d’avant-guerre en vint à être
considérée comme une belle époque [en français dans le texte, ndt] qui
ne pourrait jamais revenir.
Afin de mettre en lumière quelques-unes des
questions fondamentales de perspective au centre des controverses qui entourent
la Première Guerre mondiale, je souhaiterais faire la critique du travail d’un
universitaire anglais, Neil Harding. Dans son livre Leninism, Harding
trouve que les théories de Lénine n’étaient pas le résultat de conceptions
politiques attardées résultant de la situation russe — comme cela est si
souvent affirmé en ce qui concerne Que faire ? par exemple — mais
étaient « authentiquement marxistes » et avaient effectivement
revitalisées le marxisme comme théorie de la révolution. C’est précisément
parce que le léninisme représente un marxisme authentique que, selon Harding,
il est nécessaire de le réfuter.
Harding maintient que le déclenchement de la
guerre et la trahison des dirigeants de la Seconde Internationale
convainquirent Lénine de ce « [qu’] il avait une responsabilité unique de
réaffirmer l’impératif marxiste d’une révolution à l’échelle mondiale, et de la
reformuler dans les conditions économiques et politiques du monde
moderne. » [38]
Contrairement à tous ceux qui cherchent à
peindre Lénine comme une sorte d’opportuniste qui s’engagea dans une prise de
pouvoir dans le chaos produit par la guerre en s’appuyant sur les
revendications populaires pour le pain, la paix et la terre, Harding écrit que
la réponse de Lénine à la guerre fut de construire une « explication
marxiste de la nature du capitalisme contemporain et de comment celui-ci avait,
par nécessité, produit le militarisme et la guerre. » Cette explication,
qui est intégrée dans son livre L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, « définissait
les caractéristiques globales de ce qui était considéré comme une époque
entièrement nouvelle de l’histoire humaine — l’époque de l’effondrement final
du capitalisme et l’avènement du socialisme » et elle fournissait la
fondation théorique pour la révolution menée par les bolcheviks en octobre 1917.
[39]
Harding montre de façon correcte que dans la
période précédent la guerre, les différentes écoles révisionnistes avaient
soutenu que la révolution était une stratégie à la fois peu plausible et
inutile et que, au moins entre leurs mains, « en tant que théorie et
pratique de la transformation révolutionnaire, le marxisme était virtuellement
mort vers 1914. » Il
écrit : « C'est Lénine qui, presque à lui tout seul, le fit revivre,
à la fois en tant que théorie révolutionnaire et en tant que pratique révolutionnaire ;
la théorie de l'impérialisme était par excellence la pierre de touche de toute
cette entreprise. » [40]
Il montre que, pour ce qui est des
évènements de la Révolution russe, le point de vue de Lénine fut rejeté dès le
départ. Quand Lénine avait avancé la possibilité de la révolution socialiste et
la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière, il avait rencontré
l'opposition non seulement des dirigeants de toutes les autres tendances
politiques, mais aussi celle de ses plus proches associés au sein de son propre
parti. La Pravda insistait sur le fait que les Thèses d'avril
correspondaient aux vues personnelles de Lénine, et qu'elles étaient
inacceptables, car elles découlaient « de l'hypothèse que la révolution
démocratique bourgeoise est terminée et comp[taient] sur la transformation
immédiate de cette révolution en révolution socialiste. » Néanmoins, partant d'une minorité constituée de lui seul en avril
1917, Lénine allait devenir, en novembre, le dirigeant du premier Etat ouvrier.
Pour Harding, le vice fondamental de la
perspective proposée par Lénine tient au fait que le capitalisme continua de
survivre, en dépit des affirmations faites dans L'impérialisme. Cela
s'avéra n'être ni le plus haut point, ni le stade final du développement capitaliste.
« La persistance même, l'adaptabilité
et la vitalité persistante du capitalisme ne pouvaient pas être expliquées par
la logique du léninisme. Le trait principal de son système de pensée qui
rendait l'ensemble intelligible était... l'argument qu'en 1914 le capitalisme
était moribond, qu'il ne pouvait plus continuer de se reproduire lui-même, son
temps était révolu. Il était tout à fait évident que plus longtemps le
capitalisme survivait à ce pronostic, plus l'évidence empirique sapait la métaphysique
léniniste de l'histoire. » [41]
Lénine caractérisait assurément
l'impérialisme comme le « stade suprême du capitalisme » et comme la « veille » de la
transformation socialiste, et il n'envisageait certainement pas que le
capitalisme survivrait jusqu'au vingt et unième siècle. La perspective qui
guidait la révolution était-elle donc fausse ? La confusion qui règne sur
cette question est grande, tant parmi ceux qui soutiennent la perspective de
Lénine que parmi ceux qui la dénoncent.
Par exemple, quand nous avons expliqué que
la mondialisation représentait un développement supplémentaire d'un point de
vue qualitatif de la socialisation de la production, nous avons été attaqués
par les spartakistes et d'autres groupes radicaux qui nous ont accusés de rejeter
Lénine. Si l'impérialisme était « le stade suprême » du développement capitaliste, alors comment pouvions-nous parler de la
mondialisation comme étant un développement qualitatif dans la socialisation de
la production ?
Ensuite il y a ceux qui soutiennent que
l'analyse de Lénine est réfutée par le fait que le capitalisme a subi
d'importants changements depuis la rédaction de L'impérialisme et que
depuis cette date un important développement des forces productives était
intervenu. Comment alors est-il possible de parler de l'impérialisme comme du
stade suprême du capitalisme ? Et cela ne signifie-t-il pas que la
Révolution russe elle-même était une tentative prématurée de renverser l'ordre
capitaliste et de commencer la transformation socialiste ? C'est-à-dire
qu'elle était vouée à l'échec depuis le commencement parce que le capitalisme
n'avait pas épuisé son potentiel progressiste.
Tout d'abord, Lénine n'avait pas la
conception mécaniste qu’on lui impute si souvent. Au début, il parla de
l'impérialisme comme de la « dernière phase » du développement
capitaliste. Il le caractérisait certainement comme un capitalisme
« décadent » et « moribond ». Mais il faisait remarquer que
ce serait « une erreur de croire que cette tendance à
la putréfaction exclut la croissance rapide du capitalisme ; non, telles
branches d'industrie, telles couches de la bourgeoisie, tels pays manifestent à
l'époque de l'impérialisme, avec une force plus ou moins grande, tantôt l'une
tantôt l'autre de ces tendances. Dans l'ensemble, le capitalisme se développe
infiniment plus vite qu'auparavant, mais ce développement devient généralement
plus inégal, l'inégalité de développement se manifestant en particulier par la
putréfaction des pays les plus riches en capital (Angleterre). » [42]
Lénine caractérisait les activités du
capital anglais, vivant de ses revenus d'exportation de capitaux — le processus
du « poinçonnage des coupons », comme l'expression du parasitisme et du déclin dans le pays le plus
riche en capital. On peut se demander ce qu'il aurait eu à dire des activités
de sociétés comme Enron et WorldCom, du pillage associé aux activités
boursières et de la bulle spéculative Internet [bulle spéculative sur les « valeurs technologiques » qui a éclaté au cours de l’année
2000, ndt].
Notes
[35] Traduit de l’anglais : Joll, op cit, p. 146. [36] Traduit de l’anglais : Leon Trotsky, “On the Question of Tendencies in the
Development of the World Economy,” in The Ideas of Leon Trotsky, H.
Tickten and M. Cox ed. (London: Porcupine Press, 1995), pp. 355-70.
[37] Traduit de l’anglais : Trotsky, The First Five Years of the
Communist International, vol. II,
p. 306.
[38] Traduit de l’anglais : Neil Harding, Leninism, p. 11.
[39] Traduit de l’anglais : Ibid, p. 113.
[40] Traduit de l’anglais : Ibid, p. 114.
[41] Traduit de l’anglais : Ibid, pp. 277-78.
[42] Lenin, Collected Works, Volume 22, p. 300.
Traduction française reprise de L’Impérialisme stade suprême du
capitalisme : http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp10.htm