Dans son livre La Guerre et
l'Internationale, d'abord publié sous forme périodique dans le journal Golos
en novembre 1914, Léon Trotsky fournit une analyse tout à fait remarquable et
pénétrante de la guerre qui avait éclatée juste trois mois auparavant. Comme
tous les autres dirigeants marxistes de cette époque dont, parmi les figures principales,
Lénine et Rosa Luxembourg, Trotsky était préoccupé par deux questions liées
entre elles : 1) les origines de la guerre et la relation de celle-ci au
développement historique du capitalisme et 2) l’élaboration d'une stratégie
pour la classe ouvrière confrontée à la trahison des dirigeants de la Deuxième
Internationale — par-dessus tout celle des dirigeants de la social-démocratie allemande
— qui avaient reniés les décisions de leurs propres congrès et fournis un
soutien à leur « propres » classes dirigeantes sur les bases de la
défense nationale.
Pour Trotsky, la tâche théorique la plus
pressante, dont dépendaient toutes les considérations stratégiques et
tactiques, était de situer l'éruption de la guerre dans le développement
historique de l'économie capitaliste mondiale.
Marx avait expliqué que l'ère de la révolution
sociale survient lorsque « les forces productives matérielles de la
société entrent en contradiction avec les rapports de production
existants. » A ce point, ces relations sont transformées de formes du
développement des forces productives en entraves de celles-ci.
C'est en cela que réside la signification de
la guerre. Elle annonçait le fait que la totalité du système de l'Etat nation,
qui avait été responsable de la croissance économique sans précédent des quatre
décennies précédentes — un véritable trampoline pour le bond des forces
productives, ainsi que Trotsky l'avait une fois appelé — était devenu une
entrave à la poursuite de leur développement rationnel. L'humanité était entrée
dans l'âge de la révolution sociale.
« Les forces productives que le
capitalisme a fait se développer ont dépassé les limites de la nation et de
l'Etat », écrivit Trotsky dans la toute première phrase de son analyse.
« L'Etat national, la forme politique actuelle, est trop étroite pour
l'exploitation de ces forces productives. La tendance naturelle de notre
système économique, est par conséquent de chercher à percer les limites de
l'Etat. La totalité du globe, la terre et la mer, la surface tout comme l'intérieur
sont devenus un seul atelier économique, dont les différentes parties sont
inséparablement liées entre elles. » [1]
Pour Trotsky, ce processus, maintenant appelé
mondialisation, avait une grande signification. Si l'avancée de l'humanité peut
être ramené à une seule mesure, alors il s'agit sûrement de la productivité du
travail, dont la croissance fournit la base matérielle pour l'avancement de la
civilisation humaine. Et une productivité accrue du travail est inséparablement
liée à une expansion des forces productives sur une base locale, régionale et
mondiale. Le développement des forces productives sur une échelle mondiale
avait progressé à un rythme rapide dans les dernières décennies du dix-neuvième
sièclesous l'égide des puissances
capitalistes en expansion.
Mais le processus était de plus en plus
contradictoire, car, comme l'expliquait Trotsky « les Etats capitalistes
en vinrent à s’affronter pour le contrôle d’un système économique s’étendant au
monde entier, pour le profit de la bourgeoisie de chaque pays. Ce que la
politique de l’impérialisme a démontré plus que toute autre chose, c’est que le
vieil Etat national qui avait été créé lors des guerres de 1789-1815,
1848-1859, 1864-66, et 1870 a survécu à lui-même et constitue maintenant un insupportable
obstacle au développement économique. La guerre actuelle est dans son fondement
une révolte des forces productives contre la forme politique de la nation et de
l’Etat. Elle signifie l’effondrement de l’Etat national en tant qu’unité
économique indépendante. » [2]
La tâche à laquelle était confrontée
l'humanité était d'assurer le développement harmonieux des forces productives
qui avaient complètement débordé le cadre de l'Etat-nation. Toutefois, les
divers gouvernements bourgeois proposaient de résoudre ce problème « non
grâce à la coopération organisée et intelligente de tous les producteurs de
l’humanité, mais par l’exploitation du système économique mondial par la classe
capitaliste du pays victorieux, pays qui sera transformé par cette guerre d’un
pays puissant en puissance mondiale. » [3]
La guerre, insistait Trotsky, signifiait non
seulement la ruine de l'Etat national, comme unité économique indépendante,
mais la fin du rôle historiquement progressiste de l'économie capitaliste. Le
système de la propriété privée et la lutte consécutive pour les marchés et les
profits menaçait le futur même de la civilisation.
« Le développement futur de l’économie
mondiale sur une base capitaliste signifie une lutte sans fin pour des terrains
d’exploitation nouveaux et sans cesse renouvelés qui doivent être obtenus d’une
seule et même source, la terre. La rivalité économique sous la bannière du
militarisme s’accompagne de prédation et de destruction qui violent les
principes élémentaires de l’économie humaine. La production mondiale se révolte
non seulement contre la confusion produite par les divisions nationales et
étatiques, mais aussi contre l’organisation économique capitaliste, qui est
devenue une désorganisation barbare et chaotique. La guerre de 1914 est
l’effondrement le plus colossal dans l’histoire d’un système économique détruit
par ses propres contradictions internes. » [4]
L'utilisation du terme
« effondrement » n'était pas accidentelle. Elle constituait une
référence directe aux révisions de Bernstein, qui avait cherché à retirer le
cœur révolutionnaire du programme marxiste avec son insistance que « la
théorie de l'effondrement » de Marx avait été réfutée par les évènements.
Maintenant l'histoire avait rendu son verdict sur la controverse révisionniste.
Les tendances économiques dont Bernstein soutenait qu'elles atténuaient et
surmontaient les contradictions du mode de production capitaliste, avaient en
fait porté celles-ci à de nouveaux et terrifiants apogées.
Cette analyse de la signification historique
objective de la guerre avait des implications immédiates pour le développement
d'une perspective pour la classe ouvrière. Il fallait une rupture complète avec
les politiques nationalistes et gradualistes de la Seconde Internationale.
Contre ceux qui maintenaient que la première tâche de la classe ouvrière était
la défense nationale, après laquelle la lutte pour le socialisme pourrait
reprendre, Trotsky expliquait que « Pour le prolétariat européen, il ne
s'agit pas de défendre la "Patrie"
nationaliste qui est le principal frein au progrès économique ».
Le thème central parcourant toute l’analyse de
Trotsky était son insistance que le développement de l’impérialisme et
l’éruption de la guerre signifiaient la naissance d’une nouvelle époque dans le
développement de la civilisation humaine.
« L’impérialisme » écrivait-il,
« représente l’expression prédatrice d’une tendance progressiste du
développement économique — la construction d’une économie humaine à l’échelle
mondiale, libérée des entraves de la nation et de l’Etat. L’idée nationale,
sous sa forme nue, quand on l’oppose à l’impérialisme, n’est pas seulement
impotente mais aussi réactionnaire : elle fait refluer la vie économique
de l’humanité dans les vêtements étriqués de la limitation nationale. »
[5]
Le développement de l’impérialisme et
l’éruption de la guerre étaient l’expression contradictoire du fait qu’une
nouvelle forme d’organisation sociale était en gestation, luttant pour naître.
En conséquence, il ne pouvait y avoir de retour au statu quo ante bellum
[signifiant « comme les choses étaient avant la guerre »,
ndt], parce que cette époque avait vécue.
La seule façon de répondre à la
« confusion impérialiste » du capitalisme consistait à « opposer
à celui-ci, comme le programme pratique du jour, l’organisation socialiste de
l’économie mondiale. La guerre est la méthode par laquelle le capitalisme, au
point culminant de son développement, cherche à résoudre des contradictions
insolubles. A cette méthode, le prolétariat doit opposer sa propre méthode, la
méthode de la révolution socialiste. » [6]
On peut dire, sans avoir peur d’exagérer, que
dès le tout début de la guerre toutes les ressources idéologiques et politiques
des classes dirigeantes capitalistes se concentrèrent sur un point essentiel :
réfuter l’analyse marxiste selon laquelle l’éruption de la Première Guerre
mondiale signifiait la banqueroute historique du système capitaliste et la
nécessité de son remplacement par le socialisme international de façon à mener
plus avant le développement rationnel des forces productives de l’humanité.
Dans l’ardeur du conflit, les politiciens
bourgeois de tous les camps cherchèrent à en faire porter la responsabilité à
leurs adversaires : pour les politiciens anglais, la guerre était le
résultat de l’agression allemande, qui conduisit à la violation de la
neutralité belge ; pour la classe dirigeante allemande, le problème était
la barbarie russe et la tentative des autres puissances de refuser à
l’Allemagne sa place légitime dans l’ordre économique mondial ; pour la
bourgeoisie française, la guerre était menée contre l’oppression allemande,
malgré l’alliance avec l’autocratie tsariste. A la fin de la guerre, les
vainqueurs tentèrent de s’absoudre eux-mêmes de la responsabilité de la
conflagration en écrivant dans le Traité de Versailles la clause de la
« responsabilité de la guerre » faisant porter la faute à
l’Allemagne.
Pour l’historien américain devenu président,
Woodrow Wilson, c’étaient les méthodes politiques du dix-neuvième siècle qui
étaient responsables de la guerre, fondées sur ce qu’on appelait l’équilibre du
pouvoir, la diplomatie secrète et les alliances. L’analyse de Wilson était
motivée, au moins en partie, par sa compréhension que si le capitalisme
résistait au choc de la guerre, il faudrait promouvoir une nouvelle perspective
faisant appel à la démocratie et à la liberté. De façon significative, alors
qu’il préparait les fameux Quatorze Points sur lesquels il allait fonder les
efforts américains pour réorganiser l’ordre d’après-guerre et pour donner au
monde la sécurité nécessaire à la démocratie, Wilson étudia le livret de
Trotsky La Guerre et l'Internationale.
Après la fin de la guerre, le premier ministre
pendant la guerre, Lloyd George, tenta d’absoudre tous les politiciens
bourgeois du blâme de la conflagration. Elle était survenue presque par
inadvertance, une sorte de confusion. Personne « à la tête des affaires ne
voulait vraiment la guerre » en juin 1914, expliqua-t-il. Ce fut quelque
chose où « ils glissèrent ou plutôt chancelèrent et trébuchèrent. »
Il devait répéter cet argument dans ses mémoires de la guerre. « Les
nations glissèrent par-dessus le bord et tombèrent dans le chaudron
bouillonnant de la guerre sans aucune trace d’appréhension ou de
désarroi. » Personne ne voulait la guerre. [7]
Plus de neuf décennies plus tard, la question
des origines de la Première Guerre mondiale a toujours une grande importance et
une grande signification. La raison n’est pas difficile à trouver. Elle tient
dans le fait, comme le formule l’historien américain et analyste de politique
étrangère, George F. Kennan, que la guerre fut « la grande catastrophe
séminale de ce siècle ». Les massacres routiniers dans les tranchées, dans
lesquels vague après vague de jeunes gens — certains à peine plus que des
enfants — étaient envoyés à maintes reprises « monter à l’assaut »,
inaugura une nouvelle époque de barbarie et entraîna la mort de millions de
personnes.
Quelles sont les origines de cette
catastrophe ? Sont-elles enracinées dans le mode de production capitaliste
lui-même ? S’il en est ainsi, ceci n’établit-elle pas la nécessité de
l’abolition du capitalisme ? Ces questions n’ont rien perdu de leur
importance. La raison en tient au fait que, selon les mots de l’éminent
historien français Elie Halevy, « La crise mondiale de 1914-18 ne fut pas
seulement une guerre — la guerre de 1914 — mais une révolution — la révolution
de 1917. » La révolution ne fut pas simplement un produit de la guerre.
Elle fut conçue par sa direction comme ouvrant le chemin vers l’avant pour le
développement de l’humanité, loin de la barbarie dans laquelle elle avait été
plongée par les classes dirigeantes capitalistes.
Notes:
[1] War and the International (Colombo: Young Socialist Publications,
1971), p vii. Traduit de l’anglais [N.D.T. : La
traduction française disponible sur : http://www.marxists.org/francais/index.htm étant approximative, nous avons préféré
retraduire depuis l’anglais, plus proche de l’original allemand] [2] Traduit de l’anglais Ibid, p. vii.
[3] Traduit de l’anglais Ibid, p. vii.
[4] Traduit de l’anglais Ibid, p. viii. [5] Traduit de l’anglais “Imperialism and the National Idea,” in Lenin’s
Struggle for a Revolutionary International (New York: Pathfinder Press),
pp. 369-370.
[6] Traduit de l’anglais War and the International, pp. vii-x.
[7] Traduit de l’anglais Cited in Hamilton and Herwig, Decisions
for War, 1914-17 (Cambridge, 2004), p. 19.
(Conférence originale anglaise parue le 21 septembre 2005)