Près d'une semaine après le raid transfrontalier de la
Colombie contre un camp du mouvement de guérilla des FARC (Forces armées
révolutionnaires de Colombie) en Equateur, un pays voisin de la Colombie,
l'Amérique latine continue de faire face à sa plus importante crise
diplomatique et militaire depuis des décennies. Le gouvernement et les médias américains
sont intervenus avec des commentaires et des conseils non sollicités,
attribuant la confrontation tendue entre la Colombie, l'Équateur et le
Venezuela à la menace du terrorisme en Colombie, à la complicité du Venezuela dans
le terrorisme et à la grande animosité entre les différents chefs d’Etat de ces
trois pays.
Le porte-parole du département d'Etat Tom Casey a déclaré qu’« il
est important de reconnaître que les événements qui ont eu lieu ont été, en
fait, une réponse à la présence de terroristes ». De même, le porte-parole
de la Maison-Blanche Dana Perino a affirmé que la Colombie « se défend
contre le terrorisme ».
Cette réaction officielle étend l’application de la doctrine
Bush à la Colombie, principal Etat satellite de Washington en Amérique du Sud
et bénéficiaire de quelque 600 millions de dollars par an en aide militaire
américaine. Cette doctrine soutient que dans la « guerre mondiale contre
le terrorisme » des subtilités telles que le respect des frontières
souveraines et le droit international ne s'appliquent plus.
Le Washington Post est allé encore plus loin, appelant
le raid du 1er mars un « succès remarquable » et accusant le président
du Venezuela Hugo Chavez et le président de l’Equateur Rafael Correa de
« soutenir un mouvement armé qui a un historique de terrorisme ». Il
a comparé l’attaque sur le campement des FARC aux attaques aériennes
américaines contre al-Qaïda au Pakistan.
Et le New York Times, la voix de l’establishment
ex-libéral américain, a jugé « difficile de croire qu’au 21ème siècle, les
gouvernements démocratiquement élus de la Colombie, de l'Équateur et du
Venezuela parlent de se faire la guerre ». Tout en reconnaissant que le
raid colombien constituait « une violation du territoire de l'Equateur,
une question sensible partout », il a exhorté les dirigeants prétendument
exaltés de l'Equateur et de la Colombie à « refroidir leur rhétorique et à
commencer à discuter sérieusement de la façon dont ils peuvent conjointement
sécuriser leurs frontières contre les FARC ».
A lire ces articles, on ne devinerait jamais que Washington a
joué un rôle dans les événements sanglants à la frontière entre la Colombie et
l’Equateur. L'administration Bush se présente elle-même, et cela est largement
répété dans les médias complaisants, comme un champion altruiste des valeurs
démocratiques et un allié fidèle de la population de l'hémisphère sud.
Les faits, cependant, laissent voir quelque chose d’autre et
de laid. Les trois pays andins ont été amenés au bord de la guerre par un assassinat
politique mené de sang-froid dans le but de promouvoir les intérêts de
l'impérialisme américain au détriment du peuple colombien et de la population
de toute la région.
L’assaut du 1er mars a été mené non pas pour défendre la
Colombie contre le terrorisme, mais pour assassiner un homme, Raul Reyes,
considéré comme le numéro deux des FARC et le principal porte-parole
international et représentant diplomatique du mouvement de guérilla. Il était
bien connu en Amérique latine et en Europe après avoir été le principal
négociateur des FARC dans la tentative avortée, sous le gouvernement du
président Andres Pastrana (1998-2002), de négocier un règlement pacifique de la
guerre civile qui a ruiné la Colombie pendant plus de quatre décennies. Au
cours de cette même période, il s'est entretenu avec des responsables du département
d'Etat de Clinton.
Pour réaliser ce meurtre politique, des frappes aériennes ont
été commandées sur le camp en Equateur pendant que Reyes et 20 de ses camarades
dormaient. Des commandos ont ensuite été envoyés dans le camp pour tuer la
plupart des survivants et pour transporter le cadavre sanglant de Reyes en
Colombie comme trophée politique pour le gouvernement de droite d’Alvaro Uribe
appuyé par les Etats-Unis.
Cette impitoyable attaque n’a pas été orchestrée pour éviter
une attaque terroriste imminente. Au contraire, elle était une « frappe
préventive » contre une libération d’otages négociée par les FARC. Parmi
ces otages se trouve une ancienne candidate à la présidence, Ingrid Bétancourt,
qui possède la citoyenneté colombienne et française et qui est retenue en otage
par les FARC depuis six ans.
Seulement deux jours avant le massacre frontalier, le
président français Nicolas Sarkozy avait publiquement réclamé la libération
d’une Bétancourt souffrante et fait savoir qu’il était prêt à se rendre en
personne jusqu’à la frontière colombienne afin de la ramener.
Les FARC eux-mêmes ont publié une déclaration selon laquelle
Reyes avait travaillé avec le président vénézuélien Chavez pour concrétiser les
plans d'une réunion avec Sarkozy afin d’organiser la remise de Bétancourt.
Le gouvernement français n'a pas nié cette version des faits. En
effet, lundi, le ministre français des Affaires étrangères Bernard Kouchner a
déclaré à la presse : « C'est une mauvaise nouvelle que l'homme avec
qui nous tenions des discussions, avec qui nous avions des contacts, a été tué.
Vous rendez-vous compte à quel point le monde est horrible ? »
Pendant ce temps, un vice-ministre des Affaires étrangères
français a confirmé le rôle de médiateur joué par Chavez dans les négociations
entre les FARC et Sarkozy pour la libération des otages. « Le président
Chavez a pris l'initiative, il avait pris l'initiative plus tôt et ça avait
permis la libération de plusieurs otages, même si la situation était dans une
impasse depuis un certain temps. Nous sommes donc conscients de son implication
et du rôle important qu'il a joué » a déclaré la ministre Rama Yade lors d’une
conférence de presse à Genève.
Après la nouvelle de l'assassinat de Reyes, le ministère
français des Affaires étrangères a publié une déclaration révélatrice selon
laquelle le gouvernement colombien était bien informé que la France tenait des
négociations avec lui.
Cette version des faits a été développée cette semaine par la
presse argentine. Citant des sources provenant du ministère argentin des Affaires
étrangères, des journaux argentins ont indiqué que Sarkozy avait envoyé une
délégation de trois représentants personnels à la Colombie et que ceux-ci se
trouvaient dans la région frontalière afin de rencontrer Reyes.
« Samedi [le jour du raid transfrontalier], les trois
négociateurs étaient à 200 kilomètres de la zone où l’attaque a eu lieu et se
dirigeaient vers une réunion avec Reyes lorsqu’ils ont reçu un appel » a
écrit le quotidien Pagina 12. C’est Luis Carlos Restrepo, le chef de la
Commission pour la Paix du gouvernement colombien, qui les a avertis de ne pas
se rendre au lieu où se tenait la réunion.
Le rôle des
Etats-Unis dans l’assassinat de Reyes
Les responsables colombiens ont ouvertement reconnu le rôle
des agences américaines de renseignement dans l'instigation et la coordination de
l’assassinat ciblé du 1er mars. Le Général Oscar Naranjo, commandant de la
police nationale, a déclaré aux journalistes que ce n’était pas un secret que le
corps militaire et policier de la Colombie maintenait « une très forte
alliance avec les agences fédérales des Etats-Unis ».
Le réseau de radio colombien, Radio Cadena Nacional (RCN), a
déclaré mercredi que le renseignement américain a localisé Reyes en surveillant
un appel téléphonique par satellite entre le chef des FARC et le président vénézuélien
Chavez. L’appel du 27 février, trois jours avant l’attaque, a eu lieu après la
remise par les FARC aux autorités vénézuéliennes de quatre anciens législateurs
colombiens (Gloria Polanco, Luis Eladio Perez, Orlando Beltran et Jorge Eduardo
Gechem) qui étaient tenus en otage depuis près de sept ans.
« Chavez était excité par la libération des otages et
appela Reyes pour lui dire que tout avait bien été », rapporte le
journaliste de RCN. On peut supposer que la CIA ou d’autres agences américaines
de renseignement écoutaient les conversations téléphoniques entre Reyes et les
représentants français à propos de la libération de Bétancourt.
Une autre station colombienne, Noticias Uno, a cité des
sources des services secrets disant qu’elles avaient reçu des photos d’un
« avion espion étranger » qui avait localisé avec précision le camp
de Reyes en Equateur.
Le commandant de police colombien a insisté sur le fait
que, bien qu’il se fiait aux renseignements américains, l’attaque du 1er mars
avait été une « opération autonome ».
Cette assertion est pour le moins improbable. Des
« entraîneurs » militaires américains sont attachés à l’unité d’élite
contre insurrectionnelle qui aurait été employée au sol pour achever les
survivants du bombardement aérien.
Pour ce qui est du raid aérien lui-même, le ministre équatorien
de la Défense, Wellington Sandoval, rapportait que l’attaque avait impliqué
l’utilisation de cinq « bombes intelligentes » du type utilisé par
les militaires américains. « C’est une bombe qui, lancée d’un avion à
haute vitesse, frappe dans un rayon de cinq mètres de l’endroit où elle est
programmée pour frapper », a-t-il dit. Il a ajouté que pour atteindre
Reyes avec une telle arme, « il fallait un équipement que les armées
d’Amérique latine n’ont pas. »
Tant Washington que le régime de droite en Colombie étaient
déterminés à mettre un terme aux libérations d’otages afin d’intensifier leurs
efforts pour isoler politiquement le régime de Chavez et imposer l’interdiction
du régime Bush de négocier avec des « terroristes ».
Au même moment, les bombes lancées sur le camp des FARC
visaient sans aucun doute à envoyer un message à Sarkozy de ne pas se mêler des
affaires de l’impérialisme yankee dans sa « cour arrière ». Il faut
se rappeler que le président français, peut après son élection, avait envoyé
son épouse d’alors en Libye pour finaliser la libération de six travailleurs de
la santé qui étaient détenus sous de fausses accusations depuis huit ans. Ce
coup politique avait coupé l’herbe sous le pied de l’Union européenne, qui
négociait la libération, et frayé la voie à de lucratifs contrats entre la
Libye et des compagnies françaises. Washington n’avait aucune intention de voir
Paris poursuivre une voie similaire en relation avec le Venezuela, qui
constitue la quatrième source en importance de pétrole pour les Etats-Unis.
En dernière analyse, cet épisode de la « guerre
globale au terrorisme », qui a mené trois pays d’Amérique du Sud au bord
d’un conflit armé, est le produit d’un meurtre politique crapuleux, exécuté
pour défendre les intérêts stratégiques et les profits du capitalisme
américain.
C’est un rappel que « Meurtre Inc. » — comme la
CIA se fit connaître durant les années 1960 et 1970 lorsqu’elle organisait assassinats
et tentatives d’assassinats, coups d’État de droite et sales guerres — est
encore en affaires en Amérique Latine.