Trois semaines après l´élection des Land qui a eu lieu en
Hesse à la fin du mois de janvier la question d´un nouveau gouvernement n´est
toujours pas réglée. On assiste au contraire à un vigoureux bras de fer sur la
formation du nouvel exécutif dans ce Land.
Le soir de l´élection, tant le SPD (Parti social-démocrate allemand)
que la CDU (Parti chrétien-démocrate allemand) excluaient une « grande
coalition » des deux partis, faisant ainsi dépendre une majorité gouvernementale
de la collaboration d´au moins trois partis plus petits. Un de ces partis, les
Verts, a cependant jusqu´ici rejeté toute coopération avec la CDU ; un
autre, le Parti libéral-démocrate (FDP) a, quant à lui, rejeté toute alliance
avec le SPD et les Verts. Le FDP a refusé, après plusieurs discussions, une
proposition de la tête de liste du SPD, Andrea Ypsilanti, de former une
coalition avec les Verts.
Cette situation fait que le Parti de la gauche (Die Linke) qui
est entré au parlement régional de Hesse pour la première fois à l´occasion de
ces élections, joue à présent un rôle central. Une coalition du SPD et des
Verts en effet serait aussi viable, à condition qu´elle ait le soutien du Parti
de la gauche. Celui-ci a entamé à cette fin une campagne résolue afin de
séduire le SPD et d´offrir ses services à Ypsilanti qui pourrait diriger le
Land soit avec un gouvernement minoritaire SPD-Verts toléré par le Parti de la
gauche, soit dans une coalition avec les Verts qui inclurait directement le
Parti de la gauche.
Le rôle de Cupidon est joué ici par Dieter Hooge. En tant
qu´ancien chef du DGB (Fédération des syndicats allemands) en Hesse, Hooge (64
ans) connaît intimement les rouages du SPD. Il a été membre de ce parti pendant
40 ans et n’a donné sa démission qu´en 2004 pour participer à la
formation de l´Alternative travail et justice sociale (WASG), une des
organisations qui devaient finalement constituer le Parti de la Gauche.
Hooge avait initialement été nommé tête de liste de Die Linke pour
l´élection en Hesse par le dirigeant du parti, Oskar Lafontaine. Hooge avait cependant
été rejeté par les délégués lors d´une conférence tenue l´été dernier à
Francfort à cause de son arrogance de bureaucrate et de sa défense véhémente
d´une participation gouvernementale avec le SPD. Après son rejet comme tête de
liste, il avait refusé de se présenter comme candidat et ne fait donc pas
partie du groupe parlementaire de Die Linke. Il continue néanmoins de jouer un rôle
important, en particulier pour ce qui est d´organiser une coopération avec le
SPD.
La semaine dernière, il a envoyé
une lettre ouverte mielleuse à son ancienne collègue sociale- démocrate, Andrea
Ypsilanti. Il s´y efforce tant de la flatter et de lui plaire que c´en est
gênant pour celui qui lit.
La lettre débute par ces mots : « Chère Andrea, par cette
élection tu as une grande chance de remplir tes promesses électorales ».
La Hesse peut à nouveau devenir « un projet exemplaire de réforme sociale…
si tu le veux ». « Tu t´es battue pour les éléments d´un tel projet
de réforme et tu as obtenu un mandat en Hesse. »
Puis il susurre à la façon d´un amant déçu, « Je te
le demande : pourquoi est-ce que tu te refuses... ? »
Hooge dit ensuite à Ypsilanti qu´elle sait parfaitement que, malgré
la présence dans le Parti de la gauche de vieux membres du DKP (Parti
communiste allemand – Allemagne de l´Ouest) ou des organisations
staliniennes de l´ancienne Allemagne de l´Est, et malgré la rhétorique anticapitaliste
d´un certain nombre de jeunes adhérents, son parti n´a rien à voir avec le
communisme. « Nous ne sommes pas un parti où la ligne est dictée par de soi-disant
vieux cadres communistes, je pourrais aisément te le démontrer, mais vous le
savez bien vous-mêmes de toute façon. »
Dans le paragraphe suivant, Hooge souligne les affinités
politiques entre le Parti de la gauche et le SPD: « Nous ne sommes pas
apparus sur la base d´une malice quelconque à l´égard du SPD. Tu le sais aussi
bien que moi. Le WASG a été constitué en 2004 sur la base de la protestation
contre Schröder [l´ancien chancelier fédéral], Steinmeier [l´ancien chef de la
chancellerie] et les éléments pro-Agenda [réforme de l´assurance-chômage] du SPD
contre lesquels tu as protesté aux congrès du parti. Beaucoup d´entre vous
— mais pas toi — ont dû réapprendre laborieusement à redire le mot
justice sociale. La Gauche réunifiée est une inévitabilité historique que tu le
veuilles ou non. »
Deux jours après la lettre d´amour de Hooge, une convention du
Parti de la gauche de Hesse, tenue à Wiesbaden, a adopté cette même ligne. Le
principal orateur à cette convention était le dirigeant du parti, Gregor Gysi.
Le quotidien Frankfurter Rundschau a résumé cette
convention de la manière suivante: « Lors de congrès précédents, le Parti
de la gauche s´était déclaré très sceptique pour ce qui était d´une coopération
avec le SPD et les Verts. Après son entrée au parlement du Land, les dirigeants
du parti suggèrent précisément une telle collaboration, bien que dissimulée par
un ton critique ».
Une telle politique de coopération entre le Parti de la gauche
et le SPD est soutenue par plusieurs journaux importants: l´hebdomadaire Die
Zeit, les quotidiens Frankfurter Rundschau et Süddeutsche
Zeitung. Toutes ces publications appellent le SPD à jeter aux orties son
attitude négative et à accepter que le Parti de la gauche assume des responsabilités
gouvernementales.
Après l´élection et sous le titre de « Oser aller à
gauche ! », Die Zeit demandait que le SPD « arrête enfin
de diaboliser le Parti de la gauche à l´Ouest » tandis que Süddeutsche
Zeitung demandait : « Qui a peur de l´homme en
rouge ? » et citait l´expert politique Josef Esser : « Ce
sont tous là des gens respectables et engagés. Ils pourraient tout aussi bien être
dans le SPD. »
Plus tard, Süddeutsche Zeitung a soumis le Parti de la
gauche à un « test pratique » afin de faire taire quelques voix critiques
en provenance des milieux d´affaires. L´article faisait l´éloge de la politique
réalisée par le Parti de la gauche à Berlin, la capitale allemande, en tant que
partenaire d´une coalition avec le SPD et ce, pendant maintenant près de sept ans.
Ce journal écrit que le Parti de la gauche a occupé le poste de sénateur [ici
ministre] de l´économie du Land de Berlin et qu´il a introduit une politique
admirable pour cette ville.
L´article continue en notant que le PDS (Parti du socialisme démocratique,
l´autre parti ayant constitué le Parti de la gauche) avait délibérément voulu
occuper le poste de sénateur de l´économie lors de la formation de la coalition
avec le SPD en 2001, afin de prouver sa « capacité politique » une tâche
réalisée avec brio par le sénateur de l’économie, Gregor Gysi. Süddeutsche
Zeitung fait cet éloge: « Avec un mélange d´éloquence, d´engagement
et aussi avec humour, Gysi arriva à surmonter les réserves du monde des
affaires vis-à-vis du PDS. »
En fait, ce n´est pas l´amabilité de Gysi qui a gagné les cœurs
dans le patronat, mais bien plutôt les réductions jamais vues des dépenses
sociales imposées par le Sénat berlinois à ses propres électeurs. Une telle politique,
si elle avait été réalisée par un Sénat dirigé par la CDU, aurait immédiatement
rencontré une résistance massive. Le résultat de la politique du Sénat fut une
augmentation spectaculaire du chômage et de la pauvreté à Berlin, les
travailleurs des services publics subissant une réduction de 12 pour cent de
leur revenu et en même temps un allongement de leur temps de travail.
Die Zeit parlait à la fin du mois
de janvier d´un « dilemme social-démocrate » disant que le SPD se
trouvait pris dans un « piège stratégique » et ne pouvait s´en libérer
qu’« en s´ouvrant au Parti de la gauche ». Un « gouvernement
rouge-rouge [unecoalition du SPD et du Parti de la gauche] pourrait bien
s´avérer être la seule possibilité pour Ypsilanti de devenir premier ministre »
écrivait ce journal.
A la fin d´un long article au cours duquel l´auteur soupèse
tous les doutes, l´auteur en vient au point central : « Sur quelle base
cependant voudrait-on empêcher que le Parti de la gauche soit placé devant un réel
test pratique à l´Ouest ? Soit, il devient une force politique réellement
fiable, comme les Verts, et le PDS à l´Est. Alors, il pourrait devenir un partenaire
durable pour le SPD. Soit le problème d´un "parti protestataire de gauche"
se règlera de lui-même en l´espace de quelques années. »
Cette campagne pour intégrer le Parti de la gauche dans le gouvernement
du Land de Hesse n´a rien à voir avec de la sympathie pour une politique de
gauche. Ce qu´on propose au contraire, c´est de se servir du Parti de la gauche
afin de contenir et de contrôler une opposition populaire de plus en plus grande.
De ce point de vue, il est utile de se tourner brièvement vers l´expérience de
l´ancien gouvernement SPD-Verts qui dirigea le pays entre 1998 et 2005.
Quand le SPD (dirigé alors par Oskar Lafontaine) et les Verts avaient
gagné les élections en 1998 et qu´ils avaient remplacé le gouvernement de
Helmut Kohl après seize ans de pouvoir, beaucoup avaient parlé d´un nouveau départ
et espéré une politique de gauche. En fait, le gouvernement du SPD et des Verts
fit une politique qui mena à une aggravation dramatique de la pauvreté et des
attaques contre les conditions de travail, une politique que le gouvernement
Kohl n´avait pas été en mesure d´imposer.
Il y a 10 ans, on avait délibérément fait entrer les Verts au gouvernement
parce que les partis existants étaient trop déconsidérés pour pouvoir imposer
de telles attaques. Les anciens pacifistes jouèrent un rôle de premier plan tant
dans l´imposition des attaques sur les dépenses sociales qu´en ouvrant la voie
à une participation allemande à la guerre contre la Yougoslavie. Cette
participation fut le prélude au déploiement de l´armée allemande dans le monde
entier, ce qui faisait partie d´une nouvelle politique étrangère impérialiste.
Aujourd´hui, les Verts sont eux aussi discrédités alors que l´opposition
populaire grandit. Dans ces conditions, on prépare le Parti de la gauche pour décapiter
une telle opposition et pour qu´il joue un rôle dirigeant en tant que soutien
important de l´ordre bourgeois. Dans le Land de Hesse, où le dirigeant Vert Joschka
Fischer a fait ses débuts, les députés du Parti de la gauche doivent être intégrés
dans le gouvernement, soit directement soit indirectement.
La classe ouvrière doit être sur ses gardes. Une coalition du
SPD et du Parti de la gauche en Hesse ne représenterait pas un pas en avant. Dans
une alliance avec le Parti de la gauche et les Verts, Ypsilanti ferait dépendre,
tout comme la coalition « rouge-rouge » en place à Berlin, sa
politique des exigences élevées par les banques et les organisations du grand
patronat. On poursuivrait l´offensive sociale et politique contre la classe ouvrière,
créant les conditions d´une désillusion de plus en plus grande de l´électorat,
qui pourrait facilement être exploitée par des démagogues de droite.
(Article original allemand paru le 15 février 2008)