Les espoirs d’un
accord de libre-échange mondial ont été anéantis cette semaine alors que les
négociations à Genève ont pris fin dans l’acrimonie et les accusations
mutuelles.
Après un marathon de
neuf jours de pourparlers de haut niveau, les ministres du Commerce ont quitté
la table les mains vides. Ils n’ont pas réussi à combler le fossé entre
les demandes des puissances capitalistes occidentales pour une ouverture illimitée
des marchés et l’insistance des économies « émergentes » de
l’Inde et de la Chine pour garder les moyens de protéger leurs secteurs
agricoles d’un envahissement d’exportations à bas prix, générées
surtout par les agro-industries américaines.
« Ça ne sert à rien
de tourner autour du pot. Cette réunion est un échec. Les membres ont été
incapables de surmonter leurs différends », a déclaré aux médias le
directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) Pascal
Lamy.
L’échec de ces
pourparlers s’est reproduit inlassablement au cours des sept dernières
années. Les réunions ministérielles à Cancun en 2003 et à Hong Kong deux ans
plus tard, ainsi que les autres rondes de négociations à Genève en 2006 et à
Potsdam en Allemagne l’année dernière, n’ont pu en arriver à une
entente.
Cette fois-ci cependant,
les principaux participants au cycle dit de Doha, nommé d’après la
capitale du Qatar où les pourparlers sur un accord commercial mondial ont
débuté en 2001, ont mis en doute la possibilité d’une reprise des négociations
au cours des prochaines années, ou même jamais.
Le point de friction des
pourparlers fut au niveau de la dite « clause de sauvegarde
spéciale » (SSM) qui permet aux pays de hausser temporairement leurs
tarifs sur les produits agricoles en cas d’importation massive. Le
désaccord était sur l’ampleur de l’augmentation
d’importations qui pourrait déclencher une telle mesure. L’Inde et
le Chine ont proposé que cette limite soit fixée à une augmentation des
importations de 10 pour cent, alors que Washington a insisté pour qu’elle
ne soit permise que dans le cas d’une augmentation de 40 pour cent.
Pékin et New Delhi
présentent leur intransigeance sur la question comme le désir d’assurer
un approvisionnement stable de nourriture au pays. « Chaque pays doit
assurer sa propre sécurité alimentaire », a affirmé Kamal Nath, le
ministre indien du Commerce et de l’Industrie et le négociateur
commercial officiel du pays. Il a aussi soutenu que « la vulnérabilité des
fermiers pauvres ne peut être échangée contre les intérêts commerciaux des pays
développés ».
Tant les dirigeants
chinois qu’indiens doivent gérer des populations rurales de plus en lus en
proie à l’agitation. Environ 500 millions de personnes vivent en campagne
en Chine alors qu’en Inde 700 millions sont dépendantes de
l’agriculture. La perspective d’un grand nombre de fermiers pauvres
dépossédés de leurs terres par la compétition d’importations à bas prix
de l’étranger pose la menace de soulèvements sociaux dans les deux pays.
Alors que le gouvernement
indien, dirigé par le Parti du Congrès, fait face à une élection l’an
prochain, les négociateurs indiens n’ont aucun intérêt à conclure un
accord qui provoquerait la colère des masses rurales pauvres, la grande
majorité de la population.
Le quotidien officiel du
régime à Pékin, China Daily, a publié mercredi un éditorial dénonçant
l’accord qui était proposé avant que les pourparlers ne
s’écroulent. « La proposition aurait mis en danger la vie de
fermiers vulnérables des pays en développement en raison des importations
agricoles à bas prix du monde riche », pouvait-on y lire.
L’agence de presse
chinoise Kinhua s’en est aussi prise à la position des Etats-Unis.
« Ce comportement égoïste et myope a directement causé l’échec de
cette mini-rencontre ministérielle de l’OMC, ce qui entraînera une série
de graves conséquences. »
Bien que les Etats-Unis
et l’Union européenne aient offert de réduire leurs subventions agricoles
en échange de l’ouverture des marchés dans les pays dits en
développement, ces concessions ont été essentiellement perçues comme étant
dérisoires.
Le Ministre des affaires étrangères de
l’Argentine, Jorge Taiana, a commenté: « Du côté des pays
développés, il y avait très peu de volonté à faire des concessions sur des
questions commerciales, mais plein de volonté à obtenir des avantages pour
eux. »
De manière similaire, Mari Elka Pangestu,
la ministre du commerce de l’Indonésie, a blâmé l’effondrement des
négociations sur l’intransigeance de Washington et le refus des
Etats-Unis et de l’Union européenne de prendre en considération les
puissances économiques grandissantes comme la Chine, l’Inde et le Brésil.
La demande de l’Inde, de la Chine et d’autres pays pour des mesures
de sauvegarde pour leur agriculture intérieure était une « demande raisonnable »,
a-t-elle dit, mais les Etats-Unis étaient déterminés à « ne pas montrer
de flexibilité ».
Contre cette critique, la représentante
américaine pour le commerce, Susan Schwab, a dénoncé la clause de sauvegarde
proposée comme un « outil de protectionnisme éhonté ». Elle a
dit : « C’est déraisonnable qu’on puisse en arriver à un
résultat qui ferait revenir le système mondial de commerce non seulement une
année ou cinq années en arrière, mais 30 ans en arrière. »
Schwab trouvait aussi
« déraisonnable » qu’à cause de la crise mondiale dans
l’alimentation, « c’est devenu une question de savoir combien
de pays peuvent ériger des barrières à l’importation de nourriture ».
L’agriculture – qui
représente à peine 7 pourcent du commerce mondiale – s’est avérée être la
pierre d’achoppement dans les quatre tentatives manquées pour en arriver
à une entente lors des sept dernières années du cycle de Doha.
D’un côté, les Etats-Unis et
l’Union européenne ont refusé de mettre au rancart leur système de subventions
jalousement défendu par le puissant lobby agricole. D’un autre côté,
ayant observé l’anéantissement de producteurs agricoles domestiques par
des accords de libre-échange et une inondation de produits importés, les
gouvernements des pays en développement ne veulent pas mettre au rancart leurs
mesures protectionnistes.
Les tensions sur la question ont été
fortement exacerbées par la récente escalade globale des prix des marchandises,
qui menace des centaines de millions de personnes de la famine. Pendant que les
entreprises agricoles mondiales voient là un potentiel pour réaliser de vastes
profits, les gouvernements de l’Inde, de la Chine et d’ailleurs
craignent de perdre toute capacité à stabiliser la situation volatile causée
par la montée en flèche des prix du riz et d’autres denrées alimentaires
de base.
Initialement, le Brésil – qui
dirige avec l’Inde le Groupe des 20 représentant les pays agricoles
« en émergence » – était en conflit avec Washington concernant
l’accord commercial. A la veille des négociations, le Ministre des affaires
étrangères brésilien, Celso Amorim, a provoqué un bref tollé en comparant à la
propagande nazie les affirmations des Etats-Unis et de l’Union européenne
qu’ils offraient des concessions substantielles sur l’agriculture. « Goebbels
avait l’habitude de dire que si tu répètes un mensonge plusieurs fois, ça
devient une vérité », a dit Amorim en parlant des affirmations trompeuses
des Etats-Unis et de l’Union européenne.
En fin de compte, cependant, le Brésil a
appuyé l’accord, reflétant les intérêts des grandes entreprises agricoles
opérant là-bas et le soutien du gouvernement brésilien pour le développement
massif du secteur de l’exportation des biocarburants du pays.
Le commissaire au commerce de
l’Union européenne, Peter Mandelson, a aussi semblé placer le gros du
blâme sur Washington. L’impasse sur l’agriculture a été créée en
grande partie, a-t-il dit, par le programme de subventions à
l’agriculture échelonné sur cinq ans récemment approuvé par le Congrès
américain. Il a décrit ce programme comme « un des projets de loi sur
l’agriculture les plus réactionnaires dans l’histoire des
Etats-Unis ».
Dans une interview accordée à
l’agence de nouvelles Reuters, Mandelson a critiqué Washington pour son
approche « dollar contre dollar » face au compromis entre
l’ouverture des marchés dans les pays pauvres et les réductions des
subventions dans les pays riches, étant donné que le cycle de Doha avait initialement
été lancé dans le but de promouvoir le développement dans les pays dits en
développement, particulièrement dans l’agriculture.
Écrivant sur son blog mercredi, Mandelson
a lancé une autre pointe à la position américaine. « C’est assez dur
de faire face à la défaite lors du dernier kilomètre d’un marathon »,
a-t-il écrit. « C’est encore pire de réaliser que certaines
personnes autour de la table, au lieu de travailler pour le succès sont, en
réalité, en train de préparer l’échec. »
Beaucoup d’observateurs estiment
que la délégation américaine a accueilli la position prise par l'Inde et la Chine
comme un prétexte pour faire dérailler les pourparlers.En cette année
d'élection, la Maison-Blanche ne tient nullement à se mettre à dos les fermiers
par une réduction drastique des subventions agricoles.De plus,
l'administration Bush a concentré ses efforts sur des accords de libre-échange
bilatéraux, bien que le calendrier électoral ait aussi essentiellement arrêté
ce processus, les pactes concernant la Colombie, le Panama et la Corée du Sud
n'allant nulle part au congrès.
Quant à l'UE, elle était loin d'être unie
sur les concessions à faire pour conclure un accord.La réduction des
subventions agricoles demeure un problème politique sensible, particulièrement
en France, où le Président Nicolas Sarkozy avait ouvertement condamné la
position de la Commission européenne présentée par Mandelson.
L'effondrement des pourparlers a été
largement interprété comme un autre recul pour une économie capitaliste
mondiale déjà en difficulté.Les analystes de l'OMC
avaient projeté que l'adoption du traité aurait produit $110 milliards en
nouveaux profits annuels pour les grands pays industrialisés et plus de deux
fois ce montant pour les pays dits émergents ou en développement.
« C'est un coup massif à la
confiance dans l'économie mondiale », a dit Peter Power, porte-parole de
la Commission européenne.« L'injection de
confiance dont nous avions tant besoin ne se fera pas maintenant. »
En Allemagne, le quotidien des affaires Handelsblatt
a averti :« A long terme la débâcle à Genève marque
une rupture d'une grande importance.Les règles régissant le
commerce deviendront plus impénétrables, parce que des accords particuliers
entre différents Etats remplaceront le cadre qui avait été globalement accepté
jusqu'ici.L'OMC perdra son influence en tant qu'arbitre
dans les conflits.Le prix à payer ne sera que graduellement
perçu par des entreprises, mais il sera élevé.Le système
commercial perd la fiabilité dont les exportateurs ont tant besoin. »
Le journal allemand a également attribué
l'effondrement des pourparlers de l'OMC au « changement du rapport de
force dans le monde ».Il a commenté :« Ils
sont révolus les jours où les Etats-Unis et l'Europe pouvaient donner le ton et
élaborer en grande partie à eux seuls les accords commerciaux mondiaux.La
Chine et l'Inde ont pris une ligne dure.Elles luttent
fort pour leurs intérêts et ne soutiennent le libre-échange que si ça leur
convient.Les vieilles puissances industrielles vont lentement
comprendre cette amère vérité.Genève n'était qu'un
avant-goût. »
Le Washington Post a publié un
sombre éditorial mercredi sous le titre « La fin de Doha ».« A
la litanie des récentes mauvaises nouvelles économiques », commence
l'éditorial, « ajoutons ce triste bulletin en provenance de Genève :les
négociations commerciales globales connues sous le nom de cycle de Doha ont été
rompues hier sans le moindre accord. » L’éditorial
juge que les Etats membres de l'OMC « ont montré qu’ils
n’étaient pas prêts à conclure un tel accord dans un avenir prévisible.Ce
résultat remet sérieusement en cause la future pertinence de l'OMC et augmente
la probabilité que le commerce mondial va se désintégrer en blocs régionaux ou
sectoriels rivaux. »
Ce qui sous-tend ces commentaires, c'est
la profonde crainte des cercles dirigeants aux Etats-Unis et en Europe que
l'effondrement du cycle de Doha et l'affaiblissement potentiel de l'OMC
pourraient mener à l'effondrement du multilatéralisme sur lequel étaient basées
les relations commerciales depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.
Ils craignent que le multilatéralisme
cédera la pas à une série de blocs commerciaux antagonistes et à la montée du
protectionnisme, reproduisant ainsi les principales caractéristiques de la
crise qui a frappé l'économie mondiale pendant la Grande Dépression des années
30, produisant le chômage de masse et préparant le terrain à la guerre
mondiale.
(Article original en anglais paru le 31
juillet 2008)