La récente annonce de la fusion entre le
groupe énergétique privé franco-belge Suez et le groupe énergétique public
français Gaz de France (GDF) est une opération bien calculée pour les intérêts
économiques français. Confrontée à des tensions internationales et à une
concurrence croissante, la bourgeoisie française se voit contrainte de
concentrer ses opérations énergétiques en grands groupes semi publics.
En tout et pour tout, l’entité GDF-Suez dégagera
un chiffre d’affaires annuel de 72 milliards d’euros et sa
capitalisation boursière sera de 90 milliards d’Euros ;
l’année dernière elle a généré 8,1 milliards de bénéfice net. Le groupe
sera le plus gros acheteur et le premier opérateur de réseau de transport et de
distribution de gaz en Europe, le cinquième électricien européen et le plus
gros importateur et acheteur de gaz naturel liquéfié (GNL) en Europe. Avant sa
fusion, Suez filialisera sa branche environnement, eau et traitement de déchets,
en une nouvelle entreprise, Suez environnement dont GDF-Suez gardera 35 pour
cent du capital. L’Etat français, en conservant sa part dans le capital de
GDF, possédera environ 35 pour cent du capital du nouveau groupe, une part
jugée suffisante pour le protéger contre toute tentative d’offre publique
d’achat (OPA) hostile.
Suez est la dernière incarnation de
l’entreprise fondée en 1858 par le diplomate et aventurier français,
Ferdinand de Lesseps qui construisit le canal de Suez en Egypte. Après la
nationalisation du canal en 1956, Suez utilisa ses liquidités pour entrer dans
les affaires en fusionnant avec la Banque d’Indochine, l’ancienne
autorité monétaire de la France dans ses colonies de l’Asie du Sud-Est.
Suez commença par la suite à acquérir d’autres entreprises, en se
concentrant sur l’eau et l’assainissement (en achetant la Lyonnaise
des Eaux) ainsi que sur l’énergie (le groupe belge du gaz et de
l’électricité, Electrabel et diverses opérations dans le gaz et la
production hydroélectrique en France).
Sur le plan international, ses groupes
énergétiques gèrent des centrales électriques (avant tout en Thaïlande, au
Brésil et aux Etats-Unis, mais également en Algérie, au Maroc, au Laos, en
Chine, aux Emirats arabes unis [formant les EAU], en Turquie, au Togo, au Chili
et au Pérou), des gazoducs pour transporter le gaz naturel (Thaïlande,
Argentine, les EAU et Pérou), et des installations de stockage, notamment à
Boston, Massachusetts, aux Etats-Unis. Le pôle eau et déchets de Suez
représente 11,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires et couvrent
le globe. Il a rencontré une forte opposition aux Philippines et en Amérique
latine pour avoir tenté de privatiser l’eau et l’assainissement de
l’eau.
Gaz de France (GDF) est un groupe gazier
public majeur du marché français créé en 1946 lors de la nationalisation du
secteur énergétique après la Seconde guerre mondiale. Selon les chiffres de
l’entreprise, le groupe exploite un réseau de 30 000 kilomètres de
canalisation de gaz en approvisionnant 75 pour cent de la population française
en gaz tout en étant une partie intégrante d’un réseau international plus
grand de 170 000 kilomètres de gazoducs. Il opère un réseau de distribution ou
de production dans la plupart des pays européens, au Canada, au Mexique, en
Inde et en Afrique (en Egypte et dans plusieurs anciennes colonies françaises :
l’Algérie, la Mauritanie et la Côte d’Ivoire).
Les projets de fusion remontent au moins à
février 2006 lorsque l’opérateur électrique italien Enel avait lancé une OPA
hostile sur Suez. Le gouvernement français avait réagi rapidement en précipitant
un projet de fusion entre Suez et GDF, et obtenant en novembre
l’autorisation des autorités françaises ainsi que de l’Union
européenne (UE). Les syndicalistes siégeant au conseil de surveillance de GDF s’étaient
opposés au projet qui fut retardé de plusieurs mois en invoquant des
conséquences incertaines pour les salariés de GDF.
Le 3 septembre, après semble-t-il une
intervention personnelle du président Nicolas Sarkozy, le PDG de Suez, Gérard
Mestrallet, et le PDG de GDF, Jean-François Cirellli, ont annoncé que les deux
entreprises fusionneraient officiellement début 2008.
La bourgeoisie française a clairement le
sentiment qu’elle a réussi un coup. Le quotidien Le Monde dans son
éditorial intitulé « Une fusion stratégique »écrit, « On peut
certes regretter que les Etats européens ne soient pas capables de dessiner
ensemble le paysage énergétique de demain. Mais, dans cette situation où domine
le chacun pour soi, la France s’en sort bien. Avec EDF, Total et Areva,
elle disposait déjà de trois poids lourds mondiaux. Avec GDF-Suez, elle en
possède un quatrième. Aucun autre pays de l’Union européenne ne peut en
dire autant. »
Commentant la fusion GDF-Suez, le quotidien
économique de droite, Les Echos a chanté les louanges de
l’intervention économique de l’Etat : « Nos responsables
sont en train de passer d’une conception empirique du patriotisme
économique à une vision stratégique du rôle de l’Etat… C’est
cet Etat offensif, intelligent et efficace, qui doit être à l’origine
d’un nouvel interventionnisme public. Aucune arme politique et juridique
ne doit lui être refusée. » Cet appel lancé en faveur d’un Etat
corporatiste et autoritaire, capable de recourir à n’importe quel moyen
pour sauvegarder son approvisionnement en énergie se situe dans un contexte
mondial bien défini.
Comme le montre le plus clairement du monde
l’invasion américaine de l’Iraq, les puissances impérialistes ont
recours à n’importe quels moyens pour sauvegarder leur approvisionnement
énergétique. Le gaz naturel est, de plus, particulièrement important en Europe.
Selon le département américain des statistiques sur l’énergie, il est
censé générer plus du tiers de l’électricité européenne d’ici 2030
(1 394 milliards de kilowatt-heure) contre 16 pour cent (531 milliards de
kilowatt-heure) aujourd’hui.
Pour l’heure, c’est le géant
gazier russe Gazprom qui fournit à l’Europe la plus grande partie de ses
approvisionnements en gaz naturel. La bourgeoisie européenne est devenue plus méfiante
toutefois quant à de possibles perturbations dans l’approvisionnement de
gaz vu que les « révolutions colorées » dans les anciennes
républiques soviétiques et soutenues par les Etats-Unis, telles celles en
Ukraine et en Géorgie, entraînent des tensions politiques et d’éventuelles
coupures des livraisons de pétrole et de gaz russes vers l’Europe.
Sarkozy a critiqué la Russie pour avoir recouru « brutalement » à ses
ressources énergétiques dans ses manœuvres politiques en Europe de
l’Est.
L’objectif de la fusion est de créer une
entreprise industrielle suffisamment puissante pour implanter l’influence
française dans un secteur crucial du marché énergétique et garantir
l’accès à des matières premières clé. Dans une interview accordée au
quotidien La Croix, Jean-Marie Chevalier, professeur d’économie à
l’université Paris-Dauphine, a expliqué que l’on soupçonne le
nouveau groupe Suez-GDF de vouloir accéder aux sources d’approvisionnement
de gaz en partenariat avec des pays producteurs tels le Qatar, le Yémen,
l’Algérie et éventuellement la Russie. A court terme, a-t-dit, de par sa
taille, GDF-Suez sera dans une meilleure position pour négocier des contrats
d’achat de gaz à des pays producteurs.
La fusion GDF-Suez a révélé au grand jour les
tensions qui existent entre les diverses cliques nationales de la bourgeoisie
européenne, chacune d’entre elles s’efforçant de mettre sur pied
son propre « champion national énergétique » dans le but de garantir
sa part des énormes profits énergétiques. Dans l’immédiat, la fusion
entre Suez et GDF vise en premier lieu ses concurrents allemands tels E.ON et
RWE et Enel en Italie. Les cours de bourse des trois sont en baisse depuis
l’annonce de la fusion.
Le journal Frankfurter Allgemeine Zeitung
a fait le commentaire suivant : « Il se peut que des interventions
massives de la part des autorités publiques aient une certaine tradition en
France, mais cela ne peut servir d’excuse… Ce n’est pas la
règle en Europe. » La chancelière allemande, Angela Merkel, aurait discuté
avec Nicolas Sarkozy de la fusion GDF-Suez lors de sa rencontre le 10 septembre
au château de Mesenburg près de Berlin.
L’hebdomadaire économique belge Trends
a intitulé son article sur la fusion : « La Belgique grande
perdante. » En faisant remarquer que l’Etat français disposerait
d’une part importante dans le principal opérateur électrique belge,
Electrabel, il a écrit : « Des analystes déplorent le fait que cette
fusion aboutisse en même temps à la nationalisation de l’essentiel du
secteur énergétique belge par un Etat étranger. » Il cite la ministre
belge de l’Energie, Evelyne Huytebroeck, qui se demande si
« l’Etat français, en devenant actionnaire principal, ne risque pas
de faire passer les intérêts de ses consommateurs avant ceux de la
Belgique ? »
Le 9 septembre, le Financial Times a
rapporté que les autorités espagnoles se préparaient à contester la fusion
devant les autorités communautaires à Bruxelles en affirmant que les prix
élevés du gaz français avaient indûment permis à GDF d’amasser de
l’argent qui servirait à d’autres acquisitions. Bruxelles aurait
déjà ouvert une enquête à la suite des affirmations selon lesquelles
Electricité de France (EDF) ferait payer aux entreprises françaises des prix de
l’électricité artificiellement bas, leur procurant ainsi des avantages
par rapport à leurs concurrents européens.
La menace que représente la fusion pour la
masse des travailleurs européens et internationaux a un tout autre caractère. Elle
présente plusieurs inquiétudes évidentes et majeures : la menace de perte
d’emplois, GDF et Suez ont dit que la fusion devrait entraîner une
réduction des coûts d’un milliard d’euros, et la possibilité
d’autres augmentations des tarifs du gaz.
La menace la plus grave provient cependant de
la situation mondiale instable et belliqueuse étant donné que chaque Etat
national cherche à garantir son accès aux ressources énergétiques
internationales renforçant de ce fait la compétitivité entre les grands groupes
industriels. Ce n’est pas un hasard si Sarkozy a bouclé la fusion entre
GDF et Suez immédiatement après son discours de politique étrangère, le 26 août,
dans lequel il a appelé à un renforcement militaire de l’Europe. Etant
donné l’impossibilité de trouver les ressources suffisantes et les
profits suffisants sur son territoire, l’impérialisme français doit être
prêt à protéger ses acquisitions à l’extérieur en faisant usage de la
force armée.
Alors que ce renforcement militaire pourrait,
dans un premier temps, entraîner davantage d’opérations
« humanitaires » dans d’anciennes colonies françaises riches en
ressources énergétiques telles la Côte d’Ivoire, une politique
énergétique française agressive entrerait très rapidement en conflit avec les
Etats-Unis et d’autres intérêts impérialistes. Ceci apparaît peut-être le
plus clairement au vu des investissements français faits à grande échelle en
Iran, en particulier les projets de développement du groupe pétrolier Total qui
s’élèvent à 2 milliards de dollars US dans le gisement de gaz de Pars-Sud,
en Iran, alors même que le gouvernement américain poursuit ses projets
d’attaque de ce pays.