Mercredi, le président Bush a prononcé un discours qualifié
par la Maison-Blanche d’« important discours de politique
étrangère » devant la convention nationale des Veterans of Foreign Wars
(anciens combattants des guerres étrangères) à Kansas City, au Missouri.
Le but du discours, donné comme le veut la coutume par le
président et le président, devant un auditoire composé de militaires, devrait
donner le ton en prévision du rapport relatif à l’« augmentation
subite » des activités militaires en Irak devant être prononcé devant le
Congrès le mois prochain par le général David Petraeus et l’ambassadeur
américain en Irak, Ryan Crocker.
L’adresse présidentielle comprenait la litanie
habituelle de Bush : une série de banalités et de mensonges présentant la
dévastation de l’Irak par les États-Unis comme la « ligne de
front » d’une « lutte idéologique » pour défendre la
civilisation contre le terrorisme et l’extrémisme islamique, sauvegarder
la sécurité du peuple américain et répandre les bienfaits de la démocratie au
Moyen-Orient.
Le discours visait quiconque appelle à une fin rapide de la
guerre, gens que Bush accuse de succomber à l’« idée de la
retraite ». Bush a joué sur la peur comme d’habitude, en évoquant le
11 septembre et en déclarant que si les troupes américaines quittaient
l’Irak, les terroristes les suivraient « jusqu’à la
maison » et tueraient des milliers d’autres Américains.
Au cœur de son discours se trouvait une histoire
abrégée de l’engagement des États-Unis en Asie. Sur la base d’une
présentation incroyablement déviée et ignorante du conflit des États-Unis
contre le Japon pendant la Deuxième Guerre mondiale, la guerre de Corée et la
guerre du Vietnam, Bush a tenté de rendre légitime historiquement le bain de
sang actuel en Irak.
Dans ce qui s’apparentait plus à un conte de fées
tortueux qu’à une revue de l’histoire, Bush a soutenu que les
interventions militaires des États-Unis en Asie, motivée par les idées les plus
nobles et les plus charitables, ont permis l’épanouissement de la
démocratie et de la prospérité dans toute la région, et de forts régimes
pro-américains au Japon et en Corée du Sud — un précédent de
l’avenir rayonnant dont le peuple irakien et le Moyen-Orient dans son
ensemble jouiront en autant que les États-Unis tiennent bon et continuent de
mener la « guerre contre la terreur » du XXIe
siècle.
« Je vais tenter de vous brosser une perspective
historique, a déclaré Bush, pour vous démontrer le précédent au dur labeur
nécessaire que nous exécutons actuellement, et pourquoi je suis aussi confiant
dans le fait que nous allons l’emporter... »
Dès le début de sa pseudo-histoire, Bush a établi la
méthode d’analogie historique et d’amalgame grossier qu’il
allait employer tout au long de son discours. « Je veux commencer mon
discours d’aujourd’hui, a déclaré Bush, en évoquant une belle
matinée ensoleillée au cours de laquelle des milliers d’Américains ont
été assassinés lors d’une attaque surprise — et que notre nation a
été précipitée dans un conflit qui allait l’entraîner aux quatre coins du
Monde...
« Si l’histoire vous semble familière,
c’est qu’elle l’est, mais à une exception près. L'ennemi dont
je viens de parler n’était pas al-Qaïda, et l’attaque n’était
pas celle du 11 septembre, et l’empire n’était pas le califat
radical souhaité par Oussama Ben Laden. Ce que je vous ai décrit plutôt,
c’est la machine de guerre du Japon impérial des années 1940, son attaque
surprise contre Pearl Harbor, et sa tentative d’imposer son empire dans
toute l’Asie orientale. »
Et voilà ! Pearl Harbor devient le 11 septembre, et le
Japon impérial devient al-Qaïda. Bien entendu, pour réaliser un tel amalgame,
Bush est obligé de recourir à quelques tours de prestidigitation verbale,
faisant des parallèles avec le califat « souhaité » par Ben Laden et
ses groupuscules terroristes disséminés avec le plus puissant État impérialiste
du XXe siècle en Asie, tant du point de vue économique que
militaire.
On ne peut répondre ici à toutes les falsifications
historiques et absurdités dites par Bush. Mais on se doit de démentir les plus
importantes.
Il est opportun pour lui de présenter la guerre entre les
États-Unis et le Japon comme un conflit ente le bien et le mal. Mais dans les
faits, cette lutte opposait deux puissances impérialistes rivales voulant
assumer leur influence dans le Pacifique, et par-dessus tout, en Chine. Toutes
les guerres entreprises par les États-Unis au XXe et au XXIe
siècles tirent leurs racines dans l’émergence des États-Unis en tant que
puissance impérialiste lors de la guerre hispano-américaine de 1898 au cours de
laquelle ils ont pris le contrôle de Cuba, de Porto Rico et des Philippines.
La présentation par Bush de la lutte des États-Unis contre
le Japon comme étant un exercice purement humaniste et démocratique omet de
façon bien pratique l’incinération nucléaire d’Hiroshima et de
Nagasaki qui a provoqué la mort de 200 000 à 350 000 civils
innocents. Dans son discours, Bush a salué la décision des États-Unis de
laisser intact le trône impérial japonais — une action qui vient pourtant
contredire les prétentions démocratiques de Washington.
Il a chanté les louanges du général Douglas MacArthur, le
proconsul militaire du Japon dans l’après-guerre, pour avoir établi les
institutions parlementaires de ce pays et avoir émancipé les femmes. En vérité,
les actions des États-Unis dans le Japon d’après-guerre étaient largement
motivées par la peur de voir une révolution sociale éclater dans ce pays
dévasté.
Bush a ensuite abordé la guerre de Corée de
1950-1953. « Les États-Unis sont intervenus, a-t-il dit, pour sauver
la Corée du Sud de l’invasion communiste. » C’était encore une
fois une croisade de la démocratie contre le totalitarisme.
Mais comme on dit, « les faits sont là ». Bush,
encore une fois, de façon bien commode, omet toute mention du dictateur Syngman
Rhee, installé par les États-Unis au Sud en 1948 et qu’ils ont sauvé en
1950 en intervenant militairement. Avant l’éclatement de la guerre,
l’État policier de Rhee emprisonnait et torturait les ouvriers et
étudiants communistes et de gauche. Il a perpétré des massacres, dont notamment
sur l’île de Jeju, où une insurrection de gauche a été supprimée dans le
sang.
Rhee a dû s’exiler en 1960, mais la dictature
policière est restée intacte, jouissant du soutien politique, financier et
militaire des États-Unis pendant trois décennies après la guerre.
L’invasion américaine pour empêcher
l’unification de la Corée sur une base non-capitaliste a entraîné la mort
d’environ 2 millions de Coréens et de près de 34 000 soldats
américains. De par leurs bévues militaires, MacArthur et d’autres
commandants américains sont directement responsables de la mort de milliers de
soldats américains.
A l’époque, la république populaire de Chine
s’est opposée, de façon tout a fait légitime, à la tentative de
Washington d’établir un régime fantoche pro-américain à sa frontière en
faisant intervenir des millions de soldats de son Armée populaire de
libération. Dans son histoire abrégée, nulle mention n’est faite par Bush
à propos de la décision du président Harry S. Truman de renvoyer MacArthur pour
avoir publiquement critiqué sa politique militaire et avoir appelé au lancement
d'une attaque nucléaire contre la Chine.
Bush préfère plutôt pointer du doigt les critiques de la
guerre de Corée au sein de l’establishment politique des États-Unis
d’il y a un demi-siècle, afin encore une fois de faire un parallèle avec
ceux qui critiquent sa politique guerrière en Irak aujourd’hui. Les
critiques défaitistes avaient tort à l’époque, soutient Bush, et ils ont
également tort aujourd’hui.
Dans les faits, la guerre de Corée a été un sérieux recul
pour les États-Unis, se terminant par un compromis négocié laissant le régime
du Parti communiste au pouvoir au Nord.
Bush a ensuite parlé du Vietnam, avançant l’argument
politique obscène selon lequel la tragédie qui a frappé le peuple vietnamien
était le résultat du retrait des États-Unis,et non pas
l’intervention miliaire américaine contre ce pays qui a duré une
décennie. Cet argument est bien entendu mis de l’avant pour justifier la
poursuite de la dévastation en Irak.
Bush a déclaré que « ... l’une des conséquences
les plus indéniables du Vietnam est que le prix du retrait des États-Unis a été
payé par des millions de victimes innocentes dont l’agonie a ajouté à
notre vocabulaire de nouveaux termes comme « boat people »,
« camps de rééducation » et « killing fields ».
Pour des millions de personnes à travers le monde, la
guerre américaine au Vietnam est associée à d’autres termes utilisés pour
décrire les atrocités et les crimes de guerre américains. Des termes et
expressions comme « My Lai », « agent orange »,
« napalm », « bombardement de Noël » et « détruire le
village pour le sauver ».
Au cours de ce conflit, environ 3 à 4 millions de
Vietnamiens ont été tués, en plus de 1,5 à 2 millions de Laotiens et de
Cambodgiens. Tout comme en Corée, les États-Unis sont intervenus pour défendre
un gouvernement fantoche pro-américain brutal et despotique au Sud. Ces guerres
ont démontré le rôle joué par l’impérialisme américain tentant
d’enrayer les aspirations légitimes des masses asiatiques pour acquérir
leur indépendance nationale et se libérer de la domination impérialiste
étrangère.
Bush n’a pas mentionné la faction importante de
l’élite dirigeante américaine dont il est issu lui-même et qui faisait
pression pour l’utilisation d’armes nucléaires tant contre la Chine
que le Vietnam.
L’historien Robert Dallek a réagi à la référence
tordue de Bush en ce qui a trait au Vietnam : « Nous avons été au Vietnam
pendant dix ans. Nous avons largué sur ce pays plus de bombes que sur tous les
théâtres d’opération de la Deuxième Guerre mondiale. En tout, 58 700
Américains y ont perdu la vie, ce qui représente la deuxième plus grande perte
de vies pour ce pays dans un conflit à l’étranger...
« Or, que laisse sous-entendre Bush? Que nous
n’avons pas combattu assez durement ni assez longtemps ? »
Un autre fait gênant que Bush omet de mentionner est le
refus des États-Unis et de leur régime fantoche à Saigon de respecter les
dispositions des Accords de Genève de 1954 selon lesquelles des élections
nationales devaient se tenir en 1956 afin de choisir le gouvernement du Vietnam
unifié. À l’époque, le président américain Dwight Eisenhower a reconnu
que si des élections avaient eu lieu, Ho Chi Minh l’aurait emporté avec 80
pour cent des voix.
La référence de Bush — à propos des « killing
fields » du Cambodge — aux meurtres de masse perpétrés par les
Khmers rouges suite à la défaite des États-Unis au Vietnam en 1975 est un autre
blanchiment grotesque du rôle des États-Unis. Les événements horribles qui sont
survenus au Cambodge ont été mis en mouvement par l’invasion de ce pays
en 1970 par les États-Unis. L’invasion illégale du Cambodge était
l’un des articles de la procédure de destitution lancée contre Richard
Nixon en 1974.
Suite à l’invasion américaine, Washington a organisé
le renversement du gouvernement de Norodom Sihanouk et installé sa marionnette,
Lon Nol, qui a par la suite été renversé par les Khmers rouges. À
l’époque où les Khmers rouges perpétraient leur terrible génocide, les
États-Unis les soutenaient contre les Vietnamiens. La terreur au Cambodge
n’a pris fin que lorsque les Vietnamiens ont envahi le pays et ont
renversé le régime des Khmers rouges.
Bush a également passé sous silence d’autres
opérations américaines en Asie, telles que le renversement militaire de Sukarno
en Indonésie orchestré par les États-Unis en 1965, une action suivie du meurtre
de 1 million de travailleurs, d’étudiants et d’intellectuels.
Dans sa tentative de discréditer les critiques de la guerre
du Vietnam, Bush se permet une allusion littéraire en citant la nouvelle de
Graham Greene écrite en 1955 sur les intrigues américaines au Vietnam, Un
Américain bien tranquille (The Quiet American). Bush décrit le
personnage principal, Alden Pyle, comme un « jeune agent du
gouvernement » « symbole de volonté et de patriotisme américain
— et également de dangereuse naïveté ».
Il néglige de mentionner que Pyle est un agent des
renseignements américain employé à promouvoir un homme de main militariste et
droitiste pour faire contrepoids aux forces nationalistes dirigées par les
communistes et qu’il est impliqué dans un attentat terroriste à Saigon.
On peut supposer que Bush n’a probablement jamais vu le film, et encore
moins lu le livre.
L’affirmation par Bush que le retrait des États-Unis
du Vietnam est la cause de tueries massives et autres atrocités constitue une
autre tentative de donner de la crédibilité historique aux évocations
constantes de la menace d’un bain de sang en Irak advenant que les
États-Unis mettraient fin à leur occupation militaire.
Cet argument est digne d’un criminel de guerre. En
envahissant et en occupant un pays qui n’avait rien à voir avec le 11
septembre et qui ne représentait aucune menace pour le peuple américain, les
États-Unis ont réduit une société entière à l’état de ruines et tués des
centaines de milliers de personnes. Ils ont entraîné les horreurs d’Abu
Ghraib, attisé les conflits sectaires et de purification ethnique et
transformer l’Irak en enfer sur Terre.
Ces supposées préoccupations pour le bien-être du peuple
irakien sont exprimées par le même gouvernement qui jusqu’à ce jour
refuse même de fournir le moindre compte du nombre d’Irakiens tués suite
à ses actions. Si on additionne le nombre total de personnes tuées lors des
interventions militaires américaines en Asie, on obtient un chiffre renversant
— 10 millions de morts, et peut-être même plus. La guerre en Irak,
déclenchée sur la base de mensonges, n’est que le dernier acte de
brigandage impérialiste mené par les États-Unis en Asie. Et d’autres sont
en préparation.
Il est intéressant de signaler la réaction du New York
Times, l’organe semi-officiel du libéralisme américain, au discours de
Bush. Dans son commentaire publié jeudi, Thom Shanker écrit : « Selon
les historiens, le président Bush a raison sur les faits. »
Cette tentative de présenter l’exercice mensonger
misérable de Bush comme une contribution légitime à un débat historique est
révélatrice de l’environnement général du manque de scrupules,
d’ignorance et de tromperie qui caractérise tout l’establishment
américain, et qui vient souligner la complicité de tous les partis et
institutions officiels dans les crimes de l’impérialisme américain.