Les dirigeants syndicaux réunis le 22 octobre à Montreuil au siège
de la CGT (Confédération générale du travail) en banlieue parisienne, ont voté
pour remettre au moins jusqu’au 31 octobre tout nouvel appel à la grève
contre le projet de suppression des régimes spéciaux de retraite. De telles
grèves ne devraient pas se produire avant au plus tôt la mi-novembre. Cette
décision couronne une campagne tenace, menée par les principales confédérations
syndicales françaises, pour empêcher toute extension du mouvement de grève.
Le 18 octobre, 75 pour cent des cheminots (SNCF) et 60 pour
cent des travailleurs de la RATP (Régie autonome des transports parisiens), bus
et métro, se sont mis en grève, paralysant fortement le pays. Un nombre
important de gaziers et d’électriciens, 43 pour cent, selon la direction,
à Electricité de France et Gaz de France, 80 pour cent, selon la CGT, était
aussi en grève. Ces grèves massives ont été plus importantes que celles de 1995
qui avaient contraint le premier ministre de l’époque, Alain Juppé, à
éliminer de nombreuses dispositions de sa réforme des retraites, qui cherchait
aussi, en grande partie, à détruire les régimes spéciaux.
Mais, dès lundi les grèves avaient fortement diminué. Il était
attendu que les grèves reconduites sur les lignes de chemin de fer de banlieue
en région parisienne prennent fin après que la fédération syndicale SUD-RATP
ait annoncé qu’elle mettrait fin à son appel à reconduire la grève
mercredi. Une puissante mobilisation de centaines de milliers de travailleurs a
fondu comme neige au soleil en quelques jours.
Les syndicats et le mouvement de grève
Ces événements sont une démonstration classique de la manière dont
la direction syndicale est capable, en l’absence d’une direction du
mouvement ouvrier qui soit politiquement indépendante, d’étouffer une
lutte de la classe ouvrière. Les principaux objectifs de la bureaucratie
syndicale ont été de décourager les grévistes, de les séparer politiquement des
autres travailleurs et d’empêcher toute lutte politique contre le
gouvernement – avec lequel elle est en fait restée en contact étroit pendant
la grève.
Telle est la stratégie politique fondamentale des syndicats
depuis l’élection du président Nicolas Sarkozy au début du mois de mai
2007. Durant l’été, Sarkozy a rencontré à maintes reprises les directions
syndicales des principales fédérations, CGT, CFDT (Confédération française et
démocratique du travail) et FO (Force ouvrière), reconnaissant même avoir eu
des déjeuners en tête à tête, dans des restaurants chics, avec le dirigeant de
la CFDT François Chérèque et de FO Jean-Claude Mailly.
Les mesures les plus provocatrices de Sarkozy contre les
travailleurs du secteur public pendant l’été, soit la suppression de plus
de 22 000 postes dans le secteur public et la loi obligeant la mise en
place de plans de « service minimum » en cas de grève des transports
en commun, ont provoqué des grincements de dents, mais aucun mouvement de
grève.
Les syndicats ont été contraints d’organiser la
mobilisation actuelle du fait de la déclaration du premier ministre François
Fillon le 9 septembre dernier de mettre fin aux régimes spéciaux en une seule
réforme rapide, qui, a-t-il affirmé, était « prête et simple à faire ».
Sarkozy et Fillon ont essayé par la suite de battre le tambour pour des
réductions des retraites en dénonçant de façon démagogique le fait que les
retraites des travailleurs du secteur public sont plus élevées que celles des
agriculteurs. Mais cela s’est retourné contre eux et renforcé le
ressentiment des travailleurs du secteur public.
Mais les dirigeants des syndicats ont continué à soutenir la
ligne politique du gouvernement après ces annonces. Le dirigeant de la CFDT, François
Chérèque a déclaré que « si on ne fait pas évoluer ces régimes, ils seront en
faillite et les retraites des personnels ne seront pas versées ». Le
secrétaire de la CGT chargé des retraites, Jean-Christophe Le Duigou, a appelé
à négocier « entreprise par entreprise, branche par branche » pour la
mise en place de la réforme, espérant ainsi éviter une attaque générale sur les
retraites, politiquement plus explosive, au moyen d’une loi ou d’un
décret.
Les syndicats ont continué à promouvoir la ligne du gouvernement,
même après le discours du 18 septembre de Sarkozy annonçant ses projets de
réductions massives des dépenses sociales. Jean-Louis Malys, responsable des
retraites à la CFDT, a dit au quotidien du Parti communiste, l’Humanité,
le 29 septembre que « Le statu quo sur les régimes spéciaux paraît
inimaginable. »
Néanmoins, les fédérations de cheminots se sont rencontrées et
ont décidé le 1er octobre de planifier un mouvement de grève pour la
mi-octobre, une « journée d’action » le 13 octobre et une grève
d’une journée le 18 octobre.
La CGT, majoritaire chez les cheminots, a alors pris les rênes
pour limiter la grève, en promouvant l’idée que la popularité de Sarkozy
signifiait qu’il était politiquement intenable de s’opposer à l’orientation
d’ensemble de ses réformes. Interrogé le 13 octobre, par le Journal du
dimanche, sur la possibilité de voir se reproduire des grèves comme en
1995, le secrétaire de la fédération des cheminots CGT a dit : « Nous
sommes dans un contexte différent, avec un corps social renouvelé et une
opinion politique qui a bougé. » Il a dit toutefois espérer que « tous
les ingrédients sont réunis pour que les salariés s'expriment de manière très forte »
pendant les grèves.
Mais la CGT a vite subi des pressions de la part des autres
syndicats, notamment de SUD-rail, second syndicat parmi les cheminots, pour
faire du 18 octobre une grève reconductible. Dans une interview pour le
quotidien Libération, le secrétaire général de la CGT Bernard Thibault a
critiqué ceux qui prônaient la grève reconductible et a dit qu’ils « manquent
d'expérience. » Les représentants de la CGT ont maintenu que
l’opinion publique se retournerait contre une grève qui durerait plus de
24 heures.
Pendant les grèves qui ont commencé le 18 octobre, la CGT a
oeuvré avec fermeté pour limiter l’étendue des grèves. Notamment dans les
plus grands centres urbains (Paris, Lyon, Marseille) les cheminots, y compris ceux
syndiqués à la CGT, ont voté le 18 octobre pour reconduire la grève. La
bureaucratie de la CGT a boycotté ces assemblées générales.
Vendredi, la Fgaac (Fédération générale autonome des agents de
conduite), syndicat des conducteurs de trains, qui avait jusque-là appelé à une
grève reconductible, a négocié un accord avec le gouvernement et a mis fin à la
grève. Le quotidien conservateur Le Figaro, a commenté, « l'amélioration
du trafic n'a été possible que grâce à la sortie du mouvement de la Fgaac ».
La CGT a alors publié des critiques hypocrites de la Fgaac dénonçant des
« discussions en coulisse » avec le gouvernement.
Comme l’a indiqué le quotidien financier conservateur Les
Echos : « Pour la CGT, le jeu est désormais délicat. Si elle a
fait mine de s'étonner de ces "discussions en coulisse", elle a aussi
profité du retrait de la Fgaac pour "sauver" sa grève carrée. »
En un mot, la trahison de la direction de la Fgaac a aidé la CGT à contraindre
les travailleurs à mettre fin à la grève.
La réunion du 22 octobre au siège de la CGT à Montreuil a
simplement codifié ce qui était clair pour tout observateur politique, à savoir
que les dirigeants des huit fédérations syndicales ne veulent pas appeler à la grève,
car ils ont très peur qu’elle n’échappe rapidement à leur contrôle.
C’est à Chérèque de la CFDT qu’il a été donné de lancer
la dernière salve d’insultes à l’égard des travailleurs. Il a dit
lors d’une interview télévisée sur TF1 : « Aujourd'hui,
excusez-moi l'expression, mais on emmerde tout le monde pour pas grand chose,
on rend désagréable la vie de dizaines de milliers de personnes qui vont
travailler, alors qu'en restant plus unis on est plus forts. » Cette
« unité » dont il parle signifie l’unité avec la CFDT, qui
n’a cessé d’appeler, tout au long de la grève, à davantage de
négociations avec Sarkozy pour faire quelques retouches à ses réformes
réactionnaires.
La « légitimité » de Sarkozy
On a beaucoup parlé récemment de la « légitimité »
de Sarkozy en tant que président élu. Dans une interview au Monde le 17
octobre, le secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault, a fait remarquer
que Sarkozy a « une légitimité, que personne ne conteste », mais a
indiqué que puisque la grève n’était pas une « grève
politique », cela ne devrait pas « conduire les syndicats à renoncer
à leur mission. »
Dans les faits, des centaines de milliers de cheminots, de gaziers
et d’électriciens et de travailleurs du secteur public ont directement
mis en question la légitimité de Sarkozy en faisant grève contre la politique
sociale de son gouvernement. Ceci a été, qui plus est, reconnu, le 18 octobre,
par le dirigeant du parti néofasciste Front national, Jean-Marie Le Pen, qui a
dénoncé « les syndicats de l'archéosocialisme [qui] paralysent le pays par
une grève préventive et politique. »
Sarkozy a été élu en grande partie par défaut, du fait de
l’écoeurement répandu face au Parti socialiste conservateur et impuissant
et face à la soi-disant gauche toute entière en France, qui a fait la preuve de
son influence néfaste. Sarkozy a promis toutes sortes de choses à toutes sortes
de gens durant sa campagne électorale, mais de larges couches de la population
n’ont pas voté pour leur propre appauvrissement ou
l’appauvrissement d’autres travailleurs, ou pour la destruction de
leurs droits sociaux fondamentaux. Sarkozy n’a aucun mandat pour détruire
les acquis et les conditions de vie historiquement gagnés par la classe
ouvrière française. Une lutte déterminée donnerait une direction à la
population tout entière et révèlerait combien le régime est en réalité isolé.
Et c’est précisément ce que les staliniens du Parti communiste de la CGT
et les autres syndicats veulent éviter.
Les médias français débitent des sondages révélant
qu’une majorité de Français (55 pour cent) ne pensent pas que ces grèves
sont « justifiées. » Mais d’autres sondeurs ont trouvé que 54
pour cent de la population exprimaient « soutien ou sympathie » pour les
grévistes, paradoxe qui s’explique tout simplement par la manière de
formuler les questions, d’un sondage à un autre. En fait, la population
française a très souvent accordé un large soutien aux grèves politiques de
1995, 2003 et 2005.
La situation politique actuelle, marquée par
l’effondrement de la « gauche » officielle française et
l’unité quasi totale de l’élite dirigeante derrière les attaques
sociales de Sarkozy, a certainement marquéla conscience populaire. Mais
en fait cela met encore plus en évidence la faillite de la perspective syndicaliste
– la lutte contre les attaques de Sarkozy nécessite à présent un appel
clairement politique et une mobilisation des larges couches de travailleurs.
Le vrai danger pour les travailleurs en France, ce n’est
pas qu’ils arriveront en retard à leur travail pendant quelques jours,
lors des grèves des transports. Le vrai danger, c’est que Sarkozy va
réussir à mener à bien une attaque massive sur le niveau de vie – par
exemple une réduction des retraites après les élections municipales de 2008,
dont (comme Sarkozy l’a reconnu ouvertement dans son discours du 18
septembre) la destruction des régimes spéciaux n’est que le prélude
– et les entraîner dans une spirale de guerres et d’agression à
l’étranger.
Même si les manoeuvres de la bureaucratie syndicale empêchent
les grèves actuelles de cheminots d’aller de l’avant, il y aura
d’autres luttes. Il est essentiel que les travailleurs tirent les leçons
des luttes d’aujourd’hui – avant tout, la nécessité
d’une orientation politique socialiste et une rupture d’avec les
syndicats – pour que réussissent les luttes à venir.