Le Pakistan en est maintenant à son
vingt-troisième jour de loi martiale de facto. Les libertés civiles
fondamentales ont été suspendues. Des milliers d’opposants au gouvernement —
des membres de l’opposition, des avocats, des défenseurs de droits de l’homme
et des syndicalistes — sont toujours en prison. Tous les jours, la police
charge à coup de bâtons les manifestations anti-gouvernementales et fait des arrestations
de masse. Le gouvernement dominé par l’armée et bénéficiant du soutien des
Etats-Unis a rendu passibles de cour martiale les civils qui défieraient le
président, le général Perez Moucharraf.
Et pourtant, même s’ils fulminent contre le
régime militaire, toutes les principales factions de l’establishment politique
traditionnel du Pakistan cherchent à réaliser un accord avec l’armée et ses
supporteurs et sponsors à Washington.
Ce n’est que le 12 novembre, après avoir
été assigné deux fois à résidence et après que des milliers de ses supporteurs
furent arrêtés ou battus que la « présidente à vie » du Parti du
peuple du Pakistan (PPP), Benazir Bhutto, a annoncé qu’elle rompait
« définitivement » les négociations de partage de pouvoir avec Moucharraf.
Aujourd’hui, cédant aux pressions de
l’administration Bush, Bhutto a signifié que son PPP participerait aux
élections nationales et provinciales frauduleuses que le régime militaire a
l’intention d’organiser pour le 8 janvier. Tous les autres principaux partis, à
commencer par la Ligue
musulmane pakistanaise (Nawaz) du premier ministre renversé, Nawaz Sharif, de
retour au Pakistan dimanche passé, semblent préparés à emboîter le pas à
Bhutto, devenant ainsi des complices directs du régime militaire.
Moucharraf a indiqué que les élections
auront lieu selon toute vraisemblance alors que la loi martiale est toujours en
vigueur, ce qui signifie que la plus grande partie de la campagne serait
illégale et que seule la plus faible critique du gouvernement et de l’armée
sera tolérée. Fait encore plus important, les élections ont pour but de
légitimer et de donner une façade démocratique à un arrangement politique dans
lequel l’armée garde sa proéminence dans l’État pakistanais au moyen d’une
présidence forte, d’un conseil national de sécurité dominé par l’armée avec de
larges pouvoirs de supervision constitutionnelle sur d’importants champs
d’action du gouvernement et d’un système judiciaire qui sous le régime martial
de Moucharraf a été purgé des éléments jugés « dérangeants » par les
généraux pakistanais.
Jeudi dernier, Bhutto a annoncé que le PPP
présentera officiellement une liste complète de candidats aux élections du 8
janvier, disant qu’elle « ne voulait pas rendre la vie facile à nos
opposants ». Dimanche dernier, elle a elle-même soumis les documents
nécessaires pour se présenter dans une circonscription électorale de
l’Assemblée nationale au sud de Sindh. « Si Dieu le veut, une élection
aura lieu et le Parti du peuple et le peuple vaincront », a dit Bhutto.
Bhutto affirme que son PPP n’a pas encore
pris de décision définitive sur sa participation dans les élections. Mais ce
n’était clairement que pour surmonter l’opposition dans son propre parti à un
geste de collaboration si ouvert avec Moucharraf et pour offrir une issue de
secours au PPP si jamais les manifestations populaires contre le gouvernement
se développaient soudainement, soit à cause du régime brutal sous la loi
martiale, soit à cause de la crise économique naissante. (Le gouvernement
actuel serait sur le point d’annoncer une augmentation de 15 à 20 pour cent des
prix du pétrole).
Nawaz Sharif, le premier ministre que Moucharraf évinça
lors de son coup d’Etat de 1999 et le chef du Parti considéré comme le deuxième
en importance au Pakistan, a juré de mené une alliance de 17 partis, le
Mouvement démocratique de tous les partis, au boycottage des élections. Mais il
a aussi indiqué à son parti de remplir toutes les formalités juridiques
nécessaires à la participation aux élections et son frère et proche conseiller,
Shahbaz Sharif, avait déclaré à des journalistes, samedi à Londres avant de
rejoindre Nawaz au Pakistan, que si le PPP décidait de participer aux élections
le boycottage ne pourrait fonctionner.
Shahbaz se refusa d’écarter Nawaz Sharif en remplissant
lui-même lundi son inscription à la candidature, bien que celle-ci pourrait
être invalidée par le comité électoral pro-Moucharraf à cause de sa
condamnation en 2000 pour trahison et kidnapping lors d’un simulacre de procès
organisé par le régime Moucharraf.
Le PPP, le PML (N) et le troisième plus important groupe de
soi-disant opposition, les fondamentalistes islamiques du Muttahida Majlis-e-Amal
(MMA), ont déclaré à maintes reprises au cours des quatre dernières années être
sur le point de déclencher une mobilisation populaire commune contre le régime
militaire. Mais à chaque fois ils ont repoussé à plus tard ces actions tout en
s’accusant mutuellement d’avoir contrecarré les plans d’une campagne anti-Moucharraf.
Bien que le MMA ait souligné les contacts de longue date entretenus entre
Bhutto et Moucharraf (contacts qui ont été les plus marqués durant les six
derniers mois lors des tentatives concertées de l’administration Bush d’établir
une alliance entre Moucharraf et Bhutto), le PPP a réprimandé le MMA pour avoir
servi le régime de Moucharraf en formant le gouvernement de la province de la frontière
Nord-Ouest et en participant à une coalition gouvernementale avec le PML (Q) pro-Moucharraf
au Baloutchistan.
Si le PPP et le PML (N) se présentent aux élections, il ne
fait aucun doute que le MMA, dont les membres ont aussi rempli des formulaires
de candidature, va laisser rapidement tomber sa rhétorique du boycottage. En
effet, l’un des dirigeants les plus en vue du MMA, Maulana Fazlur Rehman, a
officiellement annoncé que lui et son parti, le JUF (I), allaient participer
aux élections. Rehman, qui est reconnu pour ses liens étroits avec le régime de
Moucharraf, a rencontré le 20 novembre l’ambassadrice des Etats-Unis au
Pakistan, Anne Patterson. Selon Rehman, elle a insisté fortement pour qu’il
participe aux élections du régime militaire. La journée précédant ses
discussions avec Rehman, Patterson rencontra Bhutto pour lui communiquer sans
aucun doute le même message.
Nawaz et Shahbaz Sharif ont nié avec véhémence les
affirmations selon lesquelles leur retour était le résultat d’une entente avec
le régime de Moucharraf. Des porte-parole du gouvernement ont cependant soutenu
qu’un accord existait, sans toutefois fournir de détails.
En début de semaine dernière, Moucharraf, accompagné du chef
des services de renseignement pakistanais, fit une visite impromptue en Arabie
saoudite pour s’entretenir au sujet de Sharif, qui y avait été exilé en 2000.
Par le passé, Moucharraf avait songé à une possible entente avec Sharif à
propos d’un retour à la politique pakistanaise, la relance du PML (N) punjabi
pouvant ainsi servir au gouvernement militaire en faisant contrepoids au PPP.
Mais on spécule beaucoup dans la presse que ce geste de Moucharraf aurait été
forcé par la décision du roi saoudien Abdoullah, ce dernier agissant au nom de
Washington, de ne plus être le geôlier de Sharif. Jusqu’à maintenant,
l’administration Bush avait peu porté attention à Sharif et elle avait en fait
appuyé sa déportation du Pakistan en septembre dernier. Mais il n’y a rien dans
la politique conservatrice de Sharif qui empêcherait Washington de collaborer
avec lui.
On peut dire sans crainte de se tromper que le roi Abdullah
d’Arabie saoudite — qui est comme Moucharraf un proche allié de
l’administration Bush et certainement pas un défenseur de la démocratie —
n’aurait pas libéré Sharif de son exil en Arabie saoudite et effectivement
commandité son retour au Pakistan s’il n’avait pas eu la certitude que Sharif
n’allait pas nuire aux plans de Washington de maintenir un gouvernement dominé
par les militaires au Pakistan.
Le roi Abdullah a non seulement rencontré Sharif durant
deux heures vendredi et dîné avec lui, il lui a prêté l’avion qui l’a ramené au
Pakistan.
Membre d’une famille d’industriels, Nawaz Sharif a
traditionnellement maintenu des rapports étroits avec les militaires, la grande
entreprise dans sa région natale du Punjab et la droite religieuse, que les
militaires ont longtemps soutenue. Sharif a commencé sa carrière politique au
milieu des années 1980 en tant que protégé d’un autre dictateur militaire, le
général Zia et le parti pro-Moucharraf que les militaires ont commandité après
avoir évincé Sharif, le PML (Q), est largement formé des dissidents du PML de Naswaz.
Ceci étant dit, il ne manque pas de sujets de dissension
entre Moucharraf et Sharif. Après tout, ils se sont affrontés sur la question
de l’aventure militaire du Pakistan en 1999 au Cachemire occupé par l’Inde et,
lorsque Sharif entreprit de limoger Moucharraf en tant que dirigeant de l’armée
en octobre 1999, ce dernier réactiva un plan de coup d’État.
Au début septembre, lorsque les frères Sharif tentèrent de
mettre fin à sept ans d’exil, les militaires organisèrent une opération de
sécurité d’envergure, isolant l’aéroport d’Islamabad, arrêtèrent les deux et
les retournèrent rapidement par avion vers l’Arabie Saoudite.
Dimanche, le gouvernement monta encore une vaste opération
de sécurité en déployant plus de 6000 policiers dans une tentative infructueuse
d’empêcher un grand nombre de partisans du PML (N) d’accueillir les deux frères
à l’aéroport de Lahore. Dans les heures précédant leur retour, de nombreux
activistes du PML (N) furent mis en détention préventive. Bien qu’un
porte-parole du parti de Sharif ait évalué leur nombre à 1800, un représentant
du gouvernement a ridiculisé ce nombre, l’évaluant plutôt à 100. Néanmoins,
contrairement à ce qui s’était produit en début septembre, on a permis aux
Sharif d’entrer au pays.
Si toutes les sections de l’opposition
bourgeoise se concertent avec le régime de Moucharraf et envisagent de
participer dans le simulacre d’élections du 8 janvier, c’est parce qu’elles
espèrent toutes obtenir une part de pouvoir politique et les privilèges de la
corruption qui viennent avec et qu’elles craignent que leurs rivaux bénéficient
d’un boycottage des élections. Fait encore plus important, elles ont toutes
peur d’une véritable mobilisation populaire contre le régime militaire, car
elles reconnaissent que l’armée est le rempart protégeant leurs privilèges,
l’État-nation pakistanais et les rapports de propriétés très inégalitaires.
(Article original anglais paru le 26
novembre 2007)