WSWS : Nouvelles et analyses : Europe
Le 16 mars, le ministre des Affaires étrangères de l’ancien gouvernement social-démocrate/Verts, Joschka Fischer, a prononcé un discours lors d’une conférence des Verts européens qui s’est tenue à l’université Humboldt à Berlin. Depuis qu’il a quitté son poste de ministre des Affaires étrangères, Fischer occupe un poste de professeur à l’université Princeton de New York où il donne des cours sur la « diplomatie des conflits internationaux ». Sa conférence à Berlin était intitulée « Une Europe d’intérêts communs ».
Si l’on regarde plus loin que le manteau professoral quelque peu ridicule et mal seyant adopté par Fischer, l’on s’aperçoit que son discours était en essence un appel au gouvernement allemand pour qu’il fasse davantage preuve de leadership et d’empressement à réorganiser l’Europe.
Il est « choquant », a déclaré Fischer que « la perte grandissante de l’importance de l’Europe dans le monde » n’est même pas perçue dans les capitales européennes. Ceci, dit-il, s’applique avant tout à l’Allemagne qui, en raison de sa taille et de son pouvoir économique, doit assumer un rôle de direction dans l’Union européenne (UE).
Il y a sept ans, Fischer avait déjà au même endroit prononcé un discours dans lequel il exposait ses principes pour l’Europe. A l’époque, il s’était qualifié de « fédéraliste convaincu » en parlant beaucoup de « structures démocratiques ». Il s’était déclaré favorable à un « Etat fédéral européen ».
Aujourd’hui, il adopte un ton bien différent. Détrompé par la réalité, il se rend à l’évidence que tout ce que l’on peut espérer c’est une « Europe d’intérêts communs ».
Toutefois, ce qui se cache derrière la formule anodine « Europe d’intérêts communs », c’est la revendication de Fischer pour une politique européenne de grande puissance sous la direction de l’Allemagne. Le problème principal, selon le dirigeant du Parti des Verts, est que la pression politique croissante exercée par les Etats-Unis fait que les intérêts européens deviennent de plus en plus divergents. Cet antidote n’est, selon Fischer, rien de moins que l’imposition des intérêts de la puissance européene la plus forte et celle-ci est, aux dires de Fischer, l’Allemagne.
De telles revendications ont souvent été formulées dans l’histoire allemande depuis la formation de l’empire allemand en 1871 et de l’expansion industrielle nationale qui s’en est suivie. La dynamique du capitalisme allemand est incompatible avec le système restrictif d’Etat européen et, en conséquence, l’Allemagne cherche à dominer l’Europe afin de réaliser son destin de grande puissance. Les conséquences de cette politique, appliquée d’abord par Bismarck, puis par l’empereur Guillaume et enfin par Hitler, furent catastrophiques pour l’Allemagne et pour le reste du monde.
Si l’on considère la trajectoire de Fischer débutant par des batailles de rue et des occupations d’immeubles, et qui à présent, après avoir revêtu le manteau d’homme d’Etat et de professeur à l’université élitiste de Princeton, en appelle à une politique germano-européenne de grande puissance, l’on est tenté de conclure que la maxime selon laquelle l’histoire quand elle se répète se transforme en farce, s’applique également aux individus.
Cependant, une farce peut avoir des conséquences dangereuses, notamment en politique. Il y a dix ans, Fischer et les Verts avaient joué un rôle clé en balayant les traditionnelles entraves d’après-guerre au militarisme allemand et en permettant à l’armée allemande d’intervenir dans des conflits internationaux. Dans son discours de Berlin, il a appelé à une expansion militaire et insisté pour que l’Europe acquière une grande autonomie en tant que puissance militaire.
Fischer a directement critiqué l’actuel gouvernement allemand et le groupe parlementaire de son propre parti Vert qui avait « délibérément fait la sourde oreille aux implorations de l’OTAN d’apporter un soutien rapide dans le sud de l’Afghanistan » alors que des troupes alliées y rencontrent de graves problèmes. L’envoi d’avions Tornado allemands dans le sud de l’Afghanistan est correct, a dit Fischer, mais nullement suffisant. Une responsabilité plus grande en politique étrangère et sécuritaire exige également des efforts plus grands de la part d’une puissance militaire européenne, a-t-il précisé.
Fischer s’est moqué de la marine allemande qui, au Liban, était confrontée à « l’armada extrêmement dangereuse du Hezbollah » pendant que d’autres alliés, « à l’intérieur du pays tiraient les marrons du feu ».
La manière dont Fischer se fait ouvertement le promoteur du militarisme allemand est une expression du virage droitier continu du Parti des Verts. Sa déclaration doit être considérée dans le contexte de l’annonce faite dernièrement par le secrétaire général du parti, Reinhard Bütikofer, d’établir des relations de travail à tous les niveaux avec les partis conservateurs allemands.
Même si la tâche est désagréable, il est indispensable d’écouter ce que Monsieur le professeur, Docteur Fischer a à dire.
La défense des intérêts européens
Au coeur de ses remarques, Fischer a posé la question : « Sommes-nous, nous Européens, prêts à régler les problèmes provenant de la faiblesse que les Etats-Unis se sont crées eux-mêmes de par leur politique unilatéraliste et qui a conduit au désastre de la guerre en Irak ? »
Sa réponse a été un « non » catégorique. L’Europe n’est pas prête, a-t-il dit, à affronter les défis relevant du changement de la situation mondiale. Au lieu de cela, les « nouvelles responsabilités de la politique étrangère et sécuritaire sont évitées avec obstination. » Deux ans après que la majorité des électeurs en France et aux Pays-Bas ait voté contre la constitution européenne, l’Union européenne se trouve dans une crise profonde.
La conférence européene des Verts où Fischer a pris la parole, fait partie des activités accompagnant le 50ème anniversaire de la signature du Traité de Rome qui avait mis en marche le processus de l’unification de l’Europe. Fischer a débuté par une courte rétrospective faisant remarquer qu’une perspective d’avenir ne pouvait que se fonder sur une évaluation du passé.
Selon Fischer, l’unification de l’Europe au cours de ces cinquante dernières années était « le plus grand succès historique » de la période d’après-guerre. L’émergence et le développement de l’Union européenne ne pouvaient toutefois pas être considérés séparément des conditions qui prévalaient durant la guerre froide.
Aussi, la réunification du continent, « et je ne parle pas expressément de la réunification allemande, mais du fait de surmonter les divisions européennes et de la fin de la guerre froide », avait-elle eu des conséquences énormes pour le développement intérieur de l’Europe et pour le rôle de l’Europe dans le monde. « Je choisirais même d’utiliser à ce sujet le terme de big bang, » a dit Fischer.
Dans le même temps, a-t-il poursuivi, la progression de la production mondialisée a créé des conditions entièrement nouvelles pour l’Europe qui est à présent vue, par les habitants des pays en voie de développement, sous un autre angle que par les habitants des nations industrialisées.
« Près de sept milliards de personnes font le rêve du progrès, » a dit Fischer, « et cela n’a pas seulement des conséquences écologiques énormes, mais également des conséquences économiques, dont celui de la lutte pour la distribution des matières premières et de l’énergie, des questions qui sont plus faciles à traiter dans un amphithéâtre que dans des conférences internationales. »
Il a poursuivi en disant que la situation sécuritaire lors de la guerre froide, « aussi dangereuse fut-elle », a été remplacée par une situation sécuritaire qui est « bien plus complexe. » Quiconque pense que le gouvernement américain représentera à l’avenir les intérêts sécuritaires de l’Europe, fait une grosse erreur, a déclaré Fischer en ajoutant que les limites de la puissance américaine commençaient à apparaître en Irak.
« Nous sommes les voisins géopolitiques du Moyen-Orient, ne l’oublions pas, a-t-il dit en demandant : « Que se passerait-il si les Américains se retiraient, ce qu’ils n’ont pas l’intention de faire pour le moment, pour adopter une nouvelle ligne de conduite dans un avenir proche ? » La crise au Moyen-Orient continuerait d’exister et devrait être résolue. La question est la suivante: « Par qui et comment ? »
L’Europe doit devenir adulte et défendre elle-même ses propres intérêts sécuritaires, a déclaré Fischer. Ceci nécessite, premièrement, de reconnaître les intérêts européens ; deuxièmement, de les définir et troisièmement de les imposer.
Il a dit que l’union monétaire avait établi de nouvelles conditions et une nouvelle qualité en terme d’unification et d’intégration européenes qui auraient des conséquences à long terme. Mais ceci en soi ne suffit pas. Des changements définis et durables doivent être faits dans le domaine de la politique étrangère et sécuritaire.
L’Europe ne pouvait pas permettre à chacun de faire ce que bon lui semble. Cela « faisait vraiment froid dans le dos » a-t-il dit, de voir comment le gouvernement américain avait engagé des négociations bilatérales avec la Pologne et la République tchèque « qui toutes deux sont membres de l’Union européenne, » pour obtenir leur accord sur la construction d’un site américain de défense anti-missiles sans qu’il y ait de discussions et encore moins de prise de décision dans les capitales européennes ou les commissions européennes.
Sous les applaudissements de la direction des Verts présente, Fischer a fait une remarque à l’adresse de la chancelière Angela Merkel (Parti chrétien-démocrate) : « Il ne suffit pas dans cette affaire de simplement souligner le rôle de l’OTAN, Madame la chancelière. Cela appelle une décision sans équivoque de la part de l’Europe. »
Fischer a ensuite fait remarquer que la Russie qui n’adhère pas à telle ou telle décision, a agi de façon tout à fait indépendante et mené ses propres pourparlers bilatéraux avec la Grèce, un Etat membre de la l’UE, pour signer des contrats concernant de futurs oléoducs et gazoducs. De cette façon, dit-il, il ne sera jamais possible de créer une Europe des intérêts communs. La rechute dans l’égoïsme national, a-t-il prévenu, est très réelle et a des conséquences catastrophiques.
Une avancée sur la frontière de la Russie
L’expansion de l’impérialisme allemand a traditionnellement pris la forme d’une avancée vers l’est et, à cet égard, Fischer respecte la tradition historique. Il a appelé à une expansion de l’UE jusqu’à la frontière occidentale de la Russie.
Selon Fischer, la Biélorussie et l’Ukraine, deux anciennes républiques soviétiques qui durant des siècles avaient eu des liens étroits avec la Russie et que Moscou considère encore comme faisant partie de sa sphère d’influence, font partie de l’UE.
Afin de définir les intérêts communs, il est également nécessaire de clarifier le tracé de la frontière communautaire, a-t-il poursuivi. « A l’ouest, c’est assez clair. Tant que les Américains s’abstiennent de faire une demande d’adhésion à l’UE, l’Union européenne s’arrêtera quelque part dans les Açores. Au sud, la frontière est formée par la Méditerranée et au nord par la mer polaire. Mais qu’en est-il de l’est ? Où se situe la frontière à l’est ? », a-t-il demandé.
La formule utilisée par l’ancien président français, Charles de Gaulle, « de l’Atlantique à l’Oural, » n’est pas correcte, a affirmé Fischer. L’Union européenne doit avoir pour objectif d’établir de bonnes et étroites relations avec la Russie mais la frontière orientale de l’UE constitue la frontière occidentale de la Russie, déclara-t-il. La clarté doit prédominer à ce sujet, souligna-t-il.
Ceci était, d’après lui, le seul moyen de faire comprendre clairement aux pays tels l’Ukraine et la Biélorusse qu’ils appartiennent à l’Union européenne et que leur admission est souhaitée. Dans le même ordre d’idée, Fischer a rappelé que la « Révolution orange » en Ukraine avait été fortement soutenue par Berlin.
Fischer a cherché à éviter toute référence directe à la prédominance allemande sur l’Europe mais a souligné à plusieurs occasions la « responsabilité allemande pour la formulation et la représentation des intérêts européens. » Ceci n’étant pas dirigé « à l’encontre de pays européens plus petits », mais, en raison de sa taille et de ses ressources économiques, l’Allemagne devait assumer une direction plus grande et fournir « la locomotive tirant les wagons européens ».
Un bilan
L’ancien ministre des Affaires étrangères parle en fait au nom de l’élite dirigeante allemande. Deux jours à peine après le discours de Fischer, le président allemand, Horst Köhler, reprenait le même sujet et, d’un signe d’acquiescement évident en direction de la chancellerie et de la présidence allemande du conseil de l’UE, il a appelé à davantage d’indépendance et de confiance en soi de la part de l’Europe
La prédominance américaine sur l’Alliance occidentale avait été en grande partie considérée durant la période de la Guerre froide comme allant de soi. Pendant une bonne partie de cette période, l’Allemagne avait été en mesure de s’abriter derrière Washington et de bénéficier d’un essor économique.
Depuis quelques années, l’Allemagne se qualifie de champion de l’exportation mondiale. Mais le développement de la production et la dynamique des forces productives ont aggravé les rivalités et les conflits existant entre les grandes puissances. La lutte pour les parts de marché et les matières premières, en premier lieu l’approvisionnement énergétique, revêt des formes de plus en plus violentes. A ceci s’ajoute la lutte pour le pouvoir et l’influence sur les marchés de croissance de la Chine et de l’Inde.
Le capitalisme allemand ne peut accepter que les Etats-Unis contrôlent les principales ressources énergétiques au Moyen-Orient, dictent le prix et les quantités livrables de pétrole et de gaz et privent l’économie allemande de ses transactions lucratives en Iran. En même temps, l’Allemagne ne peut non plus tolérer un désastre politique et militaire des Etats-Unis et de ses alliés en Irak ni une attaque militaire de l’Iran, dans un sens comme dans l’autre les conséquences pour la région tout entière en seraient catastrophiques. Jusque-là, cependant le gouvernement à Berlin n’a pas osé défier les Etats-Unis par peur des conséquences économiques, politiques et militaires.
A présent une nouvelle approche est favorisée et Fischer se met à battre le tambour pour la défense des intérêts allemands. De ce point de vue il dépend du soutien des Verts dont la principale base de soutien sont les couches privilégiées de la classe moyenne qui se sont établies dans les banlieues les plus riches (« ceinture de lard ») des grandes villes et dont le pacifisme d’antan était presque exclusivement dirigé contre les Etats-Unis.
La classe ouvrière doit être sur ses gardes. Une telle politique de grande puissance et de militarisme est toujours liée à des attaques violentes contre les droits sociaux et démocratiques. Pour pouvoir mettre en échec la perspective politique de ce philistin de Princeton, il est indispensable de lutter pour l’unification de l’Europe d’en bas sous la forme d’une mobilisation de la classe ouvrière sur la base d’un programme socialiste international.
(Article original paru le 22 mars 2007)
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