La fondation d’un nouveau
parti n’est pas chose banale et mérite une attention toute particulière.
Ceci vaut également pour le parti « La Gauche » (Die Linke) qui a été
fondé samedi 16 juin à Berlin par l’union du Parti de la Gauche.PDS
(Parti du socialisme démocratique) et de l’Alternative électorale Travail
et Justice sociale (Wahlalternative Arbeit und Soziale Gerechtigkeit - WASG).
Lors de la création de ce parti,
les facteurs objectifs ont joué un rôle au même titre que les intentions
politiques et personnelles de ceux qui l’ont fondé. Un nouveau parti peut-être
capable d’appréhender des changements sociaux survenant sous la surface,
de les articuler et de préparer l’avenir. Ou bien il peut être une
réaction du passé et devenir un obstacle politique pour le développement des
masses. Dans le premier cas, le parti sera efficace, décisif et
audacieux ; dans le second cas, conservateur et se traduire par des demi-mesures
et des ambiguïtés.
Le parti « La Gauche » entre
indubitablement dans la seconde catégorie. Dès sa naissance, il possède les
caractéristiques de la vieillesse.
Ceci se trahit à première vue par
son aspect extérieur. La moyenne d’âge de ses 72 000 membres est de
65 ans alors que celle des 60 000 membres du Parti de la Gauche.PDS est de
70 ans. La direction du parti se compose de Lothar Bisky (65), Oskar Lafontaine
(63), Gregor Gysi (60) et du trésorier Karl Holluba (62), qui tous ont atteint
l’âge de la retraite et ont occupé des années durant de hautes fonctions
en Allemagne de l’Est et de l’Ouest.
Le terme « nouveau » qui
est employé pour décrire La Gauche est trompeur. Sur le plan de
l’organisation et de par son héritage, le parti se rattache tout à fait
au Parti du socialisme démocratique (PDS) et de son prédécesseur le SED (Parti
socialiste unifié d’Allemagne), l’ancien parti d’Etat
stalinien de la République démocratique allemande dont il a repris à son compte
les appareils et le patrimoine. S’y sont ajoutés une flopée
d’anciens membres du SPD (Parti social-démocrate), en grande partie des permanents
syndicaux dirigés par l’ancien ministre fédéral des Finances, ministre président
du Land de Sarre et maire de Sarrebruck, Oskar Lafontaine.
Sur le plan interne, le nouveau
parti présente aussi tous les signes de sénilité et de déclin. Même avant la
fondation officielle du parti, une forte aile droite s’était constituée
sous le nom de « Forum du socialisme démocratique ».
Le forum prétend parler au nom de
fonctionnaires et d’élus du Parti du socialisme démocratique, en
l’occurrence de « plusieurs milliers de socialistes démocratiques »
qui ont « remporté des mandats parlementaires ou qui occupent des
fonctions politiques. » Le forum est dirigé par Stefan Liebich, l’ancien
président du siège berlinois du PDS et fervent défenseur de la participation du
parti au sénat (législature de Berlin.)
Le document de fondement comporte à
présent 449 signatures, y compris celles des trois sénateurs de Berlin, de la
majorité du comité directeur du vieux parti PDS, de dix députés du Bundestag
(parlement fédéral), des présidents des parlements des Länder de Saxe Anhalt,
Berlin, Saxe et Brandebourg ainsi que des présidents des Länder,
d’anciens ministres, des préfets de régions et de maires. En déclarant
qu’il est indispensable d’établir « un équilibre productif
entre la protestation, la prétention de façonner la société et des alternatives
démocratiques socialistes allant au-delà des conditions actuelles », le
document défend la participation gouvernementale sur le plan régional et
communal dans les nouveaux Länder en Allemagne de l’Est.
Le but de cette participation
gouvernementale est mis en question, notamment par la WASG. Vu que le parti
cherche à se présenter en Allemagne de l’Ouest comme une alternative de
« gauche » au SPD pour remporter des mandats, des fonctions et gagner
de l’influence, il est plutôt embarrassant pour ce parti s’il collabore
étroitement avec le SPD et même avec l’Union chrétienne-démocrate à
l’Est où il s’est incrusté depuis longtemps dans les ministères et les
gouvernements locaux.
Cette contradiction n’a pas
un caractère fondamental. En Allemagne de l’Est, La Gauche se trouve déjà
là où elle veut en arriver à l’ouest. C’est pourquoi, elle ne tient
pas à ce que soit mise en danger sa « prétention de façonner la
société », son « expérience gouvernementale », un euphémisme
pour dire en jargon politique, le règlement des affaires du gouvernement
bourgeois, par le populisme de gauche tapageur de certains éléphants du WASG.
Autrement, comme le forum le précise dans sa déclaration, le parti La Gauche
« serait décroché par les exigences de la vraie vie ».
Deux ans de luttes factionnelles
internes, d’intrigues et de manœuvres ont précédé la fondation du
parti et ont failli à plusieurs reprises pousser l’ensemble du projet au
bord de la faillite. Le fait qu’il ait finalement été réalisé est dû à de
profonds changements sociaux. Le virage à droite du SPD, la participation à la
guerre et les coupes massives dans les acquis sociaux entrepris par le
gouvernement Schröder, mais avant tout l’adoption des lois Hartz IV
« réformant » les allocations familiales et l’assurance-chômage
a alimenté la fuite des adhérents du SPD et aliéné le parti des masses de
travailleurs, en laissant un vide politique dans lequel La Gauche s’est engouffrée.
Souvent le parti avait été surpris
par son propre succès électoral, comme ce fut le cas dernièrement lors des
élections du parlement de la ville-Etat de Brême où pour la première fois il est
élu au parlement d’un Etat en Allemagne de l’Ouest avec 8,4 pour
cent des voix. Et ceci en dépit du fait (ou plutôt parce que) le candidat tête de
liste à Brême n’avait été pas été accepté par la direction nationale du
parti et n’avait joui d’aucun soutien de Berlin.
Un sondage d’opinion révèle
que 47 pour cent des électeurs d’Allemagne de l’Est accueillent
favorablement la fondation du parti La Gauche ; et qu’avec un
pourcentage de 27 pour cent le parti se situerait entre le SPD (29 pour cent)
et la CDU (25 pour cent) si des élections législatives avaient lieu
aujourd’hui.
Les vagues espoirs qui sont liés à
la fondation de La Gauche sont toutefois bâtis sur du sable. Le parti est
fermement décidé à entraver l’évolution vers la gauche dont il a profité
lors des élections pour la faire passer dans le giron du SPD. Sa perspective
n’est pas de façonner un nouvel avenir, mais de faire revivre le passé.
Il exploite inlassablement
l’illusion que la politique sociale réformiste des années 1970 peut être
réanimée à l’époque de la mondialisation. Il ignore ainsi intentionnellement
le fait que cette politique a échoué dans le monde entier et que les partis sociaux
réformistes sans exception, y compris ses propres organisations
régionales qui assument des responsabilités gouvernementales, ont opéré un fort
virage à droite.
Chaque fois que les dirigeants du
parti s’expriment, le désir de coopérer avec le SPD se fait sentir dès que
ce dernier fait un geste de gauche. C’est ainsi que le fondateur de WASG,
Klaus Ernst, a annoncé au journal Tagesspiegel de Berlin, « nous
poussons le SPD vers la gauche. »
« La Gauche veut reprendre à
son compte certaines positions sociales-démocrates que le SPD
d’aujourd’hui a abandonnées au grand dam de ses électeurs et de ses
adhérents », a poursuivi Klaus Ernst. « Et il y aura des
intersections où le SPD se dirigera encore à gauche. De ce fait, il y aura
aussi des possibilités pour une politique commune, des coalitions, cela ne fait
pas de doute. Les conditions préalables sont toutefois que la social-démocratie
subisse un processus de purification interne. »
Il y a autant de chances à ce que
le SPD opère « à nouveau un virage à gauche » qu’il y a de
chances que le soleil se couche à l’est et se lève l’ouest. Le
virage à droite qu’il a opéré sous Gerhard Schröder n’est pas le
résultat d’une « trahison » de la part de certains individus,
mais de l’impossibilité de réconcilier les antagonismes de classe à
l’époque des marchés financiers mondiaux et de production mondiale, tout
comme c’est le cas d’ailleurs pour le virage à droite du Parti
travailliste britannique opéré sous Tony Blair, celui des socialistes français
sous Ségolène Royal ou des démocrates de gauche italiens sous Massimo
D’Alema. Ce n’est pas seulement le SPD en tant
qu’organisation qui a fait naufrage, mais le programme du réformisme
social que le parti La Gauche cherche à présent désespérément à réanimer.
Les paroles de Ernst, un
fonctionnaire royalement rémunéré du syndicat IG Metall, trahissent la crainte de
la bureaucratie syndicale que le gouffre qui ne cesse de se creuser entre le
SPD et la classe ouvrière puisse avoir des conséquences révolutionnaires. Ce
n’est pas par hasard que la WASG s’est formée en réaction aux
« réformes » des prestations sociales lorsque de nombreux électeurs
et adhérents se sont détournés du SPD et que les manifestations du lundi (qui
avaient précédé l’effondrement du Mur de Berlin en 1989) ont repris
spontanément.
Personne d’autre
qu’Oskar Lafontaine, le futur président de La Gauche et qui durant 40 ans
avait occupé des postes de responsabilité au sein du SPD, ne comprend mieux cela.
Lafontaine sait comment provoquer et faire du bruit pour accroître la
crédibilité du parti. Mais derrière ceci se cache un programme social-démocrate
de droite. Lui aussi espère entrer au gouvernement aux côtés du SPD. Lors
d’une conférence de presse, la semaine dernière, il a déjà posé ses
conditions : l’annulation des lois Hartz IV, l’introduction
d’un salaire minimum, le retrait des troupes allemandes
d’Afghanistan et le rétablissement de l’assiette de calcul des
pensions, alors « La Gauche formerait tout de suite un
gouvernement », déclara Lafontaine.
La Gauche veut à tout prix éviter
que les travailleurs et les jeunes ne tirent des conclusions révolutionnaires
de la crise de la société capitaliste et ne se tournent vers une perspective
socialiste. C’est pourquoi il encourage l’illusion que le
capitalisme peut être réformé. Une telle politique est dangereuse. La
frustration qui résulte inévitablement d’illusions déçues et de promesses
électorales non respectées forme le terreau qui nourrit les forces de
l’extrême droite. Au Mecklembourg-Poméranie et en Saxe Anhalt la
participation gouvernementale du PDS avait occasionné un accroissement
substantiel des votes pour l’extrême droite du DVU (Union du peuple
allemand) et du NPD (Parti national démocrate).
La Gauche dispose d’une
fondation qui porte le nom de Rosa Luxembourg. Tout comme les staliniens avaient
jadis fait embaumer Lénine en l’exposant publiquement afin d’en
chasser l’esprit révolutionnaire, La Gauche honore la mémoire de la
grande marxiste Rosa Luxembourg afin d’enterrer son caractère
révolutionnaire incisif.
Cela vaudrait la peine de relire
ce que Luxembourg écrivait il y a quelque 90 ans au sujet de la fondation du
Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne (USPD), l’ancêtre
idéologique de La Gauche. « Le Parti social-démocrate indépendant
d’Allemagne était de naissance un enfant faible et le compromis faisait
partie de sa nature même, » écrivait-elle. « Il était toujours à la
traîne des événements et des développements, ne marchant jamais en tête… Chaque
ambiguïté fulgurante semant la confusion dans l’esprit des masses …
récoltait son ardent soutien… Un parti de cette nature, qui serait
subitement confronté aux décisions historiques de la révolution devait par la
force des choses échouer lamentablement… sa politique, ses tactiques, ses
principes s’effritant comme du sable. »
Ces mots auraient pu être écrits à
l’occasion de la fondation du parti La Gauche. Cette escouade de vieillards
n’est pas un trait de lumière sur l’avenir, mais un regard vers le
passé, un obstacle politique que la classe ouvrière devra franchir le plus
rapidement possible.